dièses contre les préconçus

Zoologie queer


Botos mâles, lionnes, renardes rousses, ours noirs, oies des neiges, lézards, mouflons, cygnes noirs, poissons-clowns... Les comportements sexuels de ces espèces montrent tous, à leur façon, les limites des discours hétéronormatifs.
par #millefolium — temps de lecture : 10 min —

« We’re Deer. We’re Queer. Get Used to It. A new exhibit in Norway outs the animal kingdom. »

Alisa Opar

Cet article est le premier d’une série d’articles s’attardant à des écrits récents enchevêtrant magnifiquement les théories queers et les sciences biologiques. Beaucoup de place sera laissée dans ceux-ci au livre Biological Exuberance, Animal Homosexuality and Natural Diversity, de Bruce Bagemihl, et à l’ouvrage collectif Queer Ecologies, édité par Catriona Mortimer-Sandilands et Bruce Erickson. On trouvera aussi quelques références à Evolution’s Rainbow de Joan Roughgarden. Dans ce premier article, je me contenterai d’énumérer quelques-unes des observations d’animaux (principalement des oiseaux et des mammifères considérant que c’est ce que recense Biological Exuberance) ayant des comportements non hétérosexuels (pour le dire simplement). Dans le deuxième article, je partagerai en grande partie le travail de Bruce Bagemihl visant à dévoiler l’hétérosexisme de la science et spécifiquement de la zoologie. Je crois bien que dans le troisième article, je tenterai d’exposer le grand débat que fait surgir toutes ces occurrences de comportements sexuels non reproductifs chez les darwinistes. Finalement, un quatrième article nous mènera à explorer les contrées bien plus queers de la sensualité du monde, parsemées d’érotisme, de symbiogenèse et de biophilie. Peut-être même que tout ça me donnera envie d’écrire sur le rapport spirituel au monde qu’est pour moi, et pour tant d’amies, l’anarchie. Une anarchie qui ridiculise la recherche désespérée de contrôle sur le monde, qui accueille parfois avec tristesse, parfois avec reconnaissance la variabilité des formes, qui célèbre l’abondance, qui pourfend le suprémacisme humain, qui haït le racisme et le patriarcat et tant d’autres choses encore. Nous en reparlerons.

Bestiaire queer

Nos imaginaires entourant la sexualité des animaux sont vastes et contradictoires. De la bestialité vulgaire qu’on attribue vaguement à tous les animaux sauvages à la monogamie glorifiée des manchots empereurs, tant de choses ont été dites, redites et contredites. Beaucoup de ce qui suit n’est qu’une traduction d’extraits de Biological Exuberance. L’auteur y décrit des comportements sexuels avec une extrême froideur scientifique avec pour objectif de visibiliser une partie jusqu’alors oblitérée de ce que sont ces sexualités animales. Notons que dans ces extraits, on décrit des scènes d’affection, de séduction, d’organisation familiale, mais aussi de violence sexuelle.

  • Le protozoaire unicellulaire Tetrahymena thermophilia possède sept sexes différents et peut se reproduire en 21 combinaisons.
  • « Les botos mâles [dauphins d’eau douce vivant en Amazonie] participent à une grande variété d’interactions homosexuelles, incluant des copulations au cours desquelles ont lieu trois différents types de pénétration : un mâle peut insérer son pénis en érection dans la fente génitale de son compagnon, dans son anus ou dans son évent [blowhole]. Ils peuvent aussi frotter leurs ouvertures ou leurs sexes les uns contre les autres. Les couples de mâles qui interagissent sexuellement affichent une grande affection l’un pour l’autre, se caressant avec leur bec ou leurs nageoires, s’effleurant constamment, nageant côte-à-côte en gardant toujours un contact physique, allant respirer à la surface simultanément, ou jouant et se reposant ensemble. Un boto mâle a été aperçu prenant délicatement la tête entière d’un tucuxi [une autre espèce de dauphin] dans sa bouche dans un geste apparemment affectueux. »
  • « Chez les lionnes, les interactions homosexuelles sont souvent initiées par une lionne qui en poursuit une autre pour ensuite se faufiler en dessous d’elle et l’encourager à la monter. Un certain nombre de comportements aussi associés à la copulation hétérosexuelle ont alors lieu, incluant ceux consistant à mordre doucement le cou de l’individu du dessous, à grogner, à faire des mouvements de va-et-vient et à rouler sur son dos à la fin. Parfois, les lionnes s’alternent pour se monter. »
  • « [Roughgarden soutient que] les bruants à gorge blanche ont « quatre genres, deux mâles et deux femelles ». Ces genres se distinguent par la présence d’une bande blanche ou brune-rousse, correspondant respectivement à un comportement plus agressif et territorial ou à un comportement plus accommodant. Pour ce qui est de la sexualité, il s’avère que 90% des accouplements impliquent un oiseau à bande blanche et un oiseau à bande brune-rousse, peu importe de quel sexe. »
  • « Une fraction seulement des renardes rousses se reproduit – au moins un tiers des femelles (en fonction de la population) ne se reproduit pas et dans certains endroits, c’est le cas pour jusqu’à 95% des renardes. Plusieurs mécanismes produisent ce « contrôle des naissances ». Certaines renardes ne s’accouplent tout simplement pas, ou pas avec des mâles, ou alors n’entrent pas en chaleur. Dans d’autres cas, les renardes tombent enceintes, mais avortent régulièrement ou abandonnent leurs petit·e·s une fois né·e·s. »
  • « Les ours noirs et les grizzlys juvéniles (sexuellement immatures) prennent aussi part à des activités sexuelles entre eulles, incluant se monter et se lécher la vulve. »
  • « Les hyènes tachetées femelles possèdent une configuration génitale extraordinaire qui les rend presque indistinguables des mâles : leur clitoris est en moyenne 90% de la longueur du pénis des mâles (près de sept pouces de long) et égal en terme de diamètre ; il peut être en complète érection. De plus, les lèvres sont fusionnées et ressemblent à un « scrotum » contenant du gras et des tissus conjonctifs qui pourraient être des testicules. Il n’y a pas d’ouverture vaginale, au lieu de quoi les femelles copulent et accouchent (et urinent) par le bout de leur clitoris. L’accouplement hétérosexuel est accompli par la rétractation du clitoris à l’intérieur de l’abdomen, le retournant pour ainsi dire à l’envers pour former le passage à l’intérieur duquel le mâle pourra insérer son pénis. On a aussi observé des femelles en montant d’autres, leur clitoris en érection. La pénétration clitoridienne peut aussi avoir lieu, quoi que ce ne soit pas commun. »
  • « Les interactions homosexuelles chez les hérissons à grandes oreilles femelles impliquent énormément de séduction et de comportements affectueux en plus d’expériences sexuelles directes consistant fréquemment en du sexe oral. Une interaction lesbienne typique commence, souvent au crépuscule, avec deux femelles se frottant l’une contre l’autre, se glissant contre le corps de leur partenaire et se câlinant. Une femelle peut aussi ramper directement en dessous de l’autre, glissant de son cou à son ventre. Durant les contacts sexuels, les femelles lèchent, sentent et mordillent intensivement les organes génitaux l’une de l’autre. Parfois, pour avoir un meilleur accès, une femelle soulèvera l’arrière-train de l’autre dans les airs avec ses pattes et sa mâchoire, soulevant complètement les pattes arrières de sa partenaire du sol tout en continuant à la lécher. »
  • « Chez les oies des neiges, on observe des cas de parentage lesbien. Les couples de femelles ont une relation très puissante : lorsque l’une d’elle est loin de sa partenaire, celle-ci se met à l’appeler bruyamment jusqu’à ce qu’elle revienne. Le couple se bâtit un seul nid dans lequel chaque femelle pond des œufs. Les deux oiseaux prennent des tours à couver les œufs (dans les couples hétéros, les mâles ne couvent pas). Puisque certaines femelles dans ces relations copulent parfois avec des mâles, certains des œufs sont fertiles. Quand ils éclosent, les deux oies élèvent les oisons et les défendent contre les intrus et les prédateurs en se tenant au-dessus d’eulles avec leurs ailes bombées. Aucun écrit ne relate l’observation de couples homosexuels mâles chez les oies des neiges, bien que l’on ait parfois observé des relations se développant entre une oie des neiges mâle et une bernache du Canada mâle. Les deux oiseaux deviennent compagnons stables, se suivant et se perchant près l’un de l’autre, bien que la construction d’un nid et la copulation n’aient habituellement pas lieu. Quoi qu’il en soit, des oies des neiges mâles se montent parfois entre eux quand ils participent à des « viols collectifs ». Chez cette espèce, on observe souvent des mâles harcelant sexuellement des femelles, les pourchassant et les forçant à copuler. Dans certains cas, d’autres mâles se rassemblent en de larges groupes de « spectateurs » – contenant parfois de 20 à 80 mâles – pour observer et peut-être même joindre les actes. Il arrive que des mâles se montent dans le cadre des activités sexuelles qui s’en suivent. »
  • « Certains cygnes noirs mâles forment des couples homosexuels stables et durables. Comme chez les couples hétérosexuels, les partenaires homosexuels restent souvent ensemble plusieurs années. Souvent, les deux mâles exécutent la « cérémonie de salutation », une performance manifestant le sérieux d’une relation et aidant à solidifier et renforcer leur association : les oiseaux se font face, soulèvent leurs ailes (les agitant parfois pour exposer leurs plumes blanches) et crient à plusieurs reprises, leur cou en extension et leur bec haut. Les mâles formant des couples homosexuels prennent aussi part à une parade de séduction connue sous le nom d’« immersion de la tête ». Dans cette performance – un prélude à la copulation – les deux oiseaux se trempent de façon répétée la tête, puis le cou, puis finalement tout le corps dans l’eau, faisant comme des vagues pour de longues périodes de temps, parfois 20 à 25 minutes. Cette parade peut mener à une interaction sexuelle, bien que si l’un des mâles ne veut pas participer il puisse répondre agressivement aux tentatives de son partenaire. » 
  • « Roughgarden explique que la plupart des mouflons canadiens vivent dans des « sociétés homosexuelles », se courtisant et copulant avec les autres mâles via des pénétrations anales. Ce sont les mâles non homosexuels qui sont considérés « aberrants » : « Les quelques mâles qui ne participent pas à des activités homosexuelles ont été étiquetés mâles « efféminés »… Il diffère des « mâles normaux » en ce qu’ils vivent avec les brebis plutôt que de joindre un groupe de béliers. Ces mâles ne dominent pas les femelles, sont généralement moins agressifs et ils adoptent la posture accroupie des femelles pour l’urination. Ces mâles refusent de se faire monter par d’autres mâles. »
  • Plusieurs espèces de lézards se reproduisent asexuellement, par parthénogenèse. La découverte a d’abord été faite par des scientifiques ne trouvant aucun mâles chez certaines populations isolées de lézards. On dénombre maintenant plusieurs espèces de lézards composées uniquement de femelles, dont le gecko Lepidodactylus lugubris. On a observé des cas de parthénogenèse chez plusieurs espèces d’insectes, de reptiles, d’amphibiens, de poissons et d’oiseaux : des serpents, des requins, des dindes, des dragons de komodo et plusieurs autres encore, certaines en captivité, d’autres libres.
  • « De tous les animaux capables de changer de sexe, les poissons sont les plus connus. […] Tous les poissons-clowns naissent mâles. Le mâle le plus dominant du groupe deviendra une femelle. Il n’y a qu’une femelle par groupe. Si elle meurt, c’est habituellement le plus gros mâle qui changera de sexe et prendra sa place. Les labres, quant à eux, font l’inverse. Leurs groupes sont constitués de plusieurs femelles et d’un mâle. Comment tout cela fonctionne est encore mystérieux, mais le processus semble consister en un changement massif de niveaux d’hormones et la transformation des testicules en ovaires. Le labre peut compléter sa transformation en aussi peu qu’une semaine. Alors qu’on a longtemps cru que cette caractéristique était rare, des changements de sexe ont aujourd’hui été observés chez plusieurs douzaines de familles de poissons. »

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Cette liste d’exemples de caractéristiques ou de comportements sexuels ne fait qu’effleurer le sujet de ce à quoi ressemblent les sexualités des animaux. Ce premier article se voulait accessible et cherchait tout simplement à ouvrir nos horizons sur la diversité d’existences et de pratiques sexuelles qu’on peut observer chez les autres animaux. Certains animaux ont beaucoup de partenaires sexuels, d’autres un·e seul·e. Parfois il s’agit de partenaires d’un certain sexe, ou d’un autre, ou d’un autre encore, ou de plusieurs de ceux-ci. Certains animaux sont intersexués, d’autres changent de sexe au cours de leur vie. Certaines se reproduisent sexuellement, d’autres asexuellement, d’autres font du sexe sans se reproduire, d’autres encore ne font pas de sexe et ne se reproduisent pas. Certaines font de longues et nombreuses parades avant de copuler, d’autres pas, pour d’autres encore la sexualité est souvent violente. Certaines préfèrent le sexe oral. Chez certains groupes, la sexualité est très importante socialement, pour d’autres non ; etc.

Je ressors profondément épuisé par les recherches faites pour écrire cet article. D’une part, c’est le langage scientifique lui-même qui m’épuise émotionnellement. L’indifférence, l’extraction de soi qui se prétend objectivité, le regard scrutateur. D’autre part, les méthodes scientifiques impliquent souvent une grande dose de violence invisibilisée lors de la description des résultats. J’ai lu l’enthousiasme des uns révélant les résultats de leur dissection d’un requin intersexué capturé par erreur dans un filet. Les photos de chasseurs posant avec le cadavre d’un chevreuil les jambes ouvertes pour la même raison. La capture de centaines de bébés serpents pour prouver la parthénogenèse. La capture, l’intoxication, la manipulation froide de tant d’autres, parfois pour les relâcher un appareil électronique au pied ou une puce sous la peau, parfois pour les garder en captivité jusqu’à ce que leur vie ne soit plus utile et qu’on les abatte. Sans parler des expériences ridicules qui sont effectuées impliquant parfois l’insertion d’objets dans le crâne de certain·e·s, ou la mutilation de certaines parties du corps. Et même quand les expériences ne sont pas aussi grossièrement violentes, elles sont terribles.

Laissez-moi conclure en vous partageant cet exemple. Il s’agit d’une expérience où on isole une femelle molly dans un aquarium et on lui présente des vidéos d’un petit mâle qui s’active sexuellement autour d’un grand mâle plutôt passif. Dans l’aquarium se trouvent des photos du petit mâle et du grand mâle. Après les vidéos, la femelle se met à se tenir plus près de la photo du petit mâle. Les résultats sont immédiatement repris par plein de sites de nouvelles avec les pires titres du monde : « Fish Go Gay To Improve Odds Of Mating » ou « Male Fish Uses Bisexuality to Lure Females », ou encore « Male Atlantic Molly Fish Engage in Homosexual Acts to Attract Females ». Les résultats de cette expérience ont été victorieusement repris publiquement et je crois que c’est parce qu’ils viennent « résoudre » l’énigme de l’homosexualité animale d’une manière qui renforce le discours dominant hétérosexiste simpliste sur l’évolution. Mais ça on en reparle dans le troisième article de cette série.

La suite de ce dossier peut être retrouvée sur contrepoints.media, où elle a été publiée une première fois. Le quatrième et dernier article de cette série est lui prévu pour les prochains mois.


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