« Petite taille, petit cerveau », « tu es le dernier à savoir quand il pleut ». Ce ne sont que deux des nombreuses moqueries que connaissent bien les personnes de petite taille. Ce type de blagues est de plus en plus considéré comme inacceptable. Cependant, dans l’imaginaire collectif, il y a encore l’idée que les personnes « trop petites » subissent des limites inhérentes à leur physique. Par exemple, on peut avoir des difficultés à trouver des vêtements et des chaussures de la bonne taille, à trouver un partenaire (surtout pour les hommes) et à conduire. Être petit implique aussi d’être souvent infantilisé.
Et si ces limitations n’étaient pas dues à la taille en soi mais à des clichés ou à des choix sociétaux arbitraires ? Depuis le siècle dernier, les stéréotypes et la discrimination des personnes de petite taille ont joué un rôle central dans les avancées des études sur la croissance, ainsi que dans la diffusion de différents types de traitement (plus ou moins efficaces) au cours des années afin de rapprocher la petite taille de la norme.
Encore aujourd’hui, malgré le progrès des études critiques sur les minorités et des groupes d’activistes de différentes affiliations qui se battent pour des sociétés plus inclusives, la petite taille est généralement vue comme un trait physique à « corriger » et qu’il faudrait, dans la mesure du possible, rapprocher de la taille moyenne et de certains standards idéaux de beauté. En s’orientant de plus en plus vers la satisfaction des souhaits des patients, le regard médical semble s’inscrire dans cette approche majoritaire. À titre d’exemple, les médias internationaux témoignent d’une hausse de demandes d’intervention chirurgicale (invasive, coûteuse et douloureuse) d’allongement des jambes de la part de personnes sans diagnostic médical. Par ailleurs, un nombre croissant de parents se demandent s’ils ne devraient pas soumettre leur enfant à un traitement par hormone de croissance, qui implique des injections régulières sur plusieurs années. Certes, certaines personnes peuvent se sentir insatisfaites de leur taille et la considérer comme un élément majeur de désavantage ou de souffrance, mais le fait même que la médecine s’intéresse de plus en plus à la normalisation de la taille ne risque-t-il pas de valider des idées discriminatoires ?
Le regard médical sur la taille
L’historienne américaine Aimee Medeiros soutient que, bien que les préjugés contre la petite taille existent depuis l’Antiquité, la petite taille est devenue un problème de santé en Europe et aux États-Unis à partir de la fin du XIXe siècle1Medeiros, A. 2016. Heightened expectations. The raise of the human growth hormone industry in America. The University of Alabama press, Tuscaloosa.. C’est à cette époque qu’on a commencé à remarquer que les enfants qui travaillaient comme ouvriers, par exemple dans les manufactures de coton, de laine ou de soie, étaient plus petits que leurs pairs qui ne travaillaient pas. Dans cette même période, un intérêt croissant pour l’étude de la santé des enfants trouve un écho important dans le développement de disciplines comme la pédiatrie et l’endocrinologie, ainsi que dans la production des statistiques des populations. De son côté, l’essor de l’anthropométrie, une technique de mesure des différents caractères morphologiques du corps humain (stature, crâne, membres) et les travaux sur « l’homme moyen » de Quetelet2Quetelet, A. 1870. Anthropométrie ou mesure des différentes facultés de l’homme. Brussel-Leipzig-Gent. ont fortement influencé la façon de comprendre et mesurer la santé des enfants. En conséquence, au cours des premières décennies du XXe siècle, des enquêtes auprès des écoles ont gagné en popularité dans les pays occidentaux et ont jeté les bases pour l’introduction des courbes de croissance utilisées, encore aujourd’hui, par les médecins dans le but de surveiller le développement correct des enfants de 0 à 18 ans (bien évidemment, avec des mises à jour régulières en utilisant des stratégies de mesure améliorées. La dernière mise à jour en France remonte à 2018).
La petite taille est devenue un trait à surveiller pour exclure toute cause de mauvaise santé de l’enfant. Toutefois, il ne faut pas réduire cette idée de mauvaise santé à un état physiopathologique, puisqu’elle s’est élargie au fil du temps. Au cours du XXe siècle, la taille a permis de renforcer les normes binaires du genre : la masculinité serait proportionnelle à la taille – et, dans une moindre mesure, la féminité serait inversement proportionnelle à la taille (de fait, ont été introduits dans la même période des traitements hormonaux qui visaient à limiter la taille des filles3Rayner, J.A., P. Pyett, J. Astbury. 2010. The medicalization of ‘tall’ girls: A discourse analysis of medical literature on the use of synthetic oestrogen to reduce female height. Social Science & Medicine 71:1076-1083.). Dans un contexte socioculturel dans laquelle toute différence individuelle était considérée comme cause potentielle d’un complexe d’infériorité, des études en psychologie de l’enfant n’ont pas tardé en démontrer que les enfants « petits » avaient un manque d’estime de soi, des difficultés scolaires et agissaient de façon immature. La prise en charge médicale était donc justifiée par le besoin de prévenir ou réduire un présumé « problème psycho-social ».
La petite taille comme expérience de vie, au-delà du diagnostic
Selon l’association des patients Grandir, en France, on considère qu’un homme a une taille « normale » s’il mesure entre 162 cm et 190 cm (ou 176 cm en moyenne), alors que la taille « normale » pour une femme se situerait entre 152 cm et 177 cm (164 cm en moyenne). Généralement, les variations de croissance sont détectées pendant l’enfance, période au cours de laquelle les enfants sont soumis à des contrôles et des mesures réguliers. Toute déviation des mesures considérées comme « normales » fait l’objet de surveillance médicale et, parfois, de prise en charge.
Selon les connaissances actuelles, la petite taille peut être causée par différents facteurs, tels que des maladies osseuses constitutionnelles, des maladies génétiques, les origines ethniques de la personne, un déficit hormonal ou nutritionnel. L’étiologie exacte de la petite taille n’est pas toujours facilement identifiable et des études génétiques espèrent pouvoir expliquer dans le futur les types de petite taille qui restent incompris. Le nanisme classique (aussi appelé « nanisme disproportionné », car la longueur des membres supérieurs et inférieurs n’est pas considérée comme proportionnée par rapport au tronc), peut être provoqué par plus de 500 conditions (par exemple, l’achondroplasie, la pseudoachondroplasie, la hypochondroplasie, le nanisme diastrophique, la maladie de Morquio, le syndrome de Larsen…). Les personnes petites avec ces diagnostics mesurent généralement moins de 150 cm et peuvent, selon le diagnostic, être atteintes de différents problèmes de santé tout au long de leur vie. Il existe également : le nanisme hypophysaire, qui est dû à un déficit de l’hormone de croissance, appelé aussi « nanisme proportionné » car les parties du corps respectent les proportions standards ; la petite taille familiale, qui est déterminée par la taille des parents ; le retard de croissance et/ou de puberté, qui se manifeste par un ralentissement de la vitesse de croissance dans une certain période de la vie ; la petite taille idiopathique, c’est-à-dire une petite taille sans cause médicale connue. Enfin, la petite taille peut être le symptôme d’une pathologie autre, comme le syndrome de Turner, celui de Prader-Willy ou l’insuffisance rénale chronique.
Malgré ces catégorisations, des personnes présentant des diagnostics médicaux différents peuvent avoir la même taille. Parfois, des hommes « petits » peuvent avoir une taille considérée comme « normale » pour les femmes. Pourtant, leurs expériences de vie peuvent être très différentes. Le médecin et philosophe George Canguilhem nous rappelle que « la vie humaine peut avoir un sens social, un sens biologique et un sens existentiel »4Canguilhem, G 1965 (2005). La connaissance de la vie, p. 200. Vrin, Paris.. Au-delà des mesures, du diagnostic et de l’étiologie, la petite taille, en tant que trait physique « diffèrent », est une expérience de vie complexe, dynamique et multidimensionnelle. Cette expérience peut être marquée par différentes représentations culturelles de la beauté et de l’identité de genre qu’il est difficile de prendre en compte quand on « traite » la petite taille puisque l’objectif est fixé en termes quantitatifs. On considère, par exemple, que les filles atteintes du syndrome de Turner bénéficient du traitement par hormone de croissance car elles peuvent gagner jusqu’à 15 cm. Le traitement dans ce cas vise à normaliser la mesure de la taille de la personne et non pas à traiter la pathologie sous-jacente ou d’autres symptômes que ces personnes peuvent présenter. Les enfants de petite taille idiopathique, en revanche, peuvent gagner de 5 à 7 cm (même s’il peut y avoir des variations importantes). Le traitement pour eux/elles implique au moins de 4 à 7 ans de prise d’hormone, et une surveillance médicale continue. Est-ce que l’expérience de vie que tout cela implique est prise en compte dans l’analyse de coûts et avantages avant de commencer le traitement ? Comment faire correctement ce calcul ?
Reconnaître la discrimination
L’histoire sinueuse de la découverte du traitement par hormone de croissance montre bien l’intérêt de normaliser la petite taille. Un intérêt, cependant, imprégné d’idées discriminatoires et avec des forts préjugés de genre. La difficulté d’identifier, d’isoler et de comprendre le fonctionnement de l’hormone de croissance, qui a marqué la première moitié du XXe siècle n’a pas empêché l’utilisation généralisée d’extraits de différentes hormones dans le but (la plupart du temps manqué) de stimuler la croissance. Dans les années 50, on a commencé à utiliser la testostérone avec l’idée qu’une hormone masculine devait – bien évidemment – faire grandir. Malheureusement, elle s’est avérée ne pas être efficace car elle accélère la maturation du squelette en réduisant les années (et donc les possibilités) de croissance (en plus de développer chez les filles des traits masculins, comme la croissance des poils et l’élargissement du clitoris). Enfin, malgré le scandale lié à la mauvaise mise en œuvre des techniques de prélèvement de l’hormone des cadavres qui a provoqué la contamination de plusieurs enfants avec la maladie neurodégénérative de Creutzfeldt-Jakob, depuis 1985 l’industrie pharmaceutique a pu continuer à s’appuyer sur les stéréotypes et les préjugés liés à la petite taille pour commercialiser l’hormone produite en laboratoire et promouvoir son usage. Par ailleurs, la chirurgie d’allongement de jambes, inventée dans les années 50 en Sibérie par le polonais Gavriil Ilizarov, visait à traiter des personnes qui avaient eu un accident ou qui étaient nées avec des membres de longueurs différentes. Ce n’est qu’après, et au-delà de sa volonté, que sa technique a été utilisée à des fins esthétiques.
Or, s’il n’y a pas de problème avec les interventions esthétiques en soi, n’est-il pas problématique que celles-ci puissent être fondées sur des préjugés et des idées discriminatoires ? Dans le cas du traitement par hormone de croissance pour les enfants de petite taille idiopathique, plusieurs études ont constaté à la fois l’absence de relation avérée entre la petite taille et les problèmes psychologiques et de données empiriques confirmant une amélioration de la qualité de vie après le traitement. Est-ce que ce manque de preuves, dans le cadre d’une médecine qui se veut fondée sur celles-ci, ne devrait pas amener à s’interroger sur les préjugés et la discrimination fondée sur l’apparence des personnes ? Probablement, assumer un regard médical plus inclusif pourrait aider également à s’engager dans la recherche sur ces questions avec un esprit nouveau et plus ouvert.
Si dans les siècles passés la médecine a considéré la taille comme un problème médical à résoudre au niveau individuel, alors qu’il s’agit d’un problème sociétal et collectif, il est temps de se distancer de ce point de vue médical discriminatoire et d’adopter un point de vue plus inclusif. On considère aujourd’hui que la discrimination de tout type de diversité n’est pas acceptable, et que l’inclusion des différences concernant le genre, la race, le handicap favorise une meilleure société. Pourquoi donc accepter que la médecine soit basée sur des idées discriminatoires ? Certes, les préjugés peuvent donner un faux sentiment de sécurité, dans la mesure où ils semblent nous indiquer la meilleure manière d’agir : si être un homme petit n’est pas bien vu, il est préférable de normaliser la taille. En revanche, s’engager dans la complexité et sortir des dualismes peut déstabiliser et nous confronter à la difficulté d’évaluer différemment au cas par cas, sans réduire la personne à ses centimètres. Mais ce n’est pas ce sentiment déstabilisant qui doit nous empêcher d’essayer d’améliorer la qualité de la prise en charge médicale.
Maria Cristina Murano est chercheuse en bioéthique et philosophie de la médecine.