dièses contre les préconçus

Lutter contre l’islamophobie : la pédagogie contre l’instrumentalisation ?


Pour Christophe Naudin, le besoin de dénoncer les discours et les lois islamophobes ne devrait pas nous mener au déni des mobiles réels des terroristes, qu'ont révélés les enquêtes de presse et de justice.
par #Christophe Naudin — temps de lecture : 5 min —

Le 10 novembre 2019, j’ai choisi de participer à la manifestation contre l’islamophobie, malgré mes désaccords politiques profonds avec la plupart des organisateurs. L’ambiance du pays devenait insupportable, les polémiques s’enchainant, jusqu’à l’attentat contre la mosquée de Bayonne. Il ne s’agissait plus de faire le concours malsain du plus grand nombre d’actes racistes mais de constater que, des médias aux politiques, la parole islamophobe s’était totalement décomplexée. En tant que victime de l’attentat jihadiste contre le Bataclan, ma démarche n’a pas toujours été comprise, et j’ai subi des insultes et des menaces, comme d’autres avant (et après) moi. Je reste toutefois persuadé que c’était nécessaire.

Depuis, la situation s’est dégradée. La manifestation était pourtant un succès, il y avait du monde, musulman‧e‧s et non musulman‧e‧s, des familles, une ambiance bon enfant. Malheureusement, les provocations de certains organisateurs, et la focalisation des médias sur quelques manifestants isolés aux parallèles historiques douteux, n’ont pas permis de construire une vraie contre-offensive constructive à l’islamophobie. Les divisions au sein du collectif des organisateurs, et sa dissolution, ont certainement mis un terme définitif au processus engagé.

Moins d’un an après cette marche, Samuel Paty est assassiné par un jihadiste, et un cap est passé dans l’opinion. Le gouvernement en profite pour faire voter sa « loi sur le séparatisme ». Comme un an auparavant, ce n’est plus strictement le jihadisme, ni même l’islam politique qui sont visés, mais l’islam en tant que tel, quand il est estimé « pas assez républicain ». Ce flou permet tous les excès, comme l’a montré la dissolution express du CCIF et de Barakacity. Ce rejet de l’islam n’est pas explicite dans la loi mais les discours des politiques et de certains médias ne font plus véritablement la distinction. La zemmourisation des esprits semble arrivée à son terme, même s’il est difficile de voir son réel impact sur la population : en effet, même si les chiffres des actes islamophobes montent (et parfois redescendent), ils ne sont pas véritablement en proportion de la déferlante islamophobe que l’on peut remarquer dans certains médias et discours politiques. Alors que nous entrons dans une année d’élection présidentielle, la situation devient tout de même de plus en plus inquiétante…

La peur de l’amalgame est mauvaise conseillère

Chaque attentat, depuis 2012, a provoqué sa litanie « d’analyses », « d’explications », qui se sont avérées au mieux simplistes et donc erronées, et au pire être des instrumentalisations politiques. Dans mon Journal d’un rescapé du Bataclan, je passe de longs mois à pester contre une partie de ma famille politique (la gauche) qui refuse de nommer les choses, par peur de l’amalgame. Cet aveuglement empêche de comprendre, et donc de faire comprendre. Les conséquences sont là aujourd’hui. Insister sur la théorie des « loups solitaires », minimiser voire nier le danger jihadiste, puis expliquer les attentats uniquement par le prisme social (les terroristes ont mitraillé des terrasses auxquelles ils n’avaient pas accès à cause de la discrimination) ou anti-impérialiste (les attentats sont une réponse aux bombardements en Syrie et en Irak), et balayer d’un revers de main les raisons religieuses, c’est se tromper complètement. Et on voit bien que cela n’a pas évité les amalgames, bien au contraire. Il fallait parier sur l’intelligence des gens pour monter un contre-discours aux islamophobes, en insistant sur la complexité et la nuance, sans crainte d’une confusion entre tous les musulmans et les jihadistes.

Peine perdue. Suite à l’attentat contre Samuel Paty est parue dans L’Obs une tribune signée par des scientifiques et des peoples qui estimaient qu’il fallait « sortir du déni » (sic), et pointer la responsabilité de l’Occident dans les attentats. Peu importe que cela avait déjà été fait depuis très longtemps, et qu’aucun spécialiste sérieux n’écarte totalement les explications qui précèdent. Il fallait répondre aux récupérations islamophobes de l’assassinat de Samuel Paty, en choisissant les sources qui allaient dans le discours recherché : l’Occident fabrique les terroristes qui le frappent. Un biais systématique. Cette tribune caricaturale semble confirmer qu’il ne faut plus compter sur cette partie de l’échiquier politique pour faire de la pédagogie et construire un discours solide, argumenté, contre l’islamophobie. Cela ne rend guère optimiste, car vers qui se tourner ? Peut-on espérer malgré tout un sursaut ?

Protéger les victimes de toute instrumentalisation

Le procès des attentats du 13-novembre, qui s’ouvre le 8 septembre, est peut-être la dernière occasion. Certes, le contexte actuel, une année d’élections présidentielles, n’aide pas à la sérénité, et ces mois à venir promettent d’être violents, en particulier pour les victimes. L’instrumentalisation récente de photos de victimes par les militants d’Éric Zemmour a donné le ton. Pourtant, à l’image du procès des attentats de janvier 2015 qui a eu lieu l’année dernière, on peut espérer que les débats permettent d’enfin mieux « comprendre et expliquer » les attentats jihadistes. Étant partie civile de ce procès, j’ai déjà pu constater qu’il y avait de nombreuses différences entre ce que l’on entendait sur les plateaux de télévision ou lisait sur les réseaux sociaux et les faits, notamment sur les motivations des attentats ou le parcours des terroristes. Un exemple : le rôle des frappes aériennes françaises en Syrie en septembre 2015, trop souvent mises en avant pour expliquer les attentats comme une réponse à cette action militaire. Or, l’enquête (et les travaux de journalistes comme Matthieu Suc) a montré que ces frappes étaient sans doute destinées à supprimer des jihadistes organisant des attentats, ces derniers ayant de toute façon été planifiés bien avant.

Ce procès doit donner la parole aux victimes, et les protéger des instrumentalisations. Il doit aussi condamner les protagonistes de ces attentats, après leur avoir donné la parole, comme le prévoit le droit. Mais, selon moi, il doit surtout faire œuvre de pédagogie. L’ampleur du procès est « historique ». Il sera filmé, les historiens et documentaristes pourront l’utiliser comme source dans quelques décennies. Avant cela, les enseignants, dont je suis, pourront s’en emparer pour nourrir leurs cours. Quant aux journalistes qui vont en faire le compte-rendu quotidien, et même aux politiques honnêtes qui vont le commenter, ils auront la lourde responsabilité de ne pas permettre la récupération. Dans le cas contraire, avec l’élection présidentielle, le pire est à craindre.

Christophe Naudin est historien. Il a notamment publié Charles Martel et la bataille de Poitiers (Libertalia, 2015) et Journal d’un rescapé du Bataclan (Libertalia, 2020).


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