Depuis 2009, Mélina et moi-même avons été animateurices puis directeurices de séjours de vacances. Nous avons travaillé pour divers organismes, de petites structures municipales aux grands groupes connus de toustes. Aujourd’hui nous sommes organisateurices de colonies de vacances.
Mélina et moi avons eu des parcours différents dans l’animation. Le constat qui nous a rassemblés est le suivant : nous avons été témoins toustes les deux, à différentes échelles, de violences envers les jeunes accueilli·e·s. Celles-ci sont bien souvent systémiques et produites inconsciemment par les équipes. Elles sont cependant bien réelles pour les personnes qui les subissent.
Chacun·e de son côté puis ensemble, nous avons réfléchi à construire des séjours qui ne reproduisent pas ces situations, en changeant le fonctionnement des séjours sur lesquels nous étions recrutés, nos projets éducatifs ou encore nos méthodes de travail. Cependant, ces changements ont pris de plus en plus d’ampleur et ont peu à peu débordé du projet éducatif et de la « charte d’engagement parents » du groupe pour lequel nous travaillions alors. Le besoin de monter notre structure s’est fait ressentir ; et nous avons donc construit l’association Toustes en Colo autour de notre désir de proposer des séjours pour adolescents dans un cadre souple.
Pour comprendre notre démarche, il faut prendre conscience des problèmes et violences structurelles produites dans les organismes et gros groupes que nous avons dû quitter. Cette approche critique est une première étape indispensable, qui permet ensuite de réfléchir à comment ne pas reproduire ces schémas.
Ce que nous voulions quitter
« Pour les chambres c’est simple, les pénis avec les pénis, les vagins avec les vagins. »
Cet été, Guillaume*, un adolescent trans, nous rapporte ces paroles. Ce sont les mots d’une directrice, entendus lors d’un séjour précédent.
Cette violence frontale est la partie la plus lisible du problème : avoir une directrice qui refuse de prendre en compte l’identité de genre d’un jeune, et qui ne cherche pas à comprendre ou penser les problématiques transgenres. Par la simple question du placement en chambre, elle fabrique déjà un malaise qui peut être l’amorce d’une mise à l’écart, d’une souffrance.
Sur cette même problématique, une collègue a un jour signalé la présence d’une jeune personne transgenre au siège pour leur demander la marche à suivre. Il lui a été demandé d’appeler les parents des autres jeunes de la chambre – les jeunes cis – pour qu’iels valident si oui ou non la jeune en question pouvait être dans cette chambre.
Nier aujourd’hui les questions LGBTQ+ et avoir comme unique règle celle des chambres non-mixtes, c’est se mentir ; se mettre des œillères, celles d’une fausse naïveté hétéronormative. Le sous-texte en faveur des chambrées non-mixtes est que les ados auraient ainsi plus de mal à avoir des rapports sexuels – toujours sous-entendu, avec une personne du « genre opposé ». Mais qu’en est-il de deux jeunes filles lesbiennes de 17 ans ? Qu’en est-il d’un jeune homme trans hétérosexuel de 16 ans qui aurait été mégenré et placé avec les filles ? Qu’en est-il d’un jeune de 13 ans et sans sexualité : pourquoi devrait-il être placé de force dans une chambre « garçons » ?
À ce stade de la lecture, les plus sceptiques pourraient encore douter de la violence induite par des discours et mesures LGBTQphobes. Voilà ici donc ici un exemple dont nous en avons malheureusement été témoins.
Quelques étés plus tôt, les ados avaient décidé d’organiser un spectacle qui intégrait un « drag race ». Musiques, chorégraphies, costumes, maquillages : le projet, inspiré d’une émission populaire et à l’initiative du groupe, avait mobilisé les jeunes concernés qui y avaient consacré une partie de leur temps. Je n’y connais pas grand chose et ça n’est pas ma tasse de thé, j’ai donc délégué à un animateur la responsabilité de suivre cette initiative. Il avait pour mot d’ordre de poser un cadre mais de ne pas s’immiscer dans la préparation, d’influencer le moins possible. Sur ce séjour, nous partagions le centre avec une autre colo. L’entente entre les deux directions était, jusqu’à ce moment, cordiale. Le « show » se passe apparemment bien, avec celleux qui veulent y assister/participer pendant que d’autres se préparent pour la boum qui se déroule en soirée.
C’est durant cette boom que Mélina et moi remarquons que Louane*, une adolescente trans, malgré la chaleur, cache ses avants-bras sous des manches longues et ses mains dans ses poches. J’invite Louane à s’isoler du groupe. Elle met du temps à s’ouvrir puis se confie. Elle a les phalanges lacérées au rasoir, par elle-même. Ses mains sont pleines de sang. Je nettoie ses plaies et tâche de comprendre le déclencheur de sa mutilation. Le directeur du séjour cohabitant, à l’issue du spectacle, est venu tenir des propos ouvertement transphobes à un groupe de jeunes.
Cet incident n’est pas un cas isolé. Pour une blague, un directeur poussera tous les jeunes dans la piscine – y compris des jeunes menstrué·e·s. Pour un grand jeu, aucune alternative aux défis sportifs ne sera proposée. Le mieux qu’un·e jeune dyspraxique ou plâtré·e puisse espérer sera alors de passer une après-midi à ramasser des balles. Pour la cantine, le repas sera unique. Si jamais une exception est faite pour un repas sans porc/sans viande, il est probable qu’on réunisse en une seule tablée, à l’écart, les régimes spéciaux. Pour la sortie, c’est manches courtes pour tout le monde, même pour l’ado qui espérait cacher les marques d’une tentative de suicide sur ses avant-bras.
Les violences sont induites par des cadres, par des discours issus d’une organisation, et par la volonté de plaire à tout prix aux parents même lorsque ceux-ci sont discriminants. Elles touchent tous les publics : genre, niveau scolaire, poids, orientation sexuelle, religion, régime alimentaire, classe sociale, handicap quel qu’il soit…. Tout écart à une norme est une potentielle violence car tout est prototypé pour un·e jeune moyen·ne qui n’existe pourtant pas.
Ce que nous avons fait
Depuis que nous travaillons ensemble, nous n’avons jamais cherché à révolutionner l’animation et nous n’en avons jamais eu la prétention.
Nous avons longuement réfléchi et lentement fait évoluer notre cadre de travail. De manière itérative, année après année, nous avons impliqué les jeunes dans la construction des règles de vie, nous avons modifié les espaces, changé des lignes de nos projets éducatifs, modifié des méthodes de travail des équipes, arrêté telle tradition ou proposé telle nouvelle habitude. Par exemple le réveil libre – et non échelonné1Le lever libre, soit un lever sans heure minimale ou maximale imposée, n’est actuellement pas la norme dans les accueils collectifs de mineurs avec hébergement. La pratique la plus courante est celle du réveil dit « échelonné » où les jeunes doivent se lever en autonomie sur une plage horaire précise – en général d’1h ou 1h30, par exemple « entre 7h30 et 9h ». Ce temps couvre généralement le réveil, le fait de s’habiller (la plupart des organisations imposant les douches sur le temps de fin d’après-midi), de se préparer, de prendre d’éventuels médicaments, son petit-déjeuner, et de se laver les dents. Le réveil « imposé », lui, impose aux jeunes un lever à heure fixe. – est arrivé assez tôt (en 2015), alors que l’ouverture des réunions aux jeunes a attendu 2018, le coucher libre et l’accès à l’intendance 2020, etc. Chaque nouvelle adaptation était une réponse à un nouveau constat : par exemple la présence de jeunes médicalisés qui ne profitaient pas du lever échelonné car il leur fallait dédier 1h à leur traitement, ou encore le témoignage de jeunes que des traumas rendaient insomniaques. Cette année, les nouveautés ont entre autres été la gestion des protections menstruelles réutilisables – et donc le besoin pour les jeunes d’être autonome pour stériliser des cups ou faire tremper des culottes de règles, et l’organisation de temps de baignade pour que ceux-ci soient adaptés aux jeunes trans (port du binder, volonté de garder un t-shirt ou de se baigner en short, etc…) comme à celleux ayant une confession religieuse.
De la possibilité pour les jeunes de s’isoler en tout temps jusqu’au libre accès à une laverie en autonomie, en passant par la condamnation de toute forme de « PJC » ou encore la prise en compte constante du besoin de représentation dans les imaginaires proposés, nous questionnons systématiquement, entre membres de l’équipe d’animation mais aussi avec les jeunes (qui construisent avec nous les règles de vie et peuvent participer aux réunions), nos pratiques pour prendre en compte les enjeux d’inclusion.
Nous arrivions, jusqu’en 2020, à construire des séjours comme nous l’entendions, sous condition de ne pas recevoir de mauvaises notes (chiffre calculé à partir du Net Promoter Score – lui même basé sur l’avis des parents) et de ne pas faire trop de bruit quant à nos décisions les plus éloignées du projet éducatif de l’entreprise. Nous faisions les choses discrètement, prenions nos propres responsabilités, et n’impliquions pas l’organisme dans nos décisions.
Si notre démarche était avant tout motivée par des questions sociales, c’est une question environnementale qui a provoqué la rupture. Nous étions en camping et avions une sortie (avec pique-nique) de programmée. Malgré cela, le prestataire nous a livré le nombre de repas normé par la durée du séjour, sans prendre en compte notre absence. Nous avons dû jeter 200 kg de paella. Pour les organisateurices, il est plus rentable d’uniformiser les repas livrés quotidiennement plutôt que de prendre en compte des programmes individuels de chaque séjour – à savoir ici la sortie imposée par le catalogue. Voir quotidiennement ces quantités de déchets produits nous a décidé·e·s : deux mois plus tard, Toustes en Colo était née.
Les organismes de séjours de vacances sont des entreprises comme les autres. Elles fournissent des services, cherchent à contenter un·e client·e (le parent) et à minimiser les dépenses. Certains, en construisant des chartes de qualité homogène sur le territoire français, font de grandes économies d’échelle sur leurs matériels ou l’approvisionnement alimentaire. Quel sens y a-t-il à ce qu’un·e enfant en vacances à Biarritz mange à tout prix le même repas qu’un·e autre à Douarnenez ? Il fallait réduire les coûts et garantir aux parents le même séjour, peu importe le lieu d’hébergement. Enjeux écologiques et violences sociales sont deux manifestations d’un même problème de fond, celui d’une logique entrepreneuriale qui place le parent en client, lui garantit une homogénéité des services (et donc des séjours) et optimise les marges financières.
En devenant organisateurices, nous sommes sorti·e·s du cadre des entreprises pour lesquelles nous travaillions pour nous confronter au cadre direct de la loi. De manière contre-intuitive, relire les lois, se rapprocher des textes légaux a été jusqu’aujourd’hui une manière pour nous de gagner en autonomie, mais surtout en libertés pour les jeunes.
Reprenons l’exemple des chambres cité plus haut. En formation BAFA, les animateurices peuvent apprendre qu’à partir de 6 ans, les chambres d’ACM (Accueil Collectif de Mineurs) doivent être non-mixtes. Cependant, cette règle – pourtant très majoritairement appliquée par les directions en ces termes – est un raccourci. La loi impose en fait qu’à partir de 6 ans, l’organisme doit proposer des chambres non-mixtes. Il n’y est pas question d’obligation mais de proposition. La loi est plus permissive que la règle tacitement admise par les directions.
En somme…
S’affranchir de ces dynamiques managériales a été pour nous une manière de nous réapproprier l’outil de travail et donc de recentrer nos actions sur les jeunes, et ensuite, de contrôler nos impacts environnementaux.
Aujourd’hui Toustes en Colo nous permet de faire des séjours pour toustes en respectant autant que possible nos convictions.
Nous mettons tout en œuvre pour construire des séjours adaptés à chacun·e des jeunes. Pour ce faire, nous avons choisi une approche modulable et participative, où les jeunes peuvent prendre les décisions qui les concernent. Ce sont elleux qui co-construisent les règles de vie du séjour et élaborent le planning d’activité, qui organisent les espaces qu’iels occupent et qui choisissent de participer ou non à telle ou telle activité. Iels peuvent animer les différents temps de la colo au même titre que n’importe quel membre de l’équipe, et ont accès aux documents relatifs au séjour : textes de loi, cadre légal, budget, etc, en toute transparence. L’équipe d’animation reste présente pour garantir la sécurité physique, affective et morale des jeunes, en proposant leurs conseils ou en se positionnant en médiatrice lors des prises de décision. Les sujets abordés et les outils décisionnels (vote secret ou non, consensus ou veto, etc.) sont laissés aux jeunes.
Nous refusons de recourir à des arguments de vente comme la production d’un contenu, l’apprentissage d’un savoir, une journée type ou un nombre garanti de sortie : les jeunes ne sont en aucun cas forcés de vivre les vacances que leurs parents attendent, iels sont là pour vivre les vacances qui leur font du bien.
Le monde change, les jeunes changent, les enjeux changent, et notre fonctionnement doit, en tout temps, refléter ces changements afin d’être adapté aux personnes. Il est donc en constante évolution.
* Les prénoms ont été anonymisés
Thibaut Wojtkowski est, avec Mélina Raveleau, cofondateur de l’association Toustes en Colo.