Les discours sur le racisme et les discriminations ne rappellent pas suffisamment comment l’ordre racial qui prévaut dans le monde aujourd’hui s’est construit en même temps que l’ordre capitaliste, à une période particulière de l’histoire que les Européens ont appelé le « siècle des grandes découvertes ». Un siècle de conquête qui, pour d’autres, s’est soldé par l’extermination des habitants du « Nouveau Monde » et la mise en esclavage des peuples du continent africain, berceau de l’humanité.
Le libéralisme, théorie économique qui sacralise les libertés individuelles, a paradoxalement été élaboré durant le règne de l’esclavagisme, caractérisé par la privation totale de liberté d’une grande frange de la population mondiale. Les premières révolutions dites « libérales » d’Europe et d’Amérique ont toutes correspondu à des périodes d’intensification de la traite négrière et d’expansion coloniale. La « main invisible » d’Adam Smith avait donc besoin de chaines, de fouets et de muselières pour installer le marché libre.
Dans son livre Contre-histoire du libéralisme (Éditions La Découverte, Paris 2013), le philosophe italien Domenico Losurdo souligne que la doctrine libérale qui a triomphé de l’absolutisme en Europe a donné naissance à deux phénomènes jumeaux : la célébration de la liberté (mais réservée à quelques-uns seulement) et la généralisation de l’esclavage (pour beaucoup d’autres). Il faudrait relire les grands penseurs du libéralisme tels que John Locke, Hugo Grotius, Montesquieu, Alexis Tocqueville, enseignés dans toutes les universités du monde, pour comprendre les explications monstrueuses qu’ils ont données pour justifier l’esclavage et la nécessité de mettre en place le système socio-économique qu’on appelle aujourd’hui capitalisme. Certains d’entre eux considéraient par exemple que l’abolition de l’esclavage constituerait une atteinte inacceptable à la propriété privée des colons, un droit qui, à leurs yeux, pesait plus lourd que la vie des êtres humains réduits en esclavage.
L’exception de la révolution haïtienne
L’ordre racial qui a été instauré dès le XVIIIe a pris des formes et des noms différents selon les régions et les pays : pigmentocratie en Amérique latine et dans les Caraïbes, ségrégation raciale aux États-Unis, indigénat dans les colonies françaises, apartheid en Afrique du Sud.
Pour légitimer cet ordre aussi bien racial qu’économique, une panoplie de théories en sciences sociales et humaines – mais aussi en sciences naturelles – a été élaborée sur la base de trois grandes présuppositions :
- La hiérarchie des hommes, des races et des cultures qui mettait l’homme blanc au-dessus de tous les autres
- La sélection naturelle des espèces qui ferait que seuls les plus aptes pourraient survivre
- Le droit du plus fort sur les faibles qui ont perdu la compétition.
Propagée à travers la science, la littérature, les médias et l’éducation, la croyance en cet ordre racial justifié par la sélection naturelle s’est profondément implantée dans les esprits, jusqu’à devenir une véritable superstructure mentale.
Cet ordre racial a pu ainsi survivre à toutes les révolutions – notamment les révolutions américaine, française, russe et cubaine – et à tous les mouvements d’indépendance dans les Amériques, qui ont tous échoué à le démanteler.
La révolution haïtienne est la seule à avoir tenté de le remettre en cause en rejetant la théorie de la hiérarchie des races et en essayant d’appliquer l’universalité des droits humains. Elle eut un écho considérable dans le monde atlantique dont l’économie était basée sur l’esclavage des Africains. Aux États-Unis, des chansons circulaient en l’honneur de la première victoire d’esclaves sur leurs oppresseurs dans l’histoire humaine, et des noms de héros haïtiens étaient donnés comme prénoms à des nouveau-nés. Des milliers d’Africains déportés quittèrent leur cauchemar américain pour émigrer à Haïti après 1820 et retrouver la dignité et la liberté qui leur étaient refusées. Chez les Amériques et les Caraïbes, la peur d’une extension de la révolution haïtienne s’installait dans les plantations, premiers laboratoires du capitalisme. Dans une ordonnance en date du 17 avril 1825, le roi de France, Charles X, finit par « concéder » au jeune État son indépendance contre une indemnité de 150 millions de francs-or pour dédommager les anciens esclavagistes. Haïti se saignera jusqu’en 1952 pour payer cette lourde dette qui, conjuguée au blocus économique imposé par les États-Unis et les pays européens, affaiblira la première République noire.
Une situation pour le moins paradoxale
L’ordre racial a également survécu à toutes les transformations sociales survenues au cours des XXe et XXIe siècles, y compris les révolutions féministes, culturelles et technologiques. Ce que nous observons aujourd’hui aux États-Unis avec le mouvement Black Lives Matter, mais aussi dans d’autres pays du monde, est une nouvelle remise en question de cet héritage historique qui continue d’une part à nourrir le racisme et la discrimination structurels et d’autre part à maintenir le système capitaliste. On comprend mieux pourquoi des jeunes blancs ont rejoint ce mouvement de contestation, et pourquoi les statues et des monuments qui glorifient des figures historiques de cet ordre racial ont été pris pour cible.
La financiarisation excessive du capitalisme a jeté dans la précarité une partie de la population blanche qui avait bénéficié jusqu’à présent de certains privilèges de race. Et cette évolution a créé une situation pour le moins paradoxale :
- D’une part, on constate que des franges de la population blanche affectée par les ravages du système néolibéral s’accrochent à défendre l’ordre racial qui les avantageait, en espérant préserver leurs intérêts et regagner un jour leurs privilèges perdus.
- D’autre part, nous voyons une population blanche de la classe moyenne plus éduquée rejoindre des mouvements comme Black Lives Matter pour contester l’ordre racial qui soutient et renforce cet ordre capitaliste.
Pour saisir cette évolution, il est utile de revenir sur l’histoire et le processus de construction de la notion même de race blanche ou de « blanchitude » (whiteness). Jusqu’à récemment, la plupart des études sur les relations interraciales se concentraient surtout sur les caractéristiques et particularismes des Noirs, des Autochtones ou des Asiatiques pour expliquer leur marginalisation ou leur intégration dans la société. Les Blancs étaient implicitement considérés comme les représentants de la normalité contre laquelle l’altérité et la marginalité des autres peuples étaient généralement mesurées. Très peu d’analyses ont tenté de comprendre comment la blanchitude et ce sentiment d’appartenir à ce « groupe normatif » s’est construit à travers l’histoire.
La règle de la goutte de sang
Dans son livre Histoire des Blancs (Max Milo Éditions, Paris, 2019), l’historienne afro-américaine Nell Irvin Painter explique l’évolution du concept de blanchitude au cours de l’histoire et comment celui-ci a déterminé progressivement l’identité raciale de l’Europe et des nations américaines. Nell Irvin Painter nous rappelle que pendant un certain temps les Irlandais, les Italiens, les Juifs et les Hispaniques n’étaient pas considérés totalement « blancs » et que ce sont les élargissements progressifs de la blanchitude américaine qui leur ont permis d’intégrer le groupe des blancs.
S’appuyant sur une analyse critique des écrits des grands penseurs européens et américains, elle démonte le processus discursif, socio-économique et culturel qui a conduit à la désignation de la peau blanche comme l’incarnation du pouvoir, de l’intelligence et de la beauté.
Elle démontre par exemple comment la « race caucasienne » qui sert encore aujourd’hui à désigner les Blancs en Amérique a été inventée par un adepte allemand de la « craniométrie » du nom de Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840), suite à l’analyse du crâne d’une jeune géorgienne que les forces russes avaient faite prisonnière et qui mourut d’une maladie vénérienne. Notre craniologue trouva le crane de la géorgienne d’une grande perfection et décida d’appeler « caucasienne » la race blanche qui lui semblait correspondre à cet idéal de beauté. Nell Irvan Painter relève cette ironie de l’histoire : « Il se peut que la femme dont le crâne servit à désigner la race blanche ait été une esclave sexuelle à Moscou, comme des milliers de ses compatriotes en Russie et dans l’Empire ottoman. »
Dans un article publié en avril 2021 dans le journal britannique The Guardian intitulé « L’invention de la blanchitude : la longue histoire d’une idée dangereuse », l’auteur, Robert P. Baird, décrit lui aussi les origines de la race blanche en Amérique du Nord. Il rappelle que l’invention d’une identité raciale blanche a été motivée dès le départ par le besoin de justifier l’esclavage des Africains. « Les propriétaires de plantations comprenaient très bien que le traitement cruel qu’ils réservaient aux Européens sous contrat (appelés aussi les engagés) et le traitement encore plus cruel qu’ils réservaient aux Africains réduits en esclavage pouvaient susciter des idées de vengeance, voire pire. Considérablement inférieurs en nombre, ils vivaient dans la crainte constante de soulèvements. Ils craignaient particulièrement des incidents tels que la rébellion de Bacon, en 1676, au cours de laquelle des engagés européens se sont battus côte à côte avec des Africains libres et asservis contre le gouvernement colonial de Virginie. Pour parer à de tels événements, les propriétaires de plantations ont d’abord cherché à se protéger en accordant à leurs serviteurs « chrétiens » des privilèges juridiques dont ne disposaient pas leurs « nègres » asservis. L’idée était d’acheter l’allégeance des Européens sous contrat avec un ensemble de droits qui, aussi maigres soient-ils, les plaçaient au-dessus des Africains asservis. Vers la fin du XVIIe siècle, ce système a connu un changement important : de nombreuses lois qui réglementaient le comportement des esclaves et des serviteurs – le Servant Act de 1681 en Jamaïque, par exemple, qui a ensuite été copié pour être utilisé en Caroline du Sud – ont commencé à décrire la classe privilégiée comme des « Blancs » et non plus comme des « Chrétiens ». »
La conversion au christianisme des esclaves devenant un obstacle majeur pour perpétuer l’esclavage, il fallait une théorie pour justifier l’esclavage. Celle sur la hiérarchie des races tombait à point nommé. Les Blancs étaient donc ceux que ne pouvaient pas être mis en en esclavage, alors que la règle de la goutte de sang noir suffisait à rejeter l’individu qui a reçu cette impureté dans la catégorie de ceux qui peuvent être « esclavagisés ».
Le capitalisme, un crime contre l’humanité ?
Aujourd’hui, toutes ces théories raciales ont été démontées par les recherches scientifiques sérieuses. Mais la question de la race et toute la sémantique qui l’accompagnait ont survécu à l’abolition de l’esclavage et continuent de hanter les sociétés post-esclavagistes. La dualité noir/blanc façonne encore l’épistémologie et la vision du monde dans des nombreux pays, même si les catégories de la blanchitude – et de la négritude – se sont élargies et complexifiées.
La révolution génétique est venue ébranler les dernières certitudes quant aux affiliations raciales ou ethniques en révélant que nos patrimoines génétiques sont souvent en contradiction avec les catégorisations et les affirmations sur nos appartenances raciales. Les variations entre nos phénotypes (notre apparence physique) et nos génotypes (notre patrimoine génétique), et les révélations surprenantes des analyses génétiques de certaines populations en Amérique et en Europe, ont permis de discréditer les croyances au mythe de la pureté raciale dont le nazisme avait déjà montré la toxicité. Une nouvelle opportunité nous est offerte de nous émanciper de l’ordre racial qui continue de coloniser nos esprits, et de lutter plus efficacement contre le racisme et la discrimination raciale en combattant son jumeau, l’ordre capitaliste, qui le soutient. À l’occasion de la journée de réflexion que les Nations unies organisent en septembre 2021 pour marquer le 20e anniversaire de la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance, il serait peut-être opportun de reconnaitre enfin le capitalisme comme un crime contre l’humanité, comme le furent la traite et l’esclavage à Durban (Afrique du Sud), il y a 20 ans. Et demander les réparations nécessaires pour soigner notre planète saccagée dont l’état de santé est de plus en plus alarmant, selon le dernier rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) publié le 9 août 2021.
Ali Moussa Iye est un écrivain et chercheur djiboutien. Il a aussi dirigé les projets « La Route de l’esclave » et « Histoire générale de l’Afrique » à l’UNESCO.