dièses contre les préconçus

Comment les minorités transforment nos sociétés


« En exprimant une position différente de celle tenue par la majorité, la minorité montre qu'une autre voie est possible. Elle nous incite à questionner ce que nous tenons pour acquis et à trouver de nouvelles réponses aux questions de société. »
par #Benjamin Pastorelli — temps de lecture : 10 min —

Nos sociétés sont faites de normes et de conformisme. C’est par ces moyens qu’elles garantissent leur cohésion et le bon fonctionnement collectif1Festinger, L. (1950). Informal social communication. Psychological review, 57(5), 271.. Mais si tout n’est que conformisme, comment nos sociétés peuvent-elles changer et progresser ?

C’est là que les minorités entrent en scène. Par leur propension à bousculer les normes établies, elles contribuent à faire évoluer nos sociétés. Mais un groupe minoritaire, généralement rejeté, peut-il vraiment influencer toute une société ? Si oui, quels mécanismes sont à l’œuvre ? Comment la discrimination nuit-elle à cette possible influence ? Et comment dépasser ce problème ? Pour les réponses à ces questions, c’est dans la suite de l’article que ça se passe !

Minorité, une position délicate

Pour fonctionner, un groupe a besoin d’assurer une certaine homogénéité en son sein. Pour cette raison, il exerce une pression sur ses membres et les incite à adopter les normes dominantes. De fait, toute divergence sera généralement considérée comme dysfonctionnelle, dans le sens où elle nuit à la cohésion du groupe. 

C’est dans ce contexte que les sociopsychologues définissent ce qu’est une minorité. Il s’agit justement de ces personnes qui divergent, c’est-à-dire du sous-groupe qui remet en question la norme dominante. C’est par exemple ce qu’incarne un groupe militant pour l’avortement (divergence) dans une société où cette pratique n’est pas acceptée (norme). Le mot « minorité » n’est pas ici à entendre dans un sens purement numérique (les moins nombreux), mais dans un sens relationnel (celles et ceux qui s’opposent au groupe dominant) ; même si dans la réalité ces deux cas vont très souvent de pair.

Du fait de son opposition à la majorité, la minorité sera presque systématiquement perçue comme déviante et affublée d’une image négative2Schachter, S. (1951). Deviation, rejection, and communication. Journal of Abnormal and Social Psychology, 46(2), 190–207. https://doi.org/10.1037/h0062326. En conséquence, adhérer directement à une position minoritaire paraît difficilement soutenable. Ceci nous associerait à la minorité et nous rendrait tout autant déviant et rejeté qu’elle3Erb, H.-P., Hilton, D. J., Bohner, G., & Roffey, L. (2015). The Minority Decision – A Risky Choice. Journal of Experimental Social Psychology, 57, 43–50.. En considérant cette difficulté, un tel groupe peut-il vraiment avoir une quelconque influence sur notre société ?

Oui, les minorités font bouger les lignes

Initialement, le pouvoir d’influence de la minorité a été négligé par la recherche. Il a paru illogique qu’un groupe de statut inférieur puisse être à l’origine de changements au sein d’un groupe dominant. Puis, la communauté scientifique a peu à peu constaté que ceci était pleinement possible, mais par l’intermédiaire de processus sociaux plus subtils. À partir des années 70, ce sont surtout les travaux dirigés par Serge Moscovici qui vont lancer ce regain d’intérêt pour l’influence minoritaire. 

Parmi les études les plus emblématiques se trouvent celles autour du paradigme « bleu-vert »4Voir : Moscovici, S., Lage, E., & Naffrechoux, M. (1969). Influence of a Consistent Minority on the Responses of a Majority in a Color Perception Task. Sociometry, 32(4), 365. https://doi.org/10.2307/2786541 ; et Moscovici, S., & Lage, E. (1976). Studies in social influence III: Majority versus minority influence in a group. European Journal of Social Psychology, 6(2), 149-174.. L’équipe de recherche présentent des diapositives de couleur bleue à un groupe de participant∙e∙s et leur demande de quelle couleur elles sont. La réponse peut paraître évidente, mais en réalité ce groupe est en partie composé de compères, c’est-à-dire de faux et fausses participant∙e∙s, qui appartiennent en vérité au laboratoire. Ces compères répondent que les diapositives sont vertes (et non bleues). Dans le protocole, ces compères sont tantôt là en majorité, et tantôt en minorité (dans tous les sens du terme).

Comme on peut s’y attendre, seule une majorité incite les (vrai∙e∙s) participant∙e∙s à donner une réponse qui contredit leur perception (« vert » alors que la diapositive est bleue). Ils et elles sont alors environ 40% à se conformer, contre seulement 10% face à une minorité.

Mais les résultats sont plus surprenants dans une autre tâche que les participant∙e∙s doivent accomplir à la fin de l’expérience. En effet, dans un deuxième temps, l’équipe de recherche leur présente une série de pastilles colorées se dégradant progressivement du vert au bleu. Il leur est demandé de marquer la séparation entre, d’un côté les pastilles plutôt vertes, et de l’autre les pastilles plutôt bleues. Lorsque les participant∙e∙s avaient été confronté∙e∙s à une minorité, ils et elles ont considéré qu’un plus grand nombre de pastilles sont vertes (comparativement à un groupe témoin ou aux participant∙e∙s confronté∙e∙s à une majorité). Autrement dit, la minorité a influencé leur manière de différencier le bleu du vert.

En somme, dans la première partie de ces études, la minorité n’exerce que peu d’influence, contrairement à la majorité. Il parait difficile pour les participant∙e∙s de répondre « vert » devant le reste du groupe, alors que la diapositive est bien bleue et que cette réponse n’est soutenue que par une minorité. Néanmoins, dans un deuxième temps, il semble bien que la minorité a eu une influence plus profonde, en modifiant le seuil de différenciation entre le bleu et le vert.

C’est là la force de la minorité, mise en avant par l’équipe de Moscovici. La majorité n’exerce qu’une influence superficielle : nous suivons la majorité avant tout pour éviter le rejet, mais sans prêter beaucoup d’attention à ses propos. Suivre publiquement la minorité est plus difficile, mais sa position contradictoire éveille notre intérêt et nous influence à un niveau plus subtil et plus profond. 

Dans les décennies suivantes, de nouvelles études ont permis de mieux comprendre ce phénomène. Elles ont mis en lumière les étapes de cette influence et les mécanismes qui conduisent à l’innovation sociale, c’est-à-dire à l’apparition d’une réponse nouvelle à une question sociétale.

La voie de l’innovation

Dès les années 80, il est suggéré par Serge Moscovici que le chemin vers la transformation sociale passe par quatre étapes : révélation, incubation, conversion, innovation5Moscovici, S. (1985). Social influence and conformity. In G. Lindzey & E. Aronson (Eds.), The handbook of social psychology (pp. 347–412). New York: Ramdom House..

Révélation. La première phase consiste en l’apparition de la minorité. Celle-ci parvient à se faire entendre et ses idées deviennent connues de la majorité. Certains événements contribuent à augmenter la visibilité des positions minoritaires : par exemple le mouvement Me Too pour la cause féministe, l’assassinat de Georges Floyd pour les droits des noir∙e∙s américain∙e∙s, ou même, de manière opposée, les fréquentes esclandres médiatiques causées par Éric Zemmour pour l’ultra-droite.

Incubation. À force de consistance et de répétition, les positions minoritaires finissent par pénétrer la pensée majoritaire. Elles deviennent plus communes et commencent à faire partie du paysage social. Elles peuvent encore être rejetées publiquement, mais il devient difficile de les ignorer.

Conversion. À la longue, les membres de la majorité intériorisent les positions défendues par la minorité et commencent à modifier leurs propres positions, généralement de manière inconsciente.  En effet, la phase d’incubation contribue souvent à la dissociation6Pérez, J. A., & Mugny, G. (1989). Discrimination et conversion dans l’influence minoritaire. In J. L. Beauvois, R. V. Joule, & J. M. Monteil (Eds.), Perspectives cognitives et conduites sociales. Cousset: Delval., c’est-à-dire à séparer l’identité de la minorité de ses propos. Ces derniers deviennent alors plus acceptables, puisqu’ils ne sont plus associés à l’identité négative de la minorité. Par exemple, les opinions écologistes, autrefois associées à des groupes caricaturaux et ridiculisés (dépeints comme des « hippies illuminés »), ont progressivement été séparées de cette image pour devenir plus « normales ».

Innovation. La dernière étape concerne l’innovation elle-même. À ce stade, la majorité adopte la position minoritaire (ou une position proche), mais sans remettre en question sa propre identité, c’est-à-dire sans adopter l’identité minoritaire. La nouvelle position est acceptée et peut être exprimée publiquement, comme une position pleinement majoritaire.

En somme, l’influence minoritaire n’est pas immédiate, mais passe par plusieurs phases avant d’être effective. Globalement, la force de la minorité réside dans sa capacité à bousculer les normes établies. En exprimant une position différente de celle tenue par la majorité, la minorité montre qu’une autre voie est possible. Elle nous incite à questionner ce que nous tenons pour acquis et à trouver de nouvelles réponses aux questions de société7Nemeth, C. J. (2009). Minority Influence Theory. In P. Van Lange, A. Kruglanski, & T. Higgins (Eds.), Handbook of Theories of Social Psychology (pp. 362–378). New York: SAGE Publications. Retrieved from https://escholarship.org/uc/item/1pz676t7.

Résistances et discrimination moderne

Pourtant, si la minorité a le pouvoir de faire évoluer profondément les sociétés, son influence peut rencontrer une résistance importante. Cette dernière peut, dans certaines situations, lui être paradoxalement bénéfique. Dans d’autres, la résistance peut se rapprocher d’une forme subtile de discrimination et empêcher toute innovation.

Comme nous l’avons vu, la minorité, parce qu’elle remet en question la position majoritaire, est vue comme déviante. Mais ce rejet de la minorité peut se faire sur deux niveaux différents : au niveau de ses propos ou au niveau de son identité.

Dans le premier cas, les membres de la majorité critiqueront la position minoritaire et refuseront ses arguments (même si ceci n’est pas nécessairement rationnel). Plus ce rejet augmente et plus l’influence latente de la minorité sera forte8Pérez, J. A., Moscovici, S., & Mugny, G. (1991). Effets de résistance à une source experte ou minoritaire, et changement d’attitude. Schweizerische Zeitschrift für Psychologie, 50(4), 260-267.. Ceci peut paraitre contre-intuitif, mais en réalité cette situation augmente l’attention sur les propos de la minorité, ce qui lui est finalement favorable.

Dans le deuxième cas, c’est l’identité de la minorité qui est visée par la résistance. Les propos et les comportements des membres de la minorité sont expliqués par certaines de leurs caractéristiques internes : leur personnalité, leur culture, leur religion, etc. Cette psychologisation de la minorité occulte le débat autour de ses revendications, en le focalisant sur des questions identitaires, bloquant ainsi l’innovation sociale9Papastamou, S. (1986). Psychologization and processes of minority and majority influence. European Journal of Social Psychology, 16(2), 165-180..

Ce phénomène est particulièrement présent dans les formes modernes de discrimination. La situation souvent défavorable de la minorité est attribuée à des raisons culturelles (exemple : « ils n’ont pas la valeur travail ») ou motivationnelles (exemple : « ils ne font pas d’effort pour s’intégrer »)10Voir, entre autres : Bonilla-Silva, E., & Forman, T. A. (2000). “I am not a racist but . . .”: Mapping White college students’ racial ideology in the USA. Discourse and Society, 11(1), 50–85. https://doi.org/10.1177/0957926500011001003 ; Bonilla-Silva, E. (2002). The Linguistics of Color Blind Racism: How to Talk Nasty about Blacks without Sounding “Racist.” Critical Sociology, 28(2), 41–64. https://doi.org/10.1177/08969205020280010501 ; Teal, J., & Conover-Williams, M. (2016). Homophobia without homophobes: Deconstructing the public discourses of 21st century queer sexualities in the United States. Humboldt Journal of Social Relations.. Ceci empêche la remise en question de nos sociétés et perpétue un système souvent injuste et discriminant.

La force de l’inattendu

La psychologisation est liée aux stéréotypes attribués à la minorité et, comme nous venons de le voir, elle focalise l’attention sur l’identité de la minorité plutôt que sur son message. Si cette difficulté empêche la minorité d’être entendue, cette dernière possède néanmoins le moyen de la dépasser : l’inattendu.

L’esprit humain apprécie particulièrement ce qui lui est familier. De fait, si les minorités sont de plus en plus visibles dans les médias, leurs membres sont souvent présentés sous une image familière, c’est-à-dire une image qui est en cohérence avec les stéréotypes de la majorité. Cette situation est particulièrement problématique11Byrd Jr., R. D. (2014). The (not so) new normal: A queer critique of LGBT characters and themes in primetime network television situational comedies. ProQuest Dissertations and Theses, 145. Retrieved from https://aquila.usm.edu/dissertations : elle réaffirme les stéréotypes et exclut les membres de la minorité qui s’écartent de ces stéréotypes.

Une dernière conséquence est de rendre les minorités paradoxalement invisibles. En effet, elles sont intégrées au paysage social, mais sous une forme « acceptable » et édulcorée. Leurs voix sont cadrées et étouffées.

C’est ici que l’inattendu entre en scène. Si notre cerveau aime le familier, il peut difficilement échapper à l’inédit. De fait, les minorités peuvent sortir du cadre imposé par la majorité en défiant les stéréotypes qui leur sont associés. En montrant toute leur diversité interne et en donnant de la visibilité à des personnes moins stéréotypiques, elles peuvent retrouver leur impact sur la majorité12Roux, P. (1991). L’insolite au service des minorités: attentes normatives et dynamiques psychosociales de l’influence minoritaire (Doctoral dissertation, Université de Lausanne, Faculté des sciences sociales et politiques)..

Ces contre-stéréotypes ont aussi de nombreux avantages pour lutter contre les discriminations, comme nous l’avons vu dans un article précédent. Ils contribuent à réduire le recours aux stéréotypes13Gawronski, B., Deutsch, R., Mbirkou, S., Seibt, B., & Strack, F. (2008). When “Just Say No” is not enough: Affirmation versus negation training and the reduction of automatic stereotype activation. Journal of Experimental Social Psychology, 44(2), 370–377. https://doi.org/10.1016/j.jesp.2006.12.004 ; Prati, F., Vasiljevic, M., Crisp, R. J., & Rubini, M. (2015). Some extended psychological benefits of challenging social stereotypes: Decreased dehumanization and a reduced reliance on heuristic thinking. Group Processes and Intergroup Relations, 18(6), 801–816. https://doi.org/10.1177/1368430214567762 et favorisent la tolérance.

Conclusion

Nos sociétés progressent car leurs normes sont bousculées. Les grandes questions sociétales qui animent nos vies citoyennes sont autant de conflits qui contribuent à redéfinir ces normes et à peindre un nouveau vivre-ensemble.

Sur cette voie du changement, les minorités jouent un rôle central. Ce sont elles qui remettent en question les normes établies et nous incitent à les repenser. Ce sont elles qui nous montrent que d’autres visions sont possibles pour nos sociétés.

Mais ce chemin n’est pas de tout repos et les minorités se confrontent à différents types de rejet. Parmi eux, se placent des formes subtiles de discrimination, comme la psychologisation de la minorité ou l’accès à la visibilité seulement pour ses membres les plus stéréotypiques.

Pourtant, dépasser ces discriminations est essentiel pour tirer profit des perspectives nouvelles apportées par les minorités. C’est en portant attention à leurs messages, aussi déroutant soient-ils, que nous pourrons mener nos sociétés vers de nouveaux horizons.

Benjamin Pastorelli est chercheur en psychologie appliquée.


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