dièses contre les préconçus

« L’antisémitisme est un sujet qui a longtemps peu intéressé la population »


La haine des juifs ne ressemble pas toujours à ce qu'on croit. (Entretien.)
par #Emmanuel Kreis — temps de lecture : 9 min —

Emmanuel Kreis, historien, est l’auteur de nombreuses recherches sur l’antisémitisme et le conspirationnisme en France. Nous l’avons interrogé pour aborder avec lui quelques aspects moins connus (et souvent moins bien compris) des mouvements antisémites d’hier et d’aujourd’hui.

Le lien entre conspirationnisme et préjugés antijuifs semble désormais être devenu une évidence. En a-t-il toujours été ainsi ?

Il faut d’abord noter que les théories conspirationnistes ne commencent à se structurer qu’avec la révolution française. La révolution a plongé la société dans l’incertitude, et donne à tous l’impression que les hommes peuvent peser sur le cours des choses. Les révolutionnaires comme les contre-révolutionnaires s’accusent alors mutuellement de conspirer contre le reste de la population.

Ce n’est qu’après quelques décennies que les juifs commencent à être incorporés dans ces théories. Une souscription pour un ouvrage sur la « conspiration universelle du judaïsme » à publier en 1835 a ainsi été retrouvée. Le livre, qui devait être imprimé à compte d’auteur, semble ne jamais être sorti. C’est néanmoins la première fois, en France, que les juifs sont accusés de vouloir miner les États de l’intérieur afin de dominer la société.

Quelques affaires contribuent ensuite à façonner l’idée d’une « question juive ». En février 1840, à Damas, des juifs sont ainsi accusés par des consuls français du meurtre rituel d’un moine. Le gouvernement de Thiers commence d’abord par soutenir les consuls. Plusieurs membres influents de la communauté juive en Europe décident alors de rompre avec les habitudes de discrétion de celle-ci. Pendant quelques semaines, ils dénoncent dans la presse le comportement de ces consuls. La campagne est un succès : les détenus innocents finissent par être libérés. L’idée selon laquelle les intérêts des juifs peuvent par moments diverger de « l’intérêt national français » commence alors à faire son chemin.

On peut aussi citer l’affaire Mortara en 1858, qui concerne un jeune enfant juif baptisé en secret par une servante et qui est alors arraché à sa famille. Malgré le scandale, l’Église refuse de restituer l’enfant. Ce serait, pour elle, reconnaître que son poids au sein de la société n’est plus le même qu’avant. L’épisode a contribué à vivifier l’hostilité contre les juifs dans le monde catholique de l’époque.

Enfin, en 1869, Henri Gougenot des Mousseaux, homme de lettres et ancien membre de la cour de Charles X, publie un ouvrage de plus de 500 pages : Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens. Le livre ne contient en lui-même rien de nouveau. Les conspirations qu’il dénonce contre la France et l’Église, les reproches formulés au soutien de la presse à la « domination juive », l’invocation des « recherches » de son temps pour établir la supériorité intellectuelle des juifs, la confusion entretenue entre le judaïsme et les principes franc-maçons, ou encore les accusations d’occultisme… en fait, Henri Gougenot des Mousseaux n’a presque rien inventé. Sa force est plutôt d’avoir réuni tous ces éléments et de leur avoir donné une cohérence. Il a néanmoins fallu attendre quelques années avant que le contenu de ce livre ne commence à être repris.

Le rapprochement des mouvements antijuifs et antimaçonniques n’était donc pas acquis d’avance ?

En effet. On retrouve quelques premières dénonciations d’une collusion judéo-maçonnique au début du XIXe siècle, mais le thème ne semble pas intéresser. Les dénonciations des franc-maçons et du judaïsme, qu’on retrouve parfois sous une même plume, ne se mélangent pas très bien. Même après le livre de Gougenot des Mousseaux, l’idée d’une collusion entre juifs et franc-maçons n’est que lentement remise au goût du jour. La question juive passionne de plus en plus les auteurs antimaçons, mais ils sont beaucoup à ne pas accorder beaucoup d’intérêt à cet amalgame.

Les raisons qui poussent les antimaçons à prendre de plus en plus en compte cette perspective ne sont pas non plus univoques. Le fait de s’inspirer de rhétoriques qui ont remporté le succès à l’étranger n’explique pas tout. On peut aussi observer, au début des années 1880, un certain nombre d’affaires qui mettent la « question juive » au centre de l’actualité, et qui incitent tout le monde à prendre position sur le sujet. Les interrogations autour de l’émancipation des juifs de Roumanie, les premiers départs de juifs en Palestine, la liquidation de l’Union générale (une banque prisée des catholiques légitimistes), les débats sur la laïcité à l’école… Toutes ces affaires ont contribué à faire émerger en France un antisémitisme aux contours politiques flous, dont différents mouvements et polémistes ont tenté de récupérer les éventuelles retombées.

Il ne faut néanmoins pas oublier qu’un certain nombre de franc-maçons européens étaient eux-mêmes antisémites. Le premier congrès antisémite de Dresde, en 1882, l’a bien montré. Le député hongrois Gyözö Istoczy, qui voulait dénoncer l’omniprésence des juifs dans les loges, a ainsi suscité de vives réactions chez les délégués allemands. Parmi ces derniers, beaucoup avaient en effet très bien réussi à concilier antisémitisme et franc-maçonnerie, et ne comprenaient donc pas qu’on puisse entretenir cet amalgame. Plus anecdotiquement, en France, on peut aussi noter qu’au moins un des collaborateurs de l’hebdomadaire L’Anti-Sémitique était franc-maçon. L’obsession pour l’idée de loges infiltrées par les juifs étaient donc loin d’être si évidente.

Vos recherches révèlent souvent une forte cohérence intellectuelle entre les textes antijuifs du XIXe siècle et l’antisémitisme contemporain. Vous avez même montré que Kémi Séba, longtemps connu pour le suprémacisme noir de son ancien groupuscule Tribu Ka, ne s’est pas privé de reprendre les arguments des nationalistes français de cette époque. Comment l’expliquez-vous ?

C’est en fait assez simple à comprendre. Si vous voulez tenir un discours antisémite, où allez-vous chercher votre argumentaire ? À un moment donné, vous avez besoin de proposer des sources, des références… et les possibilités sont assez réduites. En quelque sorte, Kémi Séba a fait au plus facile.

Une question est de savoir s’il tient ce discours de manière sincère. C’est évidemment difficile à dire. Il est possible que l’antisémitisme du mouvement politique américain Nation of Islam l’ait influencé. Il faut aussi prendre en compte le fait que beaucoup de monde, dans ces sphères très radicales, accuse les juifs d’avoir joué un rôle essentiel dans la traite des esclaves. Reste qu’il est impossible d’ignorer le poids de l’opportunisme dans l’émergence du discours antisémite de Kémi Séba.

Il faut prendre conscience de ce qu’est la Tribu Ka après son apparition en 2004. Il s’agit d’un groupe politique minuscule, dont l’activisme ne suscite que très peu de bruit, en dépit de quelques tentatives d’attirer l’attention de la presse. C’est la descente faite rue des Rosiers fin mai 2006, qui s’est accompagnée d’injures antisémites, qui change complètement les choses.

Au fond, depuis des années, en France, il y a une attente d’un événement de ce genre, d’un moment qui incarnerait ce que certains appellent alors le « nouvel antisémitisme ». Le thème est en effet très présent dans la presse depuis deux essais publiés en 2002 : La Nouvelle Judéophobie, de Pierre-André Taguieff ; et Les Territoires perdus de la République, dirigé (sous pseudonyme) par Georges Bensoussan. L’attente de cet événement est en quelque sorte venue alors qu’il n’existait pas encore de groupe constitué pour l’incarner… et la descente rue des Rosiers a donc (de manière bien légitime) suscité l’indignation de beaucoup de monde, ce qui a en retour permis à la Tribu Ka de se faire connaître.

Ce n’est qu’après cette descente que Kémi Séba a commencé à revendiquer l’étiquette d’antisémite. Ce genre de décision opportuniste est assez habituel chez lui, qui n’a jamais hésité à faire évoluer ses positions en fonction de ses intérêts.

On peut noter que c’est aussi en raison de cette atmosphère que Soral a rejoint le Front national en 2005. Le parti est à ce moment convaincu que le « nouvel antisémitisme » est omniprésent dans les banlieues, et qu’il peut donc espérer y récupérer des électeurs pour l’élection présidentielle de 2007. Ce calcul s’est révélé être un échec complet pour le parti, qui a ensuite dû très vite changer de ligne.

Concernant Kémi Séba, vous avez aussi montré que celui-ci a entretenu (et entretient toujours) des liens avec des mouvements de l’extrême droite française, et même parfois avec des groupuscules néonazis. Comment l’expliquez-vous ?

La question de l’antisémitisme joue, bien entendu. On peut dire, en quelque sorte, qu’elle « crée des liens ».

Mais au fond, ce rapprochement est moins absurde qu’on ne le croit. Ces mouvements appellent à des conclusions très similaires. Ils pensent tous deux que les blancs et les noirs ne doivent pas vivre ensemble, et ont donc des objectifs en commun : l’Europe doit redevenir blanche, et les noirs doivent revenir en Afrique. Il est d’ailleurs très intéressant de voir que des mouvements néonazis ont commencé à s’intéresser à Kémi Séba à l’époque où celui-ci, en plus de défendre la supériorité de la « race noire », avait encore un discours de haine décomplexé à l’encontre des blancs.

Ce rapprochement avec Kémi Séba avait sans doute aussi un intérêt stratégique pour l’extrême droite. Présenter des personnes noires qui tiennent un tel discours permet en effet à l’extrême droite de donner à ses positions une apparence plus moderne et moins égoïste, en plus de lui permettre d’atteindre de nouvelles couches de la population. En fin de compte, les deux discours se complètent très bien.

Observe-t-on aussi des liens entre ces extrêmes droites et des mouvements juifs extrémistes ?

On peut en effet aussi observer des liens dans ce sens-là. Il en a par exemple existé entre la Ligue de Défense Juive et Frédéric Chatillon, un proche de Marine Le Pen dont les amitiés néonazies sont bien documentées (et qui a aussi aidé Soral à lancer son association).

Ces rapprochements ne viennent pas de nulle part. Au sein de l’extrême droite, il y a souvent eu des hésitations sur la politique à adopter à l’encontre des juifs, et notamment après la création de l’État d’Israël. Certains perçoivent en effet le pays comme une nation de culture européenne, dotée d’un réel esprit national et d’une volonté de « lutter contre les arabes ». Il n’en faut pas beaucoup plus pour en fasciner quelques uns.

Du reste, ces mouvements ont parfois eux aussi quelques intérêts en commun. Le départ pour Israël des juifs qui vivent en France, qui est l’objectif revendiqué de quelques groupuscules sionistes très minoritaires, est une idée qui peut aussi contenter certains néonazis, qui ont envie de voir une France « libérée des juifs ». Le plus souvent, c’est tout de même la volonté de lutter contre l’Islam qui mène des juifs de droite dure à se rapprocher de l’extrême droite hostile aux juifs.

Le phénomène reste anecdotique, et ne doit pas être surestimé. Certains épisodes n’en restent pas moins assez marquants. On peut par exemple être étonné de voir que Gilles-William Goldnadel a été l’avocat de quelqu’un comme Anne Kling, qui a écrit le livre La France LICRAtisée. Cet essai, préfacé par Alain Soral, va en effet très loin dans l’idée d’une France sous emprise juive.

Peu d’universitaires travaillent sur l’antisémitisme et l’extrême droite, en France. Pourquoi existe-t-il si peu de recherches sur ces sujets ? Est-ce un problème français ?

C’est une très bonne question. Je pense que le premier problème est que ces sujets sont perçus comme trop sensibles. Il y a une vraie réticence à faire appel à des chercheurs sur ces sujets.

Une autre raison me semble être plus pragmatique. À l’université, un jeune professeur commence d’abord par donner des cours en licence. Il est donc plus intéressant pour l’université de recevoir quelqu’un dont le sujet d’étude rentre dans le cursus de ces élèves, ce qui n’est pas souvent le cas des recherches sur l’extrême droite.

Je pense aussi que Léon Poliakov et quelques autres ont, bien involontairement, un peu bloqué les recherches sur ces questions. Les travaux qu’ils ont menés sur l’histoire de l’antisémitisme se sont imposés comme des références absolues, et certains ont pu croire que tout avait été dit. Enfin, il ne faut pas oublier non plus que l’antisémitisme est un sujet qui a longtemps peu intéressé la population.

La situation est différente en Allemagne, avec de vrais centres de recherche sur la question. En France, on a un certain nombre de recherches qui concernent des personnes juives, mais elles sont plutôt centrées sur les relations judéo-chrétiennes à l’époque médiévale. Plus qu’une question de budget, au fond, il s’agit d’un problème de volonté. Quelques recherches existent, mais elles sont souvent de faible qualité.

Emmanuel Kreis est historien. Il a publié plusieurs ouvrages, dont Quis ut Deus ? Antijudéo-maçonnisme et occultisme en France sous la IIIe République en 2017 (Édition Les Belles Lettres).

L’entretien a été mené par Paul Tommasi.


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