Le B de LGBTQ+ semble être une évidence pour beaucoup de monde. Nous l’intégrons aujourd’hui à cet acronyme de manière automatique, sans nous poser de questions tant cela serait une incongruité que de l’exclure. Pourtant, les bisexualités sont souvent les grandes oubliées des orientations intimes et de genre marginalisées, la « lettre invisible » certes présente mais largement méconnue. Les études francophones publiées sur le sujet ne sont pas épargnées par cette méconnaissance, puisque rares sont celles s’intéressant spécifiquement aux bisexualités. À croire que ces dernières restent, selon les bons mots du regretté Rommel Mendès-Leite, le « dernier tabou » de nos sociétés. Mais d’où vient ce tabou ? Est-il lié à leur aspect nébuleux et insaisissable ? À leur absence (en apparence) des sphères militantes LGBTQ+ ? Aux frontières mouvantes entre amour et sexualité, ainsi qu’entre identité et pratiques ? Tout et rien de cela à la fois. Car si les bisexualités sont peu étudiées, elles sont pourtant intéressantes pour comprendre les attentes actuelles en matière d’amour, de sexualité et de genre ainsi que les enjeux concernant les personnes LGBTQ+.
Réalités de la bisexualité
De quoi et de qui parlons-nous lorsque l’on s’intéresse aux bisexualités ? Une fois de plus, la question semble évidente mais est plus complexe qu’il n’y paraît. La bisexualité est le plus souvent définie comme une attirance tant pour les hommes que pour les femmes. Au-delà de la binarité genrée d’une telle déclaration – en particulier à une époque où le genre fait l’objet de très sérieuses études – il est à se demander ce qui est au fondement de cette dernière. S’agit-il d’une attirance ? D’une identité ? De pratiques ? Ou bien est-ce tout cela à la fois ? Lors d’une étude menée en France en 2014-2015 auprès de 28 personnes, j’ai pu remarquer que la réponse à ces questions n’avait rien d’évident.
Selon Bi’Cause, principale association française de défense des personnes bisexuelles et pansexuelles, la bisexualité peut s’entendre comme : « L’attirance affective et/ou sexuelle pour des personnes de toute identité de genre, ou sans considération de genre, avec ou sans pratiques sexuelles, de manière successive ou simultanée, de façon permanente ou éphémère, de l’absence de relation au multipartenariat. » Cette définition a le mérite de l’exhaustivité, et prend en compte un large éventail de manières d’être. Toutefois, celle-ci ne manque pas de soulever certaines interrogations. Nos représentations de ce qui relève de l’orientation intime font de cette dernière une identité totale, tenant parfois de la fixité et de l’essence. Si l’auto-identification est bien entendu le critère privilégié lorsqu’on s’intéresse à ce sujet, qu’en est-il de l’immense champ des possibles, des amours, des sexualités et des désirs qui se situent en dehors du label identitaire ? À ce sujet, les statistiques des bisexualités tendent à montrer une réalité plus contrastée qu’il n’y paraît.
Selon l’enquête Contexte de la Sexualité en France menée en 2007 sous la direction de Nathalie Bajos et Michel Bozon, 0,8% des femmes de 18 à 69 ans et 1,1% des hommes se déclarent bisexuels. Toutefois, près de 4% des hommes et 3,9% des femmes déclarent une attirance ou des pratiques avec des personnes de plus d’un sexe1L’étude utilise le terme de « sexe » et non pas de « genre ».. Il existe donc un écart entre les identités déclarées et les pratiques effectives. Une étude récente montre elle aussi que la bisexualité ne se cantonne pas qu’aux personnes se déclarant bisexuelles. Si les personnes qui déclarent une attirance pour les deux sexes s’identifient généralement comme hétérosexuelles (65% pour les femmes et 45% pour les hommes), 61% des personnes se déclarant lesbiennes et 49% de celles se déclarant gaies confient avoir eu des partenaires des deux sexes. Plus encore, 17% des premières et 9% des secondes se disent également attirées par les deux sexes, sans pour autant se revendiquer bisexuelles. Cette étude montre en outre que près de la moitié des femmes se déclarant bisexuelles sont âgées de moins de 30 ans, tandis que les hommes bisexuels sont plus âgés.
Ces quelques chiffres montrent bien la complexité de ce sujet. Si l’identité – soit la manière dont les individus se perçoivent – reste l’élément à privilégier, les bisexualités débordent largement du simple cadre identitaire pour se situer également sur le plan des pratiques et des désirs. Plus qu’une simple orientation à mi-chemin entre l’hétérosexualité et l’homosexualité, les bisexualités remettent en cause la prétendue rigidité des orientations et la binarité des affects, s’opposant de fait à la monosexualité. Et que dire des personnes se revendiquant hétéroflexibles ou homoflexibles, des personnes bi-curieuses ou en questionnement ou, plus largement, de celles qui ne se déclarent pas « totalement hétérosexuelles » ? Une étude YouGov de 2015 montre ainsi que 43% des personnes britanniques de 18 à 24 ans ne se revendiquent pas exclusivement hétérosexuelles – soit les échelles 1 à 5 de l’échelle de Kinsey – et seulement 13% se disaient bisexuelles. Pourtant, si le nombre de personnes se déclarant bisexuelle a fortement augmenté ces dernières années – en particulier chez les femmes –, elles ne sont pas non plus majoritaires. Les bisexualités nous invitent donc à repenser la manière dont nous abordons la question de l’orientation intime.
Pourtant, au-delà de leur diversité, les bisexualités souffrent de stéréotypes et de préjugés qui leur sont propres, méritant de fait une attention particulière.
Stéréotypes et discriminations
La biphobie est ainsi malheureusement une réalité et s’exprime de différentes manières notamment sur des aspects liés à de prétendus comportements. Selon une grande étude sur la bisexualité publiée en France en 2015 par Bi’Cause et SOS homophobie et menée auprès de 6 107 personnes, 10% des répondant·e·s associent la bisexualité à l’infidélité, la volatilité et l’indécision ; 13,5% estiment que les personnes bisexuelles sont dans un questionnement constant et dans une instabilité émotionnelle et 40% rejettent un engagement de longue durée avec une personne bisexuelle, estimant que celle-ci a besoin de rapports réguliers avec les deux sexes. Les personnes lesbiennes considèrent à 5% et les personnes gaies à 8% que la bisexualité est quelque chose de passager, contre 3% des personnes hétérosexuelles. Enfin, 4% des personnes gaies et 3% des personnes lesbiennes et hétérosexuelles estiment que la bisexualité est un effet de mode. La biphobie n’est donc pas l’apanage des personnes hétérosexuelles mais touche également les personnes gaies et lesbiennes. Les termes bipolaires, lunatiques et homo-refoulés sont également très souvent cités dans cette étude. Dans d’autres recherches, la bisexualité est également associée à une mode ainsi qu’à une hypersexualité. Comme l’ont montré une série d’articles publiés en 2018, les stéréotypes entourant les bisexualités sont également fortement liés au genre des personnes. Ainsi, si les hommes bisexuels sont considérés comme des homosexuels n’osant pas s’affirmer, la bisexualité féminine est quant à elle perçue sous le prisme du fantasme, comme une manière d’éveiller l’intérêt sexuel des hommes ou comme une sexualité incomplète puisque non-pénétrative. Qu’il s’agisse de relations amoureuses ou de sexualités, les bisexualités sont ainsi un miroir des attentes genrées au sein des relations affectives. Celles-ci étant nécessairement pensées sous le signe de l’exclusivité et du duo, toute forme relationnelle et affective s’en éloignant – même théoriquement – est ainsi frappée du sceau de l’infamie. Les bisexualités ne font pas exception à la règle : la façon dont nous les percevons « suppose » le non-respect de l’exclusivité, et ce, même si l’hétérosexualité et l’homosexualité ne sont pas exempts de comportements infidèles. Les bisexualités poseraient d’emblée la question du choix, de l’existence possible d’une pluralité de partenaires, d’où les stéréotypes liés à l’infidélité ou l’indécision. Comme l’a noté Catherine Deschamps : « Comment expliquer, au préalable, les fondements de bisexuels (de pratiques ou d’identité) représentés par les hétérosexuels et les homosexuels comme nécessairement infidèles ? Rien de plus évident a priori : l’hétérosexualité signifie la sexualité d’une femme avec un homme, l’homosexualité de deux femmes entre elles ou de deux hommes entre eux, la bisexualité la sexualité d’un homme ou d’une femme avec “à la fois” un homme et une femme. Et les raisons du malentendu commencent là : comment visualiser rapidement la bisexualité en ne posant que deux personnes ? », en particulier à une époque où l’idéal d’exclusivité reste une norme encore très présente.
Penser les possibilités et les fluidités affectives
Les bisexualités sont un tabou car elles viennent remettre en question, non pas la dichotomie entre hétérosexualité et homosexualité mais, plus encore, l’ordre monosexuel. Là se situe la première erreur lorsque l’on s’intéresse aux bisexualités : penser que celles-ci ne se situent qu’à mi-chemin entre ces deux orientations intimes, une sorte d’étape intermédiaire entre deux pôles bien définis. La seconde erreur est d’ordre conceptuelle : il serait tentant de les considérer comme une hybridation parfaite de l’homosexualité et de l’hétérosexualité, un équilibre dans l’attirance envers les personnes de plus d’un sexe ou de plus d’un genre, le 50/50 de l’intimité. Toutefois, il me semble que les bisexualités sont bien plus que cela et nous invitent à repenser tant nos identités que nos manières d’aborder nos relations ainsi que les manières de faire lien.
Il n’aura pas échappé au lectorat attentif que, depuis le début de cet article, j’utilise le pluriel pour traiter des bisexualités. Cela n’a rien d’anodin. Lors de mes recherches, la diversité des parcours et des vécus des personnes que j’ai interrogées était importante. Certaines personnes déclaraient une bisexualité liée à des fantasmes ou des attirances sans pour autant être passées à l’acte, d’autres avaient une sexualité plurielle mais avaient des préférences amoureuses plus marquées. Certaines avaient changé du jour au lendemain d’attirance quand d’autres revendiquaient haut et fort leur bisexualité. Certaines se déclaraient bisexuelles, d’autres hétéro ou homo-flexibles ; certaines se posaient des questions sur leurs attirances alors que d’autres rejetaient les étiquettes et se déclaraient simplement ouvertes aux possibilités que la vie leur offrait. Toutes avaient en commun une grande fluidité affective, sexuelle, amoureuse, en un mot : relationnelle. Les relations étant au centre de l’analyse sociologique, voilà qui constitue un programme particulièrement stimulant quant aux possibilités de changements qui pourraient voir le jour à travers elles. Toutes les personnes interrogées ne vivaient pas leur bisexualité comme une identité, rigide, immuable et inébranlable mais comme un large champ des possibles, quelque chose faisant partie d’elles mais pouvant évoluer et changer avec le temps. Difficile dès lors de n’envisager cette orientation intime qu’au singulier tant les vécus et les ressentis différent.
Ces possibles, Michel Foucault les avait parfaitement cernés. Dans son interview « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité », celui-ci questionnait la notion d’identité. Pour lui, si cette dernière était un procédé visant à favoriser les rapports – sociaux, artistiques, de plaisir – permettant de créer de nouvelles amitiés, alors elle était utile. Mais si l’identité ne devait se penser que comme un questionnement constant pour savoir ce qui relève ou non d’elle, et si celle-ci devait devenir le principe essentiel de l’existence, celle-ci se rapprocherait alors d’une éthique proche de la masculinité viriliste traditionnelle. Et c’est précisément en ce que les bisexualités permettent un dépassement potentiel de la question de l’identité, et un foisonnement des relations – peu importe leur nature –, qu’elles sont intéressantes. Les « étiquettes », quelles qu’elles soient, ont leur utilité, notamment au niveau politique en faisant exister des façons d’être à soi et au monde qui s’écartent de la norme (le plus souvent exclusive et hétérosexuelle). Mais celles-ci ne définissent pas toujours ce que sont les personnes dans leur globalité. Elles ne sont que des repères, des manières de se nommer soi et de rendre intelligible le monde qui peuvent être (et seront !) dépassées un jour.
Les personnes bisexuelles doivent être défendues en ce qu’elles font face à une stigmatisation spécifique, propre à leurs vécus et à ce qu’elles sont. Considérées comme n’étant ni complètement homosexuelles ni totalement hétérosexuelles, celles-ci font régulièrement face à des incompréhensions et à du rejet venant aussi bien de personnes hétérosexuelles que homosexuelles. Elles sont pourtant bien présentes dans nos sociétés et malgré l’absence navrante de représentations dans les médias et les productions artistiques, celles-ci méritent qu’on se batte pour elles. Néanmoins, au-delà de ces questions politiques – vitales à bien des égards – les bisexualités doivent nous amener à penser au-delà des binarités, des rigidités et des limitations que les étiquettes nous imposent pour montrer toute la diversité des attirances, des sexualités et des façons de faire couple ou non. Car les bisexualités sont un miroir, un miroir de nos sociétés et de l’incroyable diversité intime qui existe au sein du genre humain. Et les perspectives qu’elles offrent sont éminemment stimulantes.
Félix Dusseau est doctorant en sociologie à l’Université du Québec à Montréal, et directeur des publications scientifiques de l’association Les 3 sex.