dièses contre les préconçus

Comment est née l’obsession anti-Soros ?


Pourquoi est-il imprudent de réduire la critique du capitalisme à celle du financier ? Exemple avec une des cibles préférées des discours réactionnaires : George Soros.
par #Léo Medvedev — temps de lecture : 6 min —

George Soros s’est aujourd’hui imposé comme une référence incontournable de beaucoup de discours politiques.

Juif et américain, milliardaire à l’action philanthropique revendiquée, homme aux idées libérales et cosmopolites, celui-ci possède en effet tout pour être détesté des extrêmes droites… Et force est d’observer qu’il en est une des cibles préférées.

On peut par exemple rappeler que Valeurs actuelles l’a présenté en une comme « le milliardaire qui complote contre la France ». Nigel Farage, figure la plus connue du Brexit, a de son côté décrit Soros comme « la plus grande menace à l’encontre du monde occidental ». L’ancien porte-parole du Mouvement 5 étoiles au Sénat italien a lui été plus modeste : il s’est « contenté » de demander en 2017 l’arrestation du milliardaire américain.

Et la liste des méfaits qui sont attribués à Soros est immense. Entre diverses choses absurdes, on l’a accusé d’être un ancien nazi (en dépit d’être juif et né en 1930), d’être à l’origine de l’épidémie d’Ebola, de projeter de tuer 100 000 Haïtiens ou de soutenir le « génocide des blancs », comme le recense cet article.

Le fait de s’en prendre à Soros est aujourd’hui une évidence pour tout un ensemble de mouvements politiques… mais il n’en a pas toujours été ainsi.

À l’origine de ces attaques : des conseillers politiques très bien payés

Une enquête de BuzzFeed News publiée en janvier 2019 (et qui n’a eu quasiment aucun écho en France) dévoile un des moments-clés de l’émergence du discours anti-Soros. Et il se déroule en Hongrie.

Après l’élection de Viktor Orbán en 2010, deux de ses conseillers en communication (venus des États-Unis) se sont en effet retrouvés confrontés à un problème inattendu : le président ne disposait d’aucune opposition. Le scrutin avait été très simplement remporté, et tous les concurrents du Fidesz (son parti) étaient profondément affaiblis. Or, pour pouvoir conserver l’exceptionnelle main mise dont il disposait au parlement, Orbán avait besoin de maintenir ses militants et électeurs sous tension. Autrement dit, il fallait leur donner un ennemi à détester avec passion.

Les deux conseillers lui proposèrent alors un nom : George Soros.

L’idée pouvait à bien des niveaux sembler absurde. Soros ne s’était en effet jamais investi en politique, et il ne vivait plus en Hongrie depuis longtemps. Il avait financé des universités dans le pays, et y avait à quelques reprises soutenu des efforts humanitaires (comme lors d’une fuite toxique en 2010). Pire encore : Orbán avait lui-même reçu de l’argent du milliardaire américain avant d’être élu président.

Mais Soros remplissait aussi bon nombre de conditions pour faire figure de repoussoir. En plus d’être vu comme l’exemple même du financier sans foi ni loi, l’homme, proche des Démocrates américains, soutient à travers sa fondation bon nombre de mouvements que la droite méprise. Plus encore, les mouvements citoyens d’opposition que Soros a soutenus dans différents pays d’Europe de l’Est permettaient de le présenter comme un danger pour la souveraineté du pays. Enfin, cerise sur le gâteau : Soros, qui vit loin de Hongrie, pouvait difficilement riposter sans effectivement donner l’impression d’être omnipotent. Autant d’éléments qui faisaient de lui un ennemi rêvé.

Une rhétorique qui s’est vite répandue

Quelques mois avant l’élection de 2014, le gouvernement a donc commencé à accuser toutes les associations critiques du pouvoir d’être corrompues par Soros. Le pouvoir n’a dès lors plus cessé de les présenter comme des mercenaires au service de l’étranger. Les quelques enquêtes menées par la police hongroise sur le dossier n’ont rien donné. Peu importe : le bruit s’est malgré tout répandu, avec l’aide de la presse proche du pouvoir. À force de spots télévisés et d’affiches publiques, le slogan « Stop Soros » s’est très fortement imposé dans la vie politique du pays.

Et le gouvernement est parfois allé loin pour que cette obsession continue de grossir. Une consultation nationale a ainsi été organisée en 2017 pour demander aux citoyens hongrois s’ils approuvaient le prétendu « plan Soros », qui consisterait à accueillir tous les ans en Europe un million de personnes venant d’Afrique et du Moyen-Orient.

Viktor Orbán n’est certes pas le premier à prendre pour cible le milliardaire américain. La campagne qu’il a organisé à son encontre n’en a pas moins inspiré de très nombreux mouvements nationalistes à travers le monde, comme en Pologne, en Bulgarie, en Italie, en Slovaquie, aux États-Unis ou même aux Philippines.

Cette rhétorique a même été utilisée en dehors de la sphère politique. Facebook a aussi cru voir dans la stigmatisation de George Soros un moyen de discréditer des associations qui critiquent l’entreprise. Le réseau social a ainsi tenté de démontrer (sans réels éléments à disposition) que le mouvement « Freedom From Facebook » était financé par le milliardaire.

Un sous-texte qu’on ne peut ignorer

Bien sûr, chacun est libre de critiquer l’action de George Soros (son origine ou sa confession n’y changent rien). J’ai moi-même de profonds désaccords avec bon nombre de ses choix et positions. Mais les critiques qui sont formulées à l’encontre de Soros sont souvent plus que problématiques dans leur forme.

Il y a d’abord le fait de le prendre toujours comme exemple, et de lui attribuer ainsi un pouvoir et une envergure qu’il n’a pas réellement. Le vocabulaire employé pour le présenter est lui aussi parfois très éloquent, comme par exemple lorsqu’on le décrit avec des traits fourbes et maléfiques ; ou lorsqu’on le dépeint en marionnettiste à l’emprise tentaculaire. Et les accusations absurdes qui sont portées contre Soros montrent l’influence du mode de pensée conspirationniste chez beaucoup de ses critiques.

Tous les éléments de cette rhétorique appuient en vérité sur les stéréotypes (conscients ou non) les plus communs associés aux personnes juives. George Soros n’est d’ailleurs pas l’unique personne victime de ce genre de discours. Les personnes qui procèdent ainsi n’ont pas toujours conscience d’être parfois influencées par des stéréotypes qu’elles pensent sincèrement rejeter ; et elles ne comprennent donc honnêtement pas que leurs propos puissent indigner. D’où l’intérêt d’expliquer, encore et encore, en quoi ces propos posent problème.

Certaines personnes , et ce n’est pas moins problématique, s’en prennent néanmoins plutôt à Soros par commodité : elles le désignent du doigt parce qu’il est désormais une figure connue du « mondialisme », et que s’en prendre à sa personne permet de se faire entendre d’un public très divers. Le problème est que les personnes qui cèdent à cette facilité peuvent ainsi renforcer des préjugés qui sont loin d’être innocents (et qui peuvent aussi avoir des conséquences pour la personne concernée : rappelons ici que Soros a reçu un colis piégé dans sa boîte aux lettres en 2018).

En fin de compte, peu de monde formule des critiques (pertinentes ou non) sur l’action réelle de Soros sans faire de lui une obsession ou un bouc émissaire permanent. Et ce fait doit nous interroger, y compris sur notre propension à nous en prendre à des individus plutôt qu’à des systèmes.

À ce sujet, et pour conclure, il est bon de se souvenir que les politiques et éditorialistes qui entretiennent « l’obsession Soros » tentent en vérité souvent de faire ainsi oublier leurs propres turpitudes. La droite dure américaine, si prompte à reprocher à Soros de se dissimuler, ne formule en effet pas les mêmes reproches aux moins célèbres (mais pas moins milliardaires) Charles Koch et Robert Mercer, deux mécènes qui financent très régulièrement les initiatives des conservateurs américains – et sans toujours le dire publiquement.

Léo Medvedev est contributeur régulier de dièses.


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