dièses contre les préconçus

Repenser la lutte juridique contre les discriminations à l’aune de la fraternité


Le principe constitutionnel de fraternité pourrait-il permettre de repenser la protection des minorités en France ? Rim-Sarah Alouane explique pour dièses comment ce concept pourrait, selon elle, remédier aux actuelles limites des luttes contre les discriminations.
par #Rim-Sarah Alouane — temps de lecture : 18 min —
Palais Idéal du Facteur Cheval

À la suite de la publication du rapport Discriminations & Origines : l’urgence d’agir, l’ancien Défenseur des droits Jacques Toubon dénonçait la « dimension systémique » des discriminations en France. Il fustigeait aussi « l’insuffisance des politiques publiques » en matière de lutte contre les discriminations, en rappelant que les discriminations mettaient en cause « les droits fondamentaux » de « millions » de personnes et la « cohésion sociale ». En dépit de l’adoption de plusieurs dispositifs de lutte contre les discriminations, le corpus juridique français en la matière se révèle encore largement inefficace en raison du manque des données et outils nécessaires pour apporter des changements significatifs, organiques et durables. Au lieu de lutter contre la discrimination généralisée, ces lois sont appliquées sur une base individualisée et produisent un effet antidiscriminatoire insignifiant.

Cet article soutient que le principe d’équité et le principe constitutionnel de fraternité pourraient permettre une approche plus efficiente de la protection des minorités et de la lutte contre les discriminations directes et indirectes en France, et ainsi rendre le modèle de l’universalisme républicain plus inclusif.

Les minorités en France : une inexistence juridique affaiblissant les luttes contre les discriminations

Longtemps terre d’immigration, la France est devenue une société multiethnique et multiculturelle. C’est lors de Seconde Guerre mondiale, entre la fin des années 1940 et le début des années 1970, que sont arrivés les premiers travailleurs immigrants sur le sol français. En plus d’un grand nombre de migrants d’Europe du Sud, des travailleurs sont également venus d’Afrique du Nord, d’Afrique subsaharienne et d’Asie du Sud-Est, ainsi que de Turquie et des territoires français d’outre-mer. Traditionnellement considérés comme des migrants économiques temporaires, ces personnes sont finalement devenues des résidents permanents en France. Beaucoup ont adopté la nationalité française et ont procédé au regroupement familial ; certains d’entre eux ont eu des enfants qui sont nés et ont grandi en France. Cela a conduit à la transformation démographique de la France et ce, même si encore aujourd’hui, beaucoup continuent de qualifier les personnes non-blanches d’origine extra-européenne « d’immigrés », y compris pour qualifier les personnes qui sont nées et qui ont toujours vécu sur le territoire français.

Ces facteurs ont conduit la France à développer une approche du traitement des minorités vulnérables qui contraste avec celle de nombreux États d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord. Ainsi, la France a continué à maintenir le modèle politique de l’universalisme républicain en dépit des discriminations et du racisme auxquels ces populations font face. Sur le plan juridique, les minorités ne sont pas reconnues : en effet, le système français est indifférent à la race, la religion ou aux origines ethniques des individus, comme le mentionne l’article 1 de la Constitution de 1958 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. »

L’une des raisons tient à la structure même du système constitutionnel français, qui rejette toute référence aux minorités nationales, raciales, ethniques, religieuses ou linguistiques. Ce modèle est basé sur l’idée que l’État doit interagir uniquement avec l’individu, et non avec les communautés ou les groupes, afin d’accorder un traitement égal à tous. L’égalité formelle – c’est à dire le traitement juridique identique des personnes placées dans des situations similaires – est considérée comme le moyen optimal d’assurer l’intégration, l’assimilation et le traitement égalitaire de l’ensemble des individus qui composent la communauté nationale.

Partant, il n’existe pas en France de politiques publiques conférant des avantages ou une reconnaissance à des groupes définis en fonction de l’ethnicité, de la religion ou des origines. Pour de nombreux Français, le terme même de « race » est sujet à controverse ; comme le souligne le sociologue Eric Fassin, « en France tout le monde est mal à l’aise dès qu’il est question de race. Donc, on ne peut pas en parler à la légère ». En effet, ce terme tend à renvoyer aux atrocités commises sous l’Allemagne nazie et le rôle de l’État français et du régime de Vichy dans la déportation des Juifs vers les camps de concentration.

De ce fait, loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés (ci-après Loi de 1978) a expressément posé l’interdiction de la collecte et le stockage informatisé de données à caractère raciale sans le consentement exprès des personnes interrogées ou une proposition ou avis conforme de la Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL) par décret en Conseil d’État.

Le modèle français universaliste n’a pas été conçu pour intégrer la pluralité et la diversité des groupes d’individus qui composent la France d’aujourd’hui. Au lieu de cela, ce modèle ignore les discriminations et les actes à caractère raciste auxquels des groupes vulnérables et invisibilisés sont confrontés. Enfin, non seulement le rejet des données raciales, ethniques, religieuses ou linguistiques au nom de l’égalité rend les minorités invisibles, mais ce modèle les enferme également dans d’autres catégorisations qui les rendent paradoxalement étrangères au processus français d’égalité citoyenne.

Un modèle dépassé ?

L’État français a toujours favorisé l’utilisation de critères géographiques ou de classes pour résoudre les problèmes d’inégalités sociales. Cependant, depuis le début des années 1970 et à la suite des différents mouvements anti-racistes qui « ont dénoncé les crimes racistes ciblant les migrants maghrébins et leurs descendants », la France a dû procéder à l’adoption d’une série de lois visant à combattre le racisme. Ainsi, la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, la loi du 3 janvier 1985 portant diverses dispositions dordre social, celle du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe et enfin, la loi du 3 février 2003 visant à aggraver les peines punissant les infractions à caractère raciste, antisémite ou xénophobe, constituent le socle législatif des politiques antiracistes françaises actuelles. Mais le succès de ces mesures législatives n’a été que très relatif. Comme le démontre la sociologue Rachida Brahim,

Entre les années 1970 et 2000, le mobile raciste a été la pierre d’achoppement des débats parlementaires. D’après les militants, la prise en compte d’un tel mobile devait donner un cadre juridique à la notion de crime raciste. Elle devait permettre de qualifier les faits et offrir une alternative aux poursuites judiciaires sans issue. De leur côté […] les lois de 1972, 1985, 1990 et 2003, les parlementaires se sont régulièrement opposés à cette idée d’un mobile raciste qui serait constitutif de l’infraction pour réaffirmer la nécessité de s’en remettre au droit commun […] L’étude des arguments mobilisés par les parlementaires montre que cette constante référence au droit commun au sein même de la législation antiraciste a permis d’universaliser les situations particulières rencontrées par les personnes racialisées. Dans ce cadre, l’universalisme apparaît comme un outil du racisme structurel. Il a indirectement permis de perpétuer les catégories raciales et les violences inhérentes.

En outre, jusqu’à très récemment, la France s’est principalement focalisée sur les problèmes inhérents à l’incitation ou la provocation à la haine raciale (allant d’ailleurs souvent beaucoup plus loin que leurs homologues américains), mais en mettant de côté les discriminations systémiques en matière d’emploi ou de logement, ainsi que les problèmes du profilage ethnique et des violences policières. Le rapport du Défenseur des Droits de 2020 dénonce d’ailleurs « un aveuglement des pouvoirs publics » qui participe au problème des discriminations et à leur reproduction. Quelques exemples illustrant ces discriminations systémiques : le 8 juin 2021, la Cour d’Appel de Paris a condamné l’État pour faute lourde, en raison du caractère discriminatoire des contrôles d’identité de trois lycéens, d’origine étrangère, à la sortie d’un train en provenance de l’étranger alors qu’ils rentraient d’un voyage scolaire ; à la suite d’une étude de 2021, le Ministère du Travail fait lui état d’une discrimination « généralisée et persistante » à l’encontre des candidats d’origine maghrébine. Selon le Ministère, « lorsque deux candidatures sur quatre sont appelées, ceux ayant un nom à consonance française sont privilégiés dans 6 % des cas par rapport aux deux candidats dont le nom a une consonance maghrébine (seulement 1 %) ». Plus récemment, en juillet 2022, l’INSEE dans son rapport Trajectoire et Origines, dévoilait des chiffres inquiétants reflétant l’augmentation des discriminations.

Malgré la multitude de rapports faisant état de ce type de discriminations et malgré les nombreuses sonnettes d’alarme tirées par les instances internationales ou le Défenseur des Droits, la France a délibérément évité de mettre en œuvre des politiques axées sur la race ou l’ethnicité, contrairement à de nombreux autres États d’Europe occidentale et aux États de tradition anglo-américaine.

Cette position se justifie par le modèle républicain d’intégration fondé sur le principe constitutionnel d’égalité devant la loi. Mais le modèle universaliste traditionnel n’a pas été conçu pour intégrer la diversité des groupes dans la France contemporaine. Son objectif était avant tout de réaliser l’intégration (souvent forcée) des nationaux comme les Bretons ou les Corses. Les inquiétudes concernant la pérennité du modèle républicain se sont galvanisées autour de problèmes socio-économiques et de l’exclusion des nouvelles minorités arrivées en France notamment après le processus de décolonisation.

Que l’on soit d’accord ou non avec la nécessité de réformer le modèle républicain, il reste à savoir s’il est légalement possible de le faire. En effet, la valeur constitutionnelle du principe d’égalité a été consacrée par le Conseil constitutionnel le 27 décembre 1973 dans sa décision Taxation d’office. Dès lors, le principe d’égalité est devenu un droit fondamental et un outil sur lequel s’appuie la Haute juridiction dans le contrôle de constitutionnalité des lois. Partant, une telle reconnaissance à un niveau suprême verrouille toute possibilité pour le législateur français de légalement reconnaître les droits des minorités.

L’acception française de l’égalité formelle, une barrière à la protection des minorités

Le préambule de la Constitution de 1958 dispose que

Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu’aux droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement de 2004. En vertu de ces principes et de celui de la libre détermination des peuples, la République offre aux territoires d’outre-mer qui manifestent la volonté d’y adhérer des institutions nouvelles fondées sur l’idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité et conçues en vue de leur évolution démocratique.

L’article 1er poursuit :

La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales.

Ces principes constitutionnels qui fondent le modèle actuel de la citoyenneté française ont été façonnés à partir du XVIIe siècle par des philosophes qui considéraient qu’une nation est avant une communauté liée par un bien commun implicite, partageant des institutions et des traditions communes et formant une culture dominante. Cette conception reposE sur la compréhension d’un peuple ou d’une nation comme étant socialement et culturellement homogène. Ces idéaux ont été particulièrement influents sur la composition de l’ordre républicain national français et la définition de la citoyenneté.

La révolution de 1789 et l’adoption de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (ci-après DDHC) marquent un tournant dans la définition de la citoyenneté française et de ses relations avec les groupes minoritaires. Ainsi, l’article 1er de la DDHC dispose que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». La Révolution a entraîné la domination de l’individualisme, qui ne laisse pas ou peu de place pour les identités collectives ou des communautés. Cet héritage a entraîné un rejet du communautarisme, à travers la nation, la race, la religion ou d’autres motifs collectifs. Il reflète la forte tradition de citoyenneté républicaine contraire à toute forme de reconnaissance des particularismes communautaires, au motif que cette reconnaissance agirait contre l’unité et l’universalisme de l’État.

Le poids historique de la révolution de 1789 et de son approche de la citoyenneté et de l’égalité ne peuvent être ignorés dans le paysage politique et juridique d’aujourd’hui. Les idéaux constitutionnels qui ont émergé de la révolution sont fondés sur la reconnaissance de seulement deux entités juridiques – l’État et le citoyen. Il n’y a donc pas de place pour la reconnaissance des droits des groupes ou les droits des minorités, qui irait à l’encontre de l’application d’une égalité absolue entre tous les citoyens.

Dans l’esprit de 1789, l’égalité a été interprétée comme justifiant le rejet des droits des minorités. Il y a toujours eu un accord tacite entre les partis politiques, à gauche comme à droite, concernant cet héritage républicain universaliste. En effet, en droit français, l’égalité est considérée comme le meilleur moyen d’assurer l’intégration de tous les citoyens, dans l’intérêt de l’État et des citoyens eux-mêmes. Comme le décrit le juriste Olivier Jouanjan : « l’égalité ne peut être que par l’universalité. »

Autre conséquence pratique d’une telle position : le principe constitutionnel de l’égalité a été interprété comme interdisant au gouvernement de recueillir des données ou des statistiques sur l’origine raciale, ethnique ou religieuse de ses citoyens, dans quelque contexte que ce soit.

La difficulté de mesurer l’amplitude des discriminations subies par les minorités

 La loi du 6 janvier 1978 précitée interdit aux autorités publiques et aux personnes privées de collecter des données relatives à la race, l’ethnicité ou la religion. Si, en théorie, l’universalisme républicain paraît séduisant (l’individu est reconnu en tant qu’être humain universel et dépassant toutes spécificités inhérentes à ses origines, sa couleur de peau ou sa religion), la pratique montre qu’un tel modèle exacerbe les problèmes et les obstacles quotidiens auxquels les populations vulnérables (notamment les minorités ethniques et religieuses) sont confrontées en France. Ce modèle ne leur laisse en effet que très peu de moyens pour refléter leurs expériences vis-à-vis du racisme ou des discriminations. Par conséquent, une telle interdiction de collecte de ce type ignore, ou pire, masque l’envergure de l’impact des discriminations et du racisme sur ces populations.

Le degré de discrimination à l’encontre des groupes minoritaires vulnérables est alors difficile à appréhender et à quantifier, car ceux-ci sont invisibles dans les statistiques et la rhétorique officielle des autorités publiques. Alors que le droit pénal interdit explicitement l’incitation publique à la haine, il n’y a pas de système de recours efficace et approprié pour signaler et punir ce type de discours, qui reste largement non signalé. Ainsi, le rapport de l’INSEE précédemment cité indique que « malgré une plus forte sensibilisation ces dix dernières années, entamer des démarches à la suite de discriminations reste rare ».

Ce rejet de la collecte de telles données statistiques est fondé sur le principe constitutionnel d’égalité, car la collecte de telles statistiques impliquerait que tous les citoyens ne sont pas égaux. La décision du Conseil constitutionnel Loi relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile de 2007 a confirmé le caractère inconstitutionnel de tout processus de collecte de données qui reposerait sur des motifs tels que la race ou l’origine ethnique. En pratique, cela signifie qu’aucune donnée statistique ne peut être utilisée pour fournir une vision précise de la composition raciale, ethnique, religieuse ou linguistique du pays. À ce propos, le socio-démographe Patrick Simon prévient : « la stratégie républicaine sans cesse réaffirmée est avant tout colorblind, c’est-à-dire qu’elle recherche l’invisibilité des minorités. L’égalité s’obtient dans l’indifférence. »

Un arsenal juridique insuffisant pour lutter contre les discriminations

Il existe un arsenal juridique en droit français pour lutter contre les discriminations. Mais l’approche de la discrimination est fondée sur une conception individuelle de l’égalité, selon laquelle chaque citoyen peut être protégé contre les discriminations du fait de son droit individuel à l’égalité – plutôt que pour son appartenance à un groupe racial, ethnique, religieux ou linguistique. Les mesures de lutte contre la discrimination sont fondées uniquement sur des critères socioéconomiques comme les ressources, l’âge, le lieu de résidence (notamment en se concentrant sur les zones socialement défavorisées), plutôt que sur une identité raciale, ethnique ou religieuse. Le cadre juridique de la non-discrimination a été soigneusement calibré pour éviter de faire référence aux droits des minorités ; seul le citoyen, en vertu du principe d’égalité, est protégé contre la discrimination, et non le groupe.

Alors que les débats autour de la nature invisible de la discrimination (notamment les discriminations indirectes) dans la société persistent et se renforcent, la perspective française reste inchangée : toute reconnaissance des droits des minorités, que ce soit par des mesures juridiques, la collecte de données ou autrement, serait inconstitutionnelle.

L’application de l’équité : une mesure nécessaire pour atteindre l’égalité

Cette résistance aux droits des minorités s’exprime également en ce qui concerne les propositions de mesures spéciales d’ajustement, également appelées en droit français discrimination positive. Véritable « serpent de mer de la vie politique et, donc, constitutionnelle » pour reprendre la formulation de la juriste Anne Levade, la question de la mise en œuvre de l’équité par la mise en œuvre de discriminations politiques a été, en France, la source de débats politiques et doctrinaux particulièrement tumultueux.

En effet, la reconnaissance des minorités (et intrinsèquement de leurs droits) est impossible en raison de la nature même de la conception française de l’égalité : un droit des minorités viendrait s’opposer à l’indivisibilité de la République et à l’unicité du peuple français, qui sont les pierres angulaires de la République française. Toutefois, cette vision se retrouve être mise à mal dans la pratique. Une telle vision de l’égalité est en réalité très difficile à mettre en œuvre. En effet, le contexte de son application est ignoré et ne prend pas en compte le fait que certains groupes, notamment en raison de leur ethnicité ou de leurs affiliations religieuses, se retrouvent en position de désavantage vis-à-vis du groupe historiquement majoritaire.

L’égalité ne saurait alors être appréhendée exclusivement sous l’angle formel. L’égalité réelle doit aussi être prise en compte. Il y aura en effet des situations où il peut être justifié d’appliquer une différence de traitement entre individus. Cependant, cela n’implique pas que toutes les situations différentes verront automatiquement appliquées un traitement différent.

Il sera ainsi parfois nécessaire de procéder à la mise en œuvre de l’égalité réelle au moyen de l’équité. Il s’agira de prendre en compte les différences par des mesures d’ajustement afin qu’un service puisse s’adapter et répondre aux besoins particuliers de chacun. Que ce soit les politiques d’affirmative action aux États-Unis, ou encore d’accommodement raisonnable sans contrainte excessive au Canada, ces différentes mesures spéciales sont considérées en droit international comme des outils clés pour la protection des minorités.

En France, les mesures de prise en compte des particularismes des minorités sont largement considérées comme étant anti-républicaines et en profonde violation du principe constitutionnel de l’égalité. Bien que très distinct des modèles d’accommodements des différences dans les États de tradition anglo-américaine, le procédé de discrimination positive en France, est souvent perçu avec suspicion. On accuse ce type de mesure de représenter une approche « anglo-saxonne » de la question de la diversité, de favoriser le communautarisme et d’être aux antipodes du modèle républicain universel centré sur l’individu. Mais comme il est de mise en droit français, ce principe est tout de même assorti de dérogations. Ainsi, une des exceptions à cette approche concerne le statut spécifique de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie, qui ont été autorisées à adopter des mesures spéciales en faveur des populations locales, en raison du fait que celles-ci concernent des territoires autonomes très spécifiques.

Le Conseil constitutionnel a examiné la constitutionnalité des mesures de discrimination positive dans sa décision du 11 juillet 2001 Loi portant diverses dispositions d’ordre social, éducatif et culturel. Les Sages de la rue de Montpensier devaient trancher si le législateur pouvait ou non autoriser l’Institut d’Études Politiques (IEP) de Paris à recruter des étudiants issus de zones défavorisées dites d’éducation prioritaire (ZEP), via une procédure particulière qui leur était réservée. La Haute-juridiction a autorisé la mesure parce qu’elle répondait à l’exigence constitutionnelle d’égalité d’accès à l’instruction, à condition toutefois que le processus de sélection des étudiants du ZEP soit lui-même objectif. En d’autres termes, que les étudiants qui résident dans une ZEP ne peuvent pas être identifiés sur le fondement de droits accordés à des groupes, c’est-à-dire sur le droit des minorités. Cette décision soulignait que le cas échéant, de telles distinctions seraient inconstitutionnelles.

La fraternité : une possible ouverture vers une protection des minorités

La fraternité est reconnue à l’article 2 de la constitution de 1958 qui dispose que « la langue de la République est le français […] La devise de la République est Liberté, Égalité, Fraternité« . Notion difficilement saisissable, son introduction dans les normes identitaires françaises « n’est pourtant pas allée de soi » et « le commun des constitutionnalistes français en doute encore aujourd’hui ». « Notion tissée dans la soie », le juriste Mohammed Bedjaoui relevait avec justesse que

La fraternité a des rapports complexes avec l’égalité et la liberté. Elle confère un supplément d’âme à l’égalité juridique. Elle joue à l’égard de l’égalité le même rôle que joue l’équité à l’égard de la loi, pour adoucir ou humaniser des situations trop rigoureuses qui pourraient résulter de l’application stricte du principe égalitaire.

En France, contrairement aux principes de liberté et d’égalité, la fraternité n’a pas été incluse dans la DDHC. Cela tend à signifier que cette notion était différente des deux autres et que sa signification juridique était moindre. Mohammed Bedjaoui constate d’ailleurs que « le rôle de la fraternité, lorsqu’elle est associée comme dans la devise républicaine française à la liberté et à l’égalité, est de donner à ce couple un supplément d’âme et une dimension affective ».

Dans sa thèse sur La notion de fraternité en droit public français de 1991, le juriste Michel Borgetto fait le constat d’un vide quant à la signification juridique de cette notion. Mais l’absence d’une définition juridique directe ne signifie pas que la notion de fraternité en droit n’existe pas. Michel Borgetto a d’ailleurs joué un rôle déterminant dans l’identification du rôle que la fraternité a joué en tant que norme constitutionnelle indirecte dans le développement d’un corpus de jurisprudence sur la solidarité. Juridiquement, la solidarité résulte de l’article 1er de la Constitution qui dispose que la France est une « république sociale ». Mais c’est en lien avec le principe de fraternité que la solidarité a reçu une application juridique effective, comme cela est illustré dans plusieurs décisions du Conseil constitutionnel. Ce n’est finalement qu’en juin 2018, dans sa décision Cédric H. et autre, que le Conseil constitutionnel a enfin élevé la fraternité au rang de principe à valeur constitutionnelle. À la suite de cette décision, le président du Conseil constitutionnel Laurent Fabius a insisté de façon limpide sur le fait qu’à « à l’instar de la liberté et de l’égalité […], la fraternité devra être respectée comme principe constitutionnel par le législateur et elle pourra être invoquée devant les juridictions ».

Dès lors, l’inclusion de la fraternité dans le bloc de constitutionnalité pourrait faire de ce principe un contrepoids au principe d’égalité. Cela permettrait la réalisation des normes internationales relatives aux droits des minorités au nom de la protection du principe de fraternité, sans qu’aucune modification de la Constitution ne soit nécessaire et sans atteindre les principes fondateurs de la république. Cela permettrait également de donner un second souffle à l’universalisme républicain, en faire un principe « mosaïque » tel que proposé par la professeure Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau, pour qui une telle approche permettrait l’appréhension de « la notion d’identités non pas comme un ensemble homogène et immuable, mais comme la somme de pièces rapportées, d’éléments nombreux et disparates, qui contribuent à créer une structure singulière tirant sa force et son originalité de la diversité de sa composition ». En somme, rendre l’universalisme républicain inclusif et en adéquation avec la société française de 2022. 

Cela prendra probablement du temps. Il convient d’ailleurs de rappeler que le principe d’égalité en France a été stagnant pendant longtemps, avant d’être activé et élevé au rang de principe à valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel en 1973. Il en sera sans doute de même avec le principe de fraternité. Ce principe pourrait permettre de reconnaître les droits des minorités au sein du modèle républicain et de renforcer la lutte contre les discriminations. Ainsi, une lecture évolutive de la fraternité permettrait une nouvelle interprétation du bloc de constitutionnalité existant, qui justifierait des mesures spéciales accordées aux minorités.

L’équité et le principe constitutionnel de fraternité ont le potentiel de devenir des outils juridiques clés pour la mise en œuvre du principe d’égalité et de la protection des minorités en France. Ces outils permettraient le renforcement et la protection de notre modèle de citoyenneté et le perfectionnement de nos mesures de lutte contre les discriminations. Nous disposons dans notre corpus juridique et constitutionnel des outils pour renforcer l’arsenal de lutte contre les discriminations et ainsi, répondre objectivement aux défis contemporains de la société française au-delà des clivages politiques. Mais ces mécanismes ne pourront être mis en œuvre sans une volonté politique forte et ambitieuse pour l’appuyer.

Rim-Sarah Alouane est doctorante en droit public comparé à l’Université Toulouse Capitole. Ses recherches portent sur les droits et libertés fondamentaux et le droit constitutionnel en France, en Europe et en Amérique du Nord.


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