dièses contre les préconçus

Être juif en France


Une étude menée pour dièses permet de comprendre pourquoi les stéréotypes sur les personnes juives ont si souvent des conséquences violentes pour celles-ci.
par #Nada Negraoui — temps de lecture : 7 min —

Les stéréotypes sont des croyances collectives et acquises qui permettent de réduire la multitude d’informations qui parviennent à nous ; ils nous mènent ainsi souvent à adopter des opinions condensées, simplifiées et/ou incorrectes. Pour ce qui concerne les personnes juives, un des stéréotypes les plus répandus est ainsi celui du juif riche qui conspire en secret contre le reste de la société. D’où viennent de tels stéréotypes, et comment se construisent-ils ? Une étude menée pour dièses propose de s’intéresser à la spécificité des stéréotypes à l’égard des personnes juives en France, et ce afin de comprendre et de déconstruire les préjugés antisémites qui en découlent.

Être juif : une identité stigmatisée

« Dans ma famille, comme dans beaucoup d’autres, notre seule technique pour faire face à l’antisémitisme est de se cacher. Nous ne disons pas que nous sommes juifs. Si nous pouvons cacher notre nom, c’est encore mieux. » (Les gens pensent qu’il n’y a plus d’antisémitisme en France : c’est faux, L’Express, 25 décembre 2016.)

Le terme stigmate nous vient des Grecs qui infligeaient cette marque corporelle (au fer et au couteau) aux individus allant à l’encontre des règles de bonne vie et mœurs de la cité. Ainsi, cette marque visible avait pour but de signaler les personnes dont il était préférable de se méfier et de ne pas fréquenter. Par la suite, le concept de stigmate s’est élargi et fait désormais référence à tout attribut amenant une personne à être discréditée socialement1Jones, E. E., Farina, A., Hastorf, A. H., Markus, H., Miller, D., T., & Scott, R. A. (1984). Social stigma : The psychology of marked relationships. New York : Freeman.. Posséder une identité stigmatisée, c’est endurer une identité attribuée par autrui et non revendiquée par soi. Or, les personnes juives subissent, malgré elles, un tel stigmate. Les croyances partagées collectivement imposent et répandent une image souvent peu enviable, et cultivent des fantasmes dont il est difficile de se départir. Comme l’explique Erving Goffman, le stigmate « jette un discrédit profond sur celui qui le porte ».

Dans le cas des personnes juives, les stéréotypes développés sont assez spécifiques dans la mesure où l’on retrouve à la fois des stéréotypes positifs (« les juifs ont le sens des affaires », « les juifs sont riches ») et négatifs (« les juifs sont radins », « les lobbys juifs gouvernent le monde »). Afin de saisir la façon dont sont perçus les juifs en France, le modèle du « contenu des stéréotypes » (voir ci-dessous) s’avère être une grille de lecture pertinente.

Construction du stéréotype envers les juifs

« Lorsque j’étais au collège, on lançait des pièces par terre pour voir si j’allais les ramasser ou deviner leurs valeurs grâce au son de leur chute. » (Témoignage publié sur Glibettes, un Tumblr qui recense des tribunes de victimes d’antisémitisme.)

Rappelons tout d’abord la définition d’un stéréotype : il s’agit d’une manière toute faite de représenter les membres d’un groupe en fonction de ce qu’on croit être leurs caractéristiques.

Une des raisons d’être des stéréotypes est qu’ils nous permettent de simplifier la multitude d’informations qui parvient à nous et d’opérer des prises de décisions rapides. Ainsi, lors d’un échange avec une personne ces stéréotypes servent en quelque sorte d’indicateurs, influençant à la fois nos attentes vis-à-vis de cette interaction et notre comportement par la même occasion. Posséder un stéréotype n’implique néanmoins pas d’être convaincu par celui-ci : il est souvent tellement entendu et répété qu’il parvient très bien à influencer notre esprit, et ce, même contre notre volonté.

Venons-en donc au modèle du « contenu des stéréotypes », qui intéresse les sciences sociales depuis plus d’une dizaine d’années. D’après Fiske et ses collègues2Fiske, S. T., Cuddy, A. J. C., Glick, P., & Xu, J. (2002). A model of (often mixed) stereotype content: Competence and warmth respectively follow from perceived status and competition. Journal of Personality and Social Psychology, 82(6), 878-902 (lien dans le texte)., nous élaborons nos opinions vis-à-vis d’autrui en nous posant deux questions principales :

  • La personne en face de moi est-elle chaleureuse ?
  • La personne en face de moi est-elle compétente ?

Selon ces recherches, nous ajustons alors nos attentes et nos comportements en fonction des réponses accordées à ces deux questions. Ainsi, lorsqu’une personne nous apparaît très chaleureuse mais peu compétente, nous adoptons plutôt une attitude paternaliste envers elle (c’est ce que vivent régulièrement les personnes âgées ou en situation de handicap). Si au contraire cette même personne nous semble très compétente mais peu chaleureuse, nous en venons souvent à une attitude envieuse. Ainsi, les chercheurs définissent quatre réactions émotionnelles possibles en fonction du niveau de chaleur et de compétence : la pitié, l’envie, l’admiration et le mépris. D’un groupe à l’autre nos stéréotypes et nos émotions varient ; et notre comportement varie avec.

Les stéréotypes sur le terrain : notre étude 

« Les juifs sont en moyenne plus riches que le reste de la population. Il y a quand même beaucoup de juifs dans les médias. Ça venait du Lobby juif à la fac. C’est toujours douloureux pour moi d’être confrontée à ce genre de préjugés antisémites. (…) Ces phrases viennent toutes de personnes, membres de ma familles ou ami·e·s qui seraient surpris·e·s de voir leurs propos apparaître dans un Tumblr sur l’antisémitisme. » (Témoignage publié lui aussi sur Glibettes.)

Afin de déterminer les stéréotypes qui touchent les personnes juives, nous avons décidé de mener une étude inspirée de ce modèle théorique. Ainsi, nous avons interrogé 148 personnes afin de déterminer leur perception de la population juive et le contenu du stéréotype juif. Les personnes étaient invitées à répondre à une série de questions par l’intermédiaire d’une échelle de Likert allant de 1 (faiblement d’accord) à 5 (fortement d’accord) permettant ainsi de nuancer les réponses (voir annexe pour plus de détails sur les questions posées).

Les principaux résultats que nous avons observés (voir figure 1 et figure 2) dressent de ces stéréotypes le profil auquel on pouvait s’attendre. Plus précisément, les personnes juives sont perçues comme compétentes et compétitives mais peu chaleureuses et faiblement dignes de confiance. Concernant les stéréotypes associés à la situation sociale, les personnes juives sont perçues comme occupant, dans l’ensemble, des emplois prestigieux, jouissant d’une réussite économique et étant très instruites. Les juifs sont donc, d’après ces stéréotypes, un groupe envié.

À en croire le modèle de Fiske, ces stéréotypes ne peuvent que provoquer une réponse émotionnelle et un sentiment de convoitise. Le risque est alors de se mettre à cultiver des croyances générales, erronées et rigides que l’on nomme préjugés. En se diffusant, cette forme de préjugés peut en effet devenir un système de croyances selon lequel « les juifs » sont responsables de tous les maux (y compris économiques), et ce en raison d’un complot juif voire judéo-maçonnique mondial3Bilewicz, M., Soral, W., Marchlewska, M., & Winiewski, M. (2017). When authoritarians confront prejudice. Differential effects of SDO and RWA on support for hate‐speech prohibition. Political Psychology, 38(1), 87-99.. En fin de compte, ce sont donc nos stéréotypes vis-à-vis des personnes juives qui jouent un rôle dans la naissance du mythe conspirationniste et dans son maintien. Ainsi, on entend souvent que les juifs s’organiseraient en secret pour dominer la société. Et ces croyances sont causales – autrement dit, elles considèrent que toutes les personnes juives cultivent le même objectif de pouvoir et de domination sur les autres peuples4Winiewski, M., Soral, W., & Bilewicz, M. (2015). Conspiracy theories on the map of stereotype content. In: M. Bilewicz, A. Cichocka & W. Soral (eds.) The Psychology of Conspiracy (p. 23-41). London: Routledge..

Les juifs, un bouc-émissaire intemporel

Pour résumer, les juifs sont perçus comme un groupe puissant, malin et dangereux, ce qui provoque de la convoitise. Or l’envie est une émotion complexe, désagréable et douloureuse qui entrave le développement d’une bonne entente entre les différents groupes qui composent la société. Elle s’accompagne de sentiments d’infériorité, d’hostilité et de rancœur. Envier, c’est à la fois admirer et mépriser l’autre. Les juifs concentrent l’agressivité car ils sont vus comme les principaux responsables des misères des uns et des autres. Ils représentent le bouc-émissaire idéal car le stéréotype de richesse et de pouvoir qui leur est associé rend difficile l’empathie que l’on accorde au miséreux ou au malade. Et ces préjugés n’ont bien sûr rien d’anodin, dans la mesure où (comme l’actualité nous le montre souvent) leurs conséquences peuvent être violentes pour les personnes juives.

L’étude qui a été conduite pour dièses témoigne de la persistance du stéréotype du juif riche et jalousé qui est à la base des théories complotistes. Chaque juif devient ainsi une personne enviable et dont il faut se méfier, peu digne de confiance puisque capable d’organiser un complot d’échelle nationale voire mondiale pour son seul intérêt financier.

Cette étude montre que nous devons absolument nous familiariser, dès le plus jeune âge, au fonctionnement de notre esprit, et notamment à la manière dont celui-ci régule les informations qui parviennent jusqu’à lui. On doit en effet comprendre que pour nous simplifier la vie, nos cellules grises opèrent un travail admirable mais réducteur. Observer les limites de notre esprit pourrait peut-être nous dissuader de nous exprimer de manière aussi définitive sur un autre groupe, et nous mener ainsi à réduire tous ces préjugés qui minent la vie en société.

Nada Negraoui est doctorante en psychologie sociale à l’université de Lorraine. Le sujet de sa thèse concerne les effets de la stigmatisation des musulmans sur leurs dynamiques identitaires.


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