dièses contre les préconçus

Discriminations syndicales : l’ambivalence des moyens de lutte judiciaire


Les discriminations syndicales perdureront tant que les condamnations ne seront pas lourdes et systématiques. Or, plusieurs obstacles procéduraux viennent limiter la force de l’arsenal juridique interdisant ces discriminations.
par #Inès Meftah — temps de lecture : 9 min —

Du grand groupe coté en bourse à la petite et moyenne entreprise, la discrimination syndicale perdure et se sophistique, en dépit des efforts déployés par les pouvoirs publics1Au sens large : c’est-à-dire législateurs, juges, inspecteurs du travail… pour tenter de l’enrayer. Imaginer les moyens de lutter contre ces pratiques implique donc autant d’en saisir les ressorts que de procéder à un état des lieux sans concession.

La discrimination2D. Lochak, « Réflexions sur la notion de discrimination », Dr. soc. 1987, p. 784 ; A. Lyon-Caen, « Variations sur la discrimination ou le pluriel derrière le singulier », in Le droit social, l’égalité et les discriminations, G. Borenfreund, I. Vacarie (dir), Dalloz, coll. Thèmes et Commentaires, 2013, p. 52. se définit comme une prise en considération par l’employeur de l’activité syndicale ou militante d’un salarié pour prendre toute décision concernant ce dernier. Si la discrimination cible un salarié pris individuellement, elle vise en réalité une collectivité de travail dans son ensemble. C’est au fond l’aptitude d’un groupe à créer des liens de solidarité, de camaraderie, et sa capacité à formuler des revendications ou des réclamations qui est visée à travers cette pratique.

Pour l’employeur, la discrimination syndicale a une double dimension : punitive et dissuasive. En effet, la discrimination est dissuasive, car à travers elle il s’agit de dissuader les salariés de s’organiser collectivement, de revendiquer des droits, et en définitive de se syndiquer. Mais elle est également punitive. Il s’agit de réprimer les récalcitrants qui auraient bravé cet interdit, et de le montrer ostensiblement aux autres afin qu’ils se gardent d’en faire de même.  

L’arsenal juridique pour faire face à de telles pratiques est significatif. En droit international et européen, l’article 14 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales prohibe les discriminations fondées sur « le sexe, la race, la couleur (…) les opinions politiques ou toutes autres opinions (…) ». L’article 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, et la convention C87 de San Francisco du 9 juillet 1948 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical prise par l’Organisation Internationale du Travail, posent le principe de la liberté syndicale et des droits syndicaux. En droit interne, un premier texte général, l’article L. 1132-1 du Code du travail, interdit toute prise en compte directe ou indirecte d’un des critères énumérés par ledit texte. Puis, un texte spécial, l’article L. 2141-5 du Code du travail, dispose qu’il « est interdit à l’employeur de prendre en considération l’appartenance à un syndicat ou l’exercice d’une activité syndicale pour arrêter ses décisions en matière notamment de recrutement, de conduite et de répartition du travail, de formation professionnelle, d’avancement, de rémunération et d’octroi d’avantages sociaux, de mesures de discipline et de rupture du contrat de travail ».

Pourtant, la discrimination syndicale demeure ancrée dans les relations sociales en entreprise. L’hypothèse ici formulée est que cette discrimination perdurera tant que les condamnations ne seront pas systématiques et dissuasives. Or, en la matière, les obstacles procéduraux à la condamnation des employeurs contrastent grandement avec la force de l’arsenal juridique prohibant ces pratiques. Les poches de résistances concernent surtout deux domaines : la preuve et la prescription.

La preuve de la discrimination syndicale au prisme des panels

Définie comme « la réalité d’un fait ou de l’existence d’un acte juridique »3« Preuve », Lexique des termes juridiques. Dalloz., la preuve est au cœur de l’édifice judiciaire car on ne peut condamner un employeur pour discrimination syndicale sans preuve. Si, devant les Conseils de Prud’hommes, cette preuve est libre, elle n’en demeure pas moins un passage obligé pour le salarié qui espère faire reconnaître et condamner un employeur pour discrimination syndicale.

Toutefois, compte tenu de la difficulté pour le salarié à démontrer l’existence d’une discrimination syndicale, un système spécifique a été mis en place pour alléger le salarié de ce fardeau.

Malgré cela, la preuve de la discrimination syndicale est particulièrement délicate à apporter, en dépit de l’aménagement probatoire dont elle bénéficie. Régi par l’article L. 1134-1 du Code du travail, ce système probatoire organise l’administration de la preuve en deux séquences. Dans un premier temps, il appartient au salarié qui s’estime victime de discrimination syndicale d’apporter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination. Cela implique que le salarié n’a pas à apporter la preuve de la discrimination, mais qu’il lui revient d’établir des « éléments de fait susceptibles de caractériser une atteinte au principe d’égalité de traitement ». Puis, dans un second temps, il appartient alors à l’employeur de démontrer que la ou les mesures litigieuses sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination syndicale.

Malgré ce régime de la preuve aménagé, il est très difficile d’apporter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination syndicale. En effet, il faut des éléments tangibles et concrets : les sentiments personnels et le climat de l’entreprise ne suffisent pas. Plus avant, s’il est un domaine dans lequel la preuve a une coloration particulière, c’est en matière de stagnation de carrière. Cela dans la mesure où les actions discriminatoires sont constantes et protéiformes. C’est dans ce contexte que des stratégies probatoires assez sophistiquées ont été élaborées afin d’apporter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination syndicale : le panel ou la preuve statistique.

Qu’est ce qu’un panel ? Une méthode probatoire qui « se caractérise par la comparaison de la carrière du demandeur, avant et après la prise d’un mandat, avec celle de l’évolution moyenne d’un groupe de référence (syndiqués ou non) ». Ces « panels » sont construits à partir d’un triptyque. En premier lieu, il s’agit de recueillir des éléments factuels relatifs à une liste de salariés recrutés à la même époque, soit avec un niveau de formation ou de qualification équivalent, soit au même coefficient. L’opération consiste à établir un groupe de comparaison pertinent et significatif. Ensuite, les éléments recueillis sont analysés afin de permettre l’élaboration d’histogrammes et de tableaux retraçant les carrières des salariés composant l’échantillon de référence. Enfin, les demandeurs à l’action comparent les déroulements de carrière des militants syndicaux aux autres, afin d’étayer l’existence d’une distorsion dans l’évolution de carrière, laquelle serait constitutive d’un élément de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination syndicale4R. Spire, « Agir contre la discrimination syndicale au travail : le droit en pratique », Dr. ouvr. 2006, p. 170..

Le plus souvent, les graphiques élaborés tendent à établir en image un décrochage dans la carrière au moment de la prise de mandat et persistant dans le temps au détriment du demandeur, alors qu’une telle stagnation n’est pas observée pour les autres salariés composant le panel.

La méthode du panel est admise par la Cour de cassation sans qu’elle soit figée dans ses modalités techniques, l’appréciation de la composition du panel relevant de l’appréciation souveraine des juges du fond. Suivant cette méthode, les termes et les modalités techniques de la comparaison sont essentiels à la démonstration.

Toutefois, ce mode de preuve est particulièrement ambivalent. En effet, loin de subir ce mode de preuve, les employeurs proposent dorénavant des contre-panels. Ayant plus de données sur les salariés, les employeurs peu scrupuleux sont alors en mesure de diluer dans un ensemble plus vaste le panel des salariés discriminés pour tenter d’établir l’absence de discrimination. D’autre part, l’établissement de panels, et les discussions autour des salariés qui doivent y être intégrés ou retirés (ou autour de leurs caractéristiques propres), conduisent à déplacer le centre de gravité du débat. Il n’est alors plus question de la carrière d’un militant malmené en raison de son engagement, mais des variables à intégrer ou retirer pour démontrer ou non la discrimination.

Ainsi, ce moyen de preuve qui était un instrument efficace s’est avec le temps retourné contre les salariés et peut constituer un obstacle à la reconnaissance de la discrimination syndicale. Et la preuve n’est pas le seul élément ambivalent : la prescription aussi joue un rôle significatif.  

Le verrou de la prescription

La prescription est définie à l’article 2219 du Code civil comme « un mode d’extinction d’un droit résultant de l’inaction de son titulaire pendant un certain laps de temps ». À travers ce dispositif le législateur « pose une limite temporelle à la protection judiciaire des droits »5S. Amrani-Mekki, Le temps et le procès civil, Dalloz, coll. Nouvelle bibliothèque des thèses, vol. 11, 2002, p. 32.. Cette limite est le fruit d’un compromis entre les intérêts du titulaire d’un droit qui tarde à en revendiquer le bénéfice en justice et les considérations liées à la sécurité juridique. En matière de discrimination en général, et de discrimination syndicale en particulier, la prescription est systématiquement soulevée par les employeurs. Alors que ce délai de prescription était trentenaire, il a été réduit à cinq ans. Ce qui n’est pas sans poser des difficultés, car la discrimination syndicale ne se révèle qu’avec le temps.

Dans ces circonstances, il faut replacer l’article L. 1134-5 du Code du travail au cœur de la réflexion. Il dispose que « l’action en réparation du préjudice résultant d’une discrimination se prescrit par 5 ans à compter de la révélation de la discrimination. Ce délai n’est pas susceptible d’aménagement conventionnel. Les dommages et intérêts réparent l’entier préjudice résultant de la discrimination, pendant toute sa durée ».

En matière de discrimination syndicale, la loi prévoit que le droit d’agir sur ce fondement est éteint par l’écoulement d’un délai de cinq ans. Et le point de départ du délai n’est pas à compter des faits de discrimination, mais bien à compter de leur révélation. 

Toutefois, ni la loi, ni la jurisprudence ne définissent ce que signifie concrètement cette notion de « révélation ». Elle est aujourd’hui centrale dans l’ensemble des dossiers relatifs à la discrimination syndicale. À cet égard, plusieurs points doivent être précisés. En premier lieu, il s’agit d’une notion qui doit être subjective. Dans cette perspective, il importe donc peu que le salarié ait pu avoir objectivement en sa possession des éléments de fait de nature à révéler une discrimination syndicale. Aussi longtemps qu’il ne détenait pas les éléments d’analyse qui permettaient de prendre conscience de cette discrimination à son sujet, il ne peut être considéré qu’elle aurait été « révélée ».

Rompues aux pratiques de discriminations syndicales qu’elles ont érigées en mode de gestion des relations sociales à l’égard des syndicats, certaines directions ont parfaitement intégré cette notion de révélation dans leurs stratégies. Ainsi, chaque année, certaines d’entre elles remettent à leurs salariés des lettres dites « de transparence » pour leur permettre de faire le point sur leurs propres avancements comparativement aux autres collègues relevant de leur catégorie professionnelle. En cas de contentieux, cette pratique permet aux directions de soutenir que le salarié qui se prétend victime de discrimination syndicale avait entre les mains l’ensemble des éléments, et qu’une éventuelle discrimination – dont ils contestent par ailleurs vigoureusement l’existence – aurait été révélée par la distribution de ces documents. En conséquence, l’action du salarié serait prescrite. Ainsi, il apparaît que la notion de révélation – lorsqu’elle est conçue étroitement – peut être instrumentalisée, et qu’il faut lui préférer une approche subjective, qui repose sur la compréhension qu’a le salarié des éléments qui sont à sa disposition.

Consciente des difficultés liées à au raccourcissement des délais de prescription par le législateur et du maniement délicat de la notion de révélation, la Chambre sociale de la Cour de cassation a rendu un arrêt des plus intéressants le 30 mars 20216Cass. soc., 31 mars 2021, n°19-22.557. P ; M. Peyronnet, « Absence de prescription des discriminations continuant à produire leurs effets », Dalloz Actu, 28 avril 2021 ; J. Icard, « Le régime sibyllin de la prescription applicable à la discrimination continue », SSL. 2021, n° 1958, I. Meftah, « Discrimination syndicale dans le déroulement de carrière et prescription », RDT. 2021, p. 464.. Elle retient que pour la discrimination dans le déroulement de carrière, le point de départ de la prescription ne commence à courir qu’à compter du dernier acte de discrimination, même si la notion a été « révélée » avant au salarié. Tant et si bien que le délai de cinq ans ne commence à s’écouler qu’à partir du premier jour de départ à la retraite. Cet arrêt est salutaire et démontre, s’il en était encore besoin, que les mécanismes liés à la lutte contre les discriminations nécessitent un effort intellectuel et juridique continu. Et ce n’est qu’à ce prix que l’ambivalence ne devient pas une fatalité.

Inès Meftah est maîtresse de conférences en droit privé à l’Université de Strasbourg.


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