dièses contre les préconçus

Des passions anciennes aux nouvelles passions


« Ce ne sont plus l’appartenance et la conscience de classe qui déterminent les identités politiques, mais les "valeurs culturelles" et les "identités" nationales, religieuses et ethniques. »
par #Smaïn Laacher — temps de lecture : 10 min —

Les combats d’hier ne sont plus ceux d’aujourd’hui, cela n’est contesté par personne1Les développements qui suivent s’inspirent en grande partie de mon livre La France et ses démons identitaires, Hermann, 20121.. Le temps des luttes à forte teneur universelle semble relever de la nostalgie pour des rêves anciens. Terminé l’anti-impérialisme, la solidarité internationale avec l’ancien « tiers-monde », la lutte des classes entre « bourgeoisie » et « prolétariat ». Tout cela est dépassé. Le triomphe de la classe ouvrière libérant l’humanité de ses chaînes est définitivement relégué aux calendes grecques. La politique et son exercice se sont dégradés et son monopole par les classes supérieures et la haute administration est devenu de plus en plus inadmissible. Plus encore, son fort taux d’illégitimité entame la conception du politique dorénavant perçu comme un privilège, ou mieux, un droit de parler et d’agir au nom de profanes incompétents. Ce processus peut être ainsi interprété en tant que processus symboliquement violent de dépossession d’un capital politique. Autre configuration, liée aux précédentes, les colères et les contestations populaires, faute d’une traduction politique en termes de justice, de nouveaux droits protecteurs, mais aussi de morale et de moralisation de la vie politique, sociale et économique, ne peuvent trouver leur expression sociale que dans la violence de classe contre les institutions incarnant le pouvoir d’État, l’abstention ou le vote pour le Rassemblement national.

Voilà pourquoi, je pense pouvoir affirmer que les passions anciennes se sont déplacées, transportées vers de nouvelles passions, celles de la haine du « système » et de l’aversion pour les « élites ». Mais pas seulement. Probablement plus décisif encore, les nouvelles divisions ne portent pas tant sur ce qui a fait les luttes glorieuses du passé, comme l’amélioration des conditions de travail, la lutte pour la réduction des inégalités sociales, le pouvoir d’achat ou la mobilité sociale ; les luttes portent dorénavant sur des enjeux jugés fondamentaux pour la préservation de soi, ceux liés à l’immigration et à la nation.

Ne pas cesser de parler de la nation, c’est en réalité ne pas cesser, implicitement, de parler de l’immigration. Ne pas cesser de parler de l’immigration, c’est, implicitement, ne pas cesser de parler de la nation, de la République et de ses valeurs fondatrices (laïcité, égalité, liberté, etc.). Ce ne sont plus l’appartenance et la conscience de classe qui déterminent les identités politiques, mais les « valeurs culturelles » et les « identités » nationales, religieuses et ethniques. D’ailleurs, les préférences, les affinités et les « alliances » se nouent sur cette base et non sur l’économie ou sur l’exploitation de l’homme par l’homme. La preuve irréfutable, ce sont les millions de personnes (en France, en Angleterre, aux États-Unis, etc.) qui votent « contre » leurs intérêts. Si l’économie ne divise plus ou si peu, en revanche la laïcité, l’islam, l’égalité hommes-femmes, la liberté d’expression ou encore la lutte antiraciste suscitent opposition ou ralliement. Il est vrai, comme le proposent certains auteurs2Yann Algan, Elizabeth Beasley, Daniel Cohen et Martial Foucault, Les Origines du populisme, Seuil, 2019., et la précision a son importance, que s’il est difficile de départager les « versants gauche et droite » de cette critique du « système », les programmes restent sur de nombreux points dissemblables, particulièrement en termes de valeurs et de mœurs.

Mais il importe d’ajouter à ces nouvelles passions celles, particulièrement obsessionnelles, qui tiennent, d’une part, d’une ethnicisation de la nation, et, d’autre part, d’une exaltation pour la formation de « communautés » culturelles et religieuses s’autodésignant comme autant de groupes ayant un patrimoine et un héritage en commun.

De nouveaux mondes clos

Loin de moi l’idée de faire de la communauté un objet apparaissant naturellement dans l’espace social et doté d’une permanence à toute épreuve dans le temps et dans l’espace. Max Weber nous a clairement mis en garde, dans son ouvrage Les communautés3Max Weber, Les communautés, Catherine Colliot-Thélène (postface, traduction), Elisabeth Kauffmann (préface, traduction), La découverte, 2019., contre toute forme d’essentialisation et de déterminisme de la communauté, pour donner la primauté à une démarche sociologique qui mettrait en avant un enjeu essentiel, celui des processus de « communautisation », c’est-à-dire la participation à une commune appartenance (qui ne doit pas être confondue avec l’identité) de personnes privilégiant ainsi, dans l’ordre des liens sociaux, les actions « non rationnelles », c’est-à-dire affectives et subjectives. Ainsi, cette appartenance religieuse et culturelle repose sur une affinité élective dont le mouvement n’a pour objet que d’aller toujours dans le sens d’un renforcement mutuel des choix et des certitudes4Ces choix et ses certitudes s’objectivant plus ou moins discrètement dans le port de certains vêtements, la manière de s’habiller, les interdits alimentaires, les revendications juridiques et morales spécifiques, les prises de position politiques sous couvert de références religieuses ou/et culturelles, etc.. C’est probablement cela, me semble-t-il, qui rend aussi aisément et aussi facilement déchiffrable sans, pense-t-on, grand risque d’erreur de perception, les appartenances confessionnelles et culturelles. La confession et l’origine ethnique constituent ainsi les catégories dominantes d’interprétation des actes et des paroles des uns et des autres. Il suffit de tendre l’oreille pour se rendre à quel point nous sommes inondés, pour ne pas dire asphyxiés, de discours, de positions, d’indignations, de rectifications ou d’accusations sur des thèmes importants mais rabâchés à l’infini : l’islam, le voile, les musulmans, la laïcité, le terrorisme, le djihadisme, la radicalisation, la déradicalisation, l’immigration, le racisme, les mosquées, les femmes musulmanes, le communautarisme, les demandeurs d’asile, etc. Il faudrait mettre des guillemets à chaque mot tellement ils donnent le vertige. Comme le dit avec justesse et délice Jean Paulhan : « Tout a été dit. Sans doute. Si les mots n’avaient changé de sens ; et les sens, de mots.5Jean Paulhan, Énigmes de Perse, Babel, Paris, 1992. »

Agir et parler devient proprement impossible sans se retrouver définitivement prisonnier des catégories classificatoires que sont la nationalité, la « race », l’origine ethnique ou l’appartenance confessionnelle. C’est l’alpha et l’oméga de toute chose ; le dispositif cognitif d’identification de la société et de la distribution des appartenances ethno-religieuses. Personne n’y échappe ; personne ne peut y échapper. Ces mondes clos, qui sont autant de « nous » à prétention totalitaire, s’imposent ainsi comme repères uniques : l’appartenance religieuse et culturelle constitue la seule information à connaître et le premier repère à identifier pour régler ses actions de justification ou de critique agressive ; pour choisir et décider des modalités tactiques ou stratégiques de ses alliances, pour indexer son indignation sur le degré de tort supposé subi par ceux et celles qui constitueraient ces cultures « racisées » et ces confessions « dominées » La chose se complique encore lorsque les victimes « indirectes » (les descendants de victimes « directes ») s’autoproclament porte-parole des victimes mortes. Elles le font le plus souvent au nom de ces dernières alors que celles-ci n’ont donné mandat à personne pour s’exprimer en leur nom6Sur ces enjeux on se reportera à l’ouvrage d’Emmanuel Terray, Face aux abus de mémoire, Actes Sud, 2006..

Des désillusions en chaîne

La conjugaison d’un certain nombre de transformations depuis le milieu des années 70 a indiscutablement créé les conditions d’un « ressentiment » des classes populaires contre les dérégulations économiques7Cf., sur ces aspects Yann Algan, Elizabeth Beasley, Daniel Cohen et Martial Foucault, Les Origines du populisme, Seuil, 2019, p.23-24. et l’impuissance de la puissance publique à modifier le rapport de forces et à se montrer plus protectrice envers les groupes sociaux les plus vulnérables. Cet abaissement des « filets » de protections juridiques et politiques (en particulier ceux du parti communiste à l’égard des classes populaires et de la classe ouvrière) fait suite à une période (1945-1970) durant laquelle l’État-providence a contribué à structurer positivement les systèmes d’attentes de l’ensemble de la population française : le bonheur, la richesse, l’emploi, la lutte contre toutes les formes d’insécurité sociale n’étaient pas que des promesses vaines. Chacun allait (et pouvait) en saisir la matérialité. Mais les « Trente Glorieuses » ont en partie (et seulement en partie) réussi à tenir leurs « engagements ». Les crises financières, la multiplication des délocalisations, un État de moins en moins « providentiel », un marché de plus en plus débarrassé de « contraintes normatives » et par conséquent de plus en plus libéré de la double tutelle du droit et de l’État vont remettre en cause radicalement les aspirations populaires nées après-guerre. La « société individualiste » qui se mettait insensiblement en place et dans laquelle il appartenait maintenant à chacun de se prendre en charge8En particulier dans le champ des rapports de production : ode à la « créativité » et à l’imagination à l’activité professionnelle par « objectifs » se substituant à un management autoritaire. ne bouleversait en rien les anciennes hiérarchies, n’avait nullement réduit ses multiples formes de violences symboliques et d’exclusions sociales. Elle produisait en plus, comme jamais, des désillusions en chaîne donnant ainsi corps politique à des mouvements ou des organisations radicales et antisystèmes (de droite et de gauche) plus ou moins structurées dont le travail politique était de retraduire ces colères protéiformes en idéologies et bulletins de vote protestataires. La « démocratisation » de l’accès à l’enseignement supérieur (même si elle n’a été que partiellement bénéfique aux classes populaires9Les enfants des classes populaires sont absents des grandes écoles et des filières universitaires les plus valorisées ; et leur abandon au bout de 2 ou 3 ans d’études universitaires est fréquent.), l’existence d’un État-providence, la remise en cause fondamentale des rapports de domination traditionnels hommes-femmes, ainsi que la remise en cause des syndicats et du parti communiste en déclin et dépossédés de leur capacité à transformer des souffrances privées en cause collective, sont autant de facteurs décisifs qui ont contribué à redéfinir les liens familiaux10Il suffit d’être attentif aux conflits existant dans les familles maghrébines de culture ou de confession musulmanes entre les parents et leurs enfants (singulièrement lorsqu’ils sont adolescents ou jeunes adultes) à propos de l’usage et de la lecture légitime du Coran. Des parents qui ont le Coran dans le cœur sans savoir le lire (en particulier pour les anciens immigrés) et des enfants qui en apprennent des phrases ou des expressions par cœur et le récitant sous un air faussement savant. Je me permets de renvoyer à mon ouvrage L’institution scolaire et ses miracles, Paris, La Dispute, 2005. et les appartenances communautaires.

Ainsi, les liens de dépendance se sont profondément distendus et élargis, reposant dorénavant sur d’autres critères : vont petit à petit prédominer, non plus des communautés pratiques se déterminant à partir d’expériences, de préoccupations et d’identifications communes, mais des relations fondées sur des affinités électives. Les attachements (dans tous les sens du terme), en particulier identitaires, procèdent dorénavant d’un choix, d’un engagement, en un mot d’une volonté délibérée d’adhésion à telle ou telle vision du monde ou à tel ou tel corpus idéologique. Les immigrés, et plus particulièrement leurs descendants, n’ont nullement échappé à ces transformations culturelles et économiques. C’est d’ailleurs à la même période et dans le même mouvement que les « enfants issus de l’immigration » sont apparus dans l’espace public et les institutions (école, marché du travail, etc.) comme « problème ». Du début des années 1980 jusqu’en 2015 au moins quatre dates, parmi d’autres, sont à retenir : 1983, 1989, 2005 et 2015. En clair : la marche des « Beurs » en 1983 et la « crise » des banlieues la même année, l’« affaire du voile » en 1989, les « émeutes des banlieues » en 2005, les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan en 2015. Avec, sans aucun doute, un moment clé, celui de 1983, qui a vu se dessiner et se structurer pour très longtemps la triple question de l’immigration, des « enfants issus de l’immigration » (et de leur intégration), et de l’apparition du Front national comme nouvelle force politique et électorale avec il fallait dorénavant compter. Ce qui s’est érodé, pour ne pas dire profondément abîmé, c’est la confiance11Je rappelle que la confiance renvoie au pouvoir de se fier (ou de se « confier » – du latin confidere : cum, « avec » et fidere « fier ») a quelqu’un en toute assurance, avec un sentiment de sécurité ; avoir confiance c’est s’en remettre à l’autre en se fiant à lui, c’est-à-dire en s’abandonnant à sa bienveillance. L’espace sémantique de la confiance, comme le montre bien Benvéniste, se construit autour des concepts de « créance », de « crédit », de « fidélité » et de « croyance », Émile Benvéniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, 2 tomes, Paris, Minuit, 1969. des uns envers les autres. L’existence d’un destin commun, ou d’un projet commun, fut, au fil des ans, de moins en moins perçue comme légitime, comme nécessaire et vitale pour la cohésion sociale et nationale. Faire de l’Un avec du multiple n’était plus (n’est plus) l’horizon indépassable pour une fraction non négligeable de la société française. Lorsque les personnes concernées par les risques sociaux ne trouvent plus de secours ou de protection dans l’État-providence, lorsque la relégation aux marges du champ social, économique et politique est ressentie comme un mépris de classe ou une suspicion ethnique, lorsque pour certaines populations la force laisse peu de place au droit, lorsque le nom propre devient à la fois un élément et un indicateur de disqualification symbolique et ressenti fortement comme une atteinte à la dignité personnelle, enfin, lorsque le capital social et symbolique vient à manquer ou n’est un capital qui n’a cours que dans la cité et seulement pour les habitants de la cité, alors il ne reste plus pour seule conclusion (et en l’absence de solution) ce que le langage commun, oserais-je dire le sens commun, nomme le « repli sur soi ».

Smaïn Laacher est professeur de sociologie à l’université de Strasbourg. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont : Femmes invisibles. Leurs mots contre la violence (Calmann-Lévy, 2008), Croire à l’incroyable (Gallimard, 2018) et La France et ses démons identitaires (Hermann, 2021).


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