dièses contre les préconçus

L’État, les sans-abris et l’espace public


« La présence ou le comportement de sans-abris [sont souvent] jugés problématiques à proximité de quartiers aisés ou touristiques, mais acceptables dans les quartiers défavorisés. »
par #Pierre Auriel — temps de lecture : 10 min —

Depuis 1994, être un vagabond ou un sans-abri n’est plus un délit. Toutefois, les sans-abris1Ce terme désigne ici l’ensemble des personnes vivant à la rue ou dans des lieux qui ne sont pas faits pour être habités. Cela exclut les personnes vivant dans des hébergements temporaires mais cela inclut ceux qui ayant un domicile, choisissent de vivre à la rue de manière temporaire, transitoire ou permanente. peuvent gêner, déranger, voire inquiéter les habitants d’un quartier. En utilisant les rues, les places, les squares ou les jardins, pour dormir, manger, uriner ou se laver, ils détournent ces lieux de leur usage habituel. Peu nombreux – quelques dizaines de milliers de personnes –, ils sont pourtant particulièrement visibles. Expression la plus radicale de la précarité sociale, repoussoir évident pour le reste de la société, vivant dans des conditions empêchant de prendre soin de leur apparence, de leur hygiène et de leur santé, ils peuvent être des sources de nuisance pour les autres habitants du quartier2Encore faut-il préciser que cette présence ou ces comportements ne sont vécus comme une nuisance que par ceux qui y sont le plus directement confrontés. Voir Marie Loison-Leruste, Habiter à côté des SDF : représentations et attitudes face à la pauvreté, l’Harmattan, Paris, 2014.. Bien que fréquemment inoffensifs, ils peuvent troubler l’ordre public et empêcher d’accéder aux rues, places ou jardins.

Pour prévenir ces troubles, les pouvoirs publics3Une question centrale ne sera pas traitée ici : celle des lieux ouverts au public appartenant à une personne privée, personne privée qui possède alors un pouvoir de contrôle sur les comportements dans ces lieux. Sur ce point, voir Stéphanie Hennette-Vauchez, « The Mall », RFDA, no 6, 2020. Or, les personnes privées n’ont pas nécessairement les mêmes objectifs, moyens et critères pour agir vis-à-vis des populations marginales. Plus largement, la question de la répartition des compétences y compris entre les différentes autorités publiques ne sera pas évoquée. adoptent des politiques variées : un camp de migrants aux portes d’une grande ville, un rassemblement de consommateurs de drogues autour d’une bouche de métro, une bande de routards dans une petite ville l’été ou un homme installé dans un quartier depuis des années nécessitent des réponses différentes. Toutefois, par-delà cette diversité, ces politiques sont porteuses d’un risque commun : concentrer les sans-abris dans les quartiers les plus défavorisés. En effet, le pouvoir discrétionnaire dont les pouvoirs publics disposent pour limiter les droits et libertés des sans-abri rend possible une relégation de ces populations aux marges des villes.

Des politiques variées

Pour empêcher les sans-abris de nuire à la paix publique ou aux droits d’autrui, deux grandes stratégies ont été employées :

  • Créer des structures d’hébergement et d’accompagnement dont l’objet est notamment de prendre en charge les causes des comportements problématiques : précarité sociale, absence de travail, situation administrative irrégulière, addictions, troubles psychiques, etc.
  • Restreindre les droits et libertés des sans-abris afin de les empêcher de troubler l’ordre dans les lieux publics. Il ne s’agit plus alors d’agir sur les causes des troubles mais d’exclure directement les présences ou les comportements problématiques.

L’enfermement est l’expression la plus radicale de cette seconde stratégie. Si le ramassage de tous les sans-abris est désormais prohibé4Julien Damon, La question SDF, Paris : PUF, 2021., d’autres dispositifs permettant la privation de liberté de ceux troublant l’ordre public sont encore employés par les autorités publiques. Ces mesures extrêmes sont complétées par des solutions aux effets plus limités. En particulier, des arrêtés municipaux ont été adoptés afin d’interdire des comportements attribués aux sans-abris ou, plus largement, aux populations jugées indésirables. Par exemple, des maires ont prohibé la mendicité, la consommation d’alcool, la fouille de poubelles, la présence de chiens ou le stationnement prolongé dans les centres-villes de leur commune. Des interdictions de boire, de manger ou de dormir dans des lieux publics ont également été décidées. Ces mesures permettent d’éloigner les sans-abris de ces quartiers en restreignant leur capacité à s’y maintenir. De même, lorsque des sans-abris s’installent au point de former des camps, des évacuations peuvent être décidées. Ainsi, dans une affaire concernant l’évacuation d’un camp installé par l’association Les Enfants de Don Quichotte dans le centre-ville d’Aix-en-Provence, la Cour de cassation a admis la possibilité pour un maire de mettre fin à l’occupation des voies publiques par une dizaine de sans-abris pendant plusieurs semaines, y compris s’il s’agissait pour ces personnes de protester contre l’absence de logements. Enfin, le recours à des aménagements urbains, et notamment à un mobilier spécifique, permet d’empêcher le maintien prolongé de sans-abris dans des lieux ouverts au public.

Les limites de l’action des pouvoirs publics

Pour les sans-abris, la prohibition des usages prolongés ou inhabituels des rues entraine une restriction de la liberté d’aller et venir et une renonciation à des besoins élémentaires. Ils sont fréquemment contraints de réaliser, dans les lieux publics, « les activités humaines les plus élémentaires ». De même, leur expression, notamment politique – ainsi que le soulignent les affaires entourant l’évacuation de camps soutenus par des associations –, ne peut se déployer que dans ces lieux.

En principe, les restrictions des droits et libertés doivent être proportionnées aux intérêts qu’elles sont censées protéger : une restriction substantielle ne peut pas être justifiée par la protection d’un intérêt minime. Pourtant, malgré leur gravité, les mesures adoptées pour lutter contre la présence ou les comportements des sans-abris ne visent fréquemment qu’à la préservation de la tranquillité de la société et à « rendre la pauvreté moins visible dans une ville ». Autrement dit, lorsqu’il s’agit de réguler les comportements de ces populations marginales, les autorités publiques peuvent s’écarter des règles qui encadrent habituellement leurs actions. Elles s’autorisent des atteintes aux droits et libertés des sans-abris qui ne seraient pas tolérées pour les autres membres de la société.

Pour prévenir cette injustice, les juridictions nationales et européennes ont encadré les pouvoirs des autorités de police. Elles ont exigé que les mesures adoptées pour lutter contre la présence ou le comportement de sans-abris ne soient pas arbitraires. Les autorités doivent prouver que leurs décisions visent à prévenir des comportements particulièrement problématiques. Par exemple, à Aix-en-Provence, le maire avait estimé devoir agir en raison des conditions d’hygiène dans le camp. La lutte contre les regroupements de consommateurs de crack dans le Nord-Est parisien est notamment commandée par les comportements agressifs de certains d’entre eux. Lorsque les étrangers sont en situation irrégulière, la lutte contre l’immigration illégale a pu justifier des évictions.

Outre cette exigence de justification, les restrictions des droits et libertés des sans-abris doivent être appréciées en fonction des circonstances particulières de chaque affaire. Ainsi, dans un arrêt Lacatus, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé qu’il n’était pas acceptable de punir une personne extrêmement vulnérable – pauvre, analphabète, sans travail et sans aide sociale – parce qu’elle avait mendié sans aucune agressivité et qu’elle n’avait aucun autre moyen de subsistance. À l’inverse, la Cour a validé la décision des autorités d’Amsterdam de bannir un consommateur de drogues dures de rues où il vivait. Cette restriction lourde de la liberté d’aller et venir de cet individu n’était toutefois acceptable qu’en raison de deux particularités de l’affaire. D’abord, le quartier où il s’était installé avait été placé en état d’urgence en raison de l’omniprésence de drogues dures dans les lieux publics, omniprésence qui soulevait de graves problèmes de sécurité publique. Ensuite, l’individu avait un logement dans un autre quartier et n’était donc pas condamné à l’errance par cette mesure5Diane Roman, « Les sans-abri et l’ordre public », RDSS, 2007.. Dans ces deux décisions, ce sont à la fois les circonstances locales et la personnalité singulière des personnes concernées qui ont déterminé les mesures que les autorités publiques pouvaient prendre.

Reléguer dans les quartiers populaires

Cependant, cet encadrement est limité pour deux raisons. D’abord, il est en réalité assez rare que les juridictions nationales sanctionnent les mesures adoptées par les autorités de police, notamment parce qu’il est rare que les sans-abris saisissent la justice. Seules les décisions complètement injustifiées, disproportionnées et indiscriminées sont sanctionnées parce qu’en raison de leur radicalité, elles attirent l’attention des associations de défense des droits des sans-abris. Ce fut le cas lorsqu’après une saisine par la Ligue des droits de l’homme et du citoyen, le Conseil d’État a annulé un arrêté municipal qui prohibait le fait de « laisser plus de deux chiens stationner, même temporairement, sur la voie publique, ainsi que, de manière générale, le fait pour un groupe de plus de trois personnes d’émettre des bruits de conversation et de musique “audibles par les passants” » pour une durée de trois mois dans tout le centre-ville de Saint-Étienne. Cette restriction générale de la liberté d’aller et venir, frappant des comportements assez anodins, n’était justifiée que par une hausse des incivilités et de la délinquance dans la ville, sans qu’un lien entre cette hausse supposée et la mesure adoptée ne puisse être établi. Le reste – les interdictions limitées ou indirectes, les évacuations ponctuelles ou discrètes, les enfermements exceptionnels ou temporaires – n’est pas contrôlé.

Ensuite, la nécessité d’appréhender les situations au cas par cas laisse les autorités libres d’adopter des réglementations très différentes en fonction des villes et des quartiers. Outre le fait qu’elle impose à des populations précaires de connaître ces règles variables, cette situation participe de la concentration des sans-abris dans les quartiers populaires. En effet, la présence ou le comportement de sans-abris peuvent être jugés problématiques à proximité de quartiers aisés ou touristiques mais acceptables dans des quartiers défavorisés. Ainsi, la concentration des sans-abris dans le Nord-Est parisien, c’est-à-dire dans les quartiers les plus populaires, est en partie6Il faut bien évidemment ajouter des causes géographiques. Voir le rapport déjà cité de l’Atelier parisien de l’Urbanisme élaboré à la suite de la Nuit de la solidarité de 2020. causée par la variation de l’appréciation des troubles engendrés par les sans-abris. Leur présence dans les lieux les plus touristiques ou les plus aisées – qu’il s’agisse du 16e arrondissement ou de la Place des Vosges – sont ainsi rarement acceptés par les autorités. À l’inverse, les sans-abris peuvent être tolérés durant plusieurs mois dans les 18e et 19e arrondissements – soit les arrondissements les plus pauvres de la ville.

Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer les arrêtés préfectoraux du 25 mars 2021 portant évacuation d’un camp installé place de la République à la frontière des 3e, 10e et 11e arrondissements et du 24 septembre 2021 portant évacuation des personnes sous l’emprise du crack autour du jardin d’Éole à cheval entre le 18e et le 19e. Pour justifier l’évacuation du premier camp, la Préfecture de Police n’évoque que le risque de transmission de la Covid-19. À l’inverse, la décision concernant le second rassemblement comporte une longue description des troubles provoqués par un regroupement continuel de consommateurs de crack : trafic de stupéfiants, mendicité agressive, pratique de la prostitution, menace avec armes contre des habitants et contre des consommateurs de crack, rixes, agressions ayant entrainé des blessures graves, etc. Pourtant, le camp de la place de la République fut évacué le jour même de son installation, celui du jardin d’Éole ne le fut que 3 mois après sa création. Autrement dit, alors que les troubles étaient bien plus intenses dans les quartiers populaires, la décision d’évacuation fut plus rapidement adoptée par la Préfecture de Police pour le centre de Paris.

Or, s’il est évident que des enjeux de sécurité peuvent justifier l’évacuation de camps à proximité de lieux de pouvoir, rien n’explique une différence de traitement entre des quartiers résidentiels du cœur de Paris et ceux de sa périphérie. Certes, il est fréquemment avancé que les lieux dans lesquels les sans-abris sont tolérés, sont des lieux où ils ne nuiraient à personne, notamment en raison de l’absence de résidents. Toutefois, cette « politique d’abandon surveillé » est difficilement tenable. Non seulement ces zones sont presque toujours habitées, mais elles le sont fréquemment par une population précaire, soulevant des difficultés ignorées ailleurs. Des conflits violents peuvent y émerger, ainsi que les motifs de l’évacuation des consommateurs de crack dans le 19e le démontrent. En raison de l’étroitesse des logements et de leur vétusté, l’accès à un espace public calme et protégé y est un enjeu crucial. Enfin, le sentiment d’abandon par les pouvoirs publics éprouvé par les habitants de ces quartiers peut être renforcé par la tolérance de comportements inacceptables ailleurs7Sur ce point, il suffit de lire les réactions de la population et des autorités de Pantin et d’Aubervilliers à l’occasion des derniers transferts de consommateurs de crack dans le 19e arrondissement. L’un des arguments les plus saillants est le sentiment de recevoir les populations qui ne sont plus tolérées à Paris..

Cette différence injustifiée de traitement est rendue possible par le pouvoir discrétionnaire des autorités pour réguler la présence et le comportement des sans-abris dans les lieux publics. Certaines de ces mesures de police sont évidemment nécessaires afin de maintenir l’ordre public ou de protéger les droits d’autrui. Toutefois, faiblement encadrées, elles permettent non seulement de restreindre considérablement les droits et libertés des sans-abris, mais aussi de provoquer une concentration de ces derniers dans les quartiers les plus défavorisés. Il reste alors un goût amer et la croyance – peut-être naïve – qu’un contrôle renforcé des mesures prises contre les sans-abri est possible pour garantir leurs droits et la jouissance égale des espaces publics.

Pierre Auriel est juriste et chercheur post-doctoral dans le cadre du programme ANR « Egalibex ». Ses recherches portent notamment sur les rapports entre la liberté d’expression et la démocratie et sur les populations perçues comme « indésirables ».


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