L’acide sulfurique, communément appelé vitriol en France au XIXe siècle, est fréquemment employé à des fins criminelles au cours de l’époque contemporaine et constitue l’instrument privilégié des agressions qui visent à défigurer la victime. Œuvre de femmes, issues pour la plupart des catégories populaires dans la France de la fin du XIXe siècle et des premières décennies du XXe siècle, le vitriolage est désormais principalement le fait d’hommes qui exercent leur forfait sur des femmes dans des pays asiatiques, comme l’Inde et le Pakistan, et, dans une moindre mesure, africains et américains, à l’image de l’Ouganda.
En dépit de ces configurations opposées où les femmes se retrouvent en position d’agresseuses ou de victimes, l’attaque à l’acide révèle avec force les assignations de genre et la volonté d’invisibiliser la parole des femmes.
L’usage de l’acide par les femmes : l’expression de la détresse matérielle et de l’exaspération
Entre 1870 et 1900, les agressions à l’acide se multiplient en France. Marginales en regard des milliers d’incriminations pour coups et blessures qui se déroulent à la même époque, elles correspondent en moyenne à une dizaine, voire une vingtaine d’affaires par an. Si elles peuvent être liées à des conflits de voisinage ou à des différends nés de dettes qui n’ont pas été honorées, elles sont majoritairement accomplies dans le cadre de ruptures amoureuses et de dissensions conjugales. Les agresseurs sont avant tout des femmes qui entendent se venger de leur mari ou de leur amant, parfois de leur rivale. La plupart d’entre elles sont issues des catégories populaires et sont ouvrières, lingères, domestiques ou encore fleuristes, marchandes de quatre-saisons, fabricantes d’ombrelles. Certaines se sont laissé séduire par une promesse de mariage avant d’être délaissées, bien souvent enceintes ; d’autres refusent les infidélités de leur compagnon ; d’autres, enfin, sont abandonnées, généralement avec des enfants à charge.
Face aux autorités judiciaires, ces femmes témoignent de leur dépit amoureux et reconnaissent parfois avoir éprouvé de la jalousie. Mais elles dépeignent avant tout des situations de détresse matérielle et de grand désarroi. Plongées dans la misère, elles se heurtent au refus de leur ancien compagnon d’assurer la subsistance des enfants présents ou à venir, comme le relate Victorine Lelong, une domestique : « Quand j’allais chez le marchand de vin en même temps que lui, il ne me parlait pas, il ne me regardait pas ; jamais il n’a embrassé son enfant. […] Je demandais de l’argent, alors il se fâchait, me lançait 6 francs pour la chambre et s’en allait furieux en me disant qu’il voudrait que je sois morte et l’enfant aussi. »1Lettre de Victorine Lelong au juge d’instruction, 28 mai 1875, Archives de Paris, D2 U8 38. Les vitrioleuses évoquent des violences physiques, faites de coups et de mauvais traitements. Elles mentionnent des paroles blessantes et des moqueries, des insultes et des médisances qui portent atteinte à leur dignité. Elles se disent ulcérées, exaspérées, poussées à bout par les multiples provocations – ou, au contraire, par le silence et le mépris de leur ancien compagnon.
Le contexte d’énonciation dans lequel sont formulés ces propos invite à la prudence. Face aux juges, les femmes entendent occulter le caractère foncièrement prémédité de leur geste et atténuer ainsi leur responsabilité. Il est possible qu’elles mettent l’accent sur leur emportement et leur confusion. Pour autant, les discours n’en recèlent pas moins une part de vérité quant au profond désespoir qu’elles éprouvent. Sans plaider explicitement pour les droits des femmes, elles expriment, à travers leur geste, le refus d’une situation qu’elles jugent intolérable. Elles aspirent également à retrouver un honneur et une réputation. Lorsqu’elles décident de « marquer » leur victime, selon l’expression qu’elles emploient, elles visent à l’empêcher de séduire à nouveau et la faire souffrir. Mais le but est surtout de révéler aux yeux de tous son infamie et déplacer ainsi l’indignité.
Une violence réinterprétée et disqualifiée
À ces justifications avancées par les vitrioleuses, les autorités judiciaires, tout comme les journalistes, les écrivains, les juristes ou les criminologues, opposent des interprétations qui conjuguent stéréotypes de genre et mépris de classe.
Certes, quelques magistrats font preuve d’empathie. Ils incriminent l’ancien compagnon à qui ils reprochent son infidélité et sa brutalité. Mais la plupart d’entre eux se contentent de souligner la jalousie de la vitrioleuse et réduisent son geste à la seule volonté de vengeance. Le dédain affleure à l’égard de ces femmes qui ont recours à l’arme du pauvre, généralement utilisée pour récurer les métaux et les cuivres. La réprobation n’est jamais loin vis-à-vis de celles qui ont accepté de vivre en concubinage et ont consenti à avoir des relations sexuelles et des enfants hors mariage. Les vitrioleuses se voient refuser le droit de brandir un honneur bafoué. Aux yeux des contemporains, elles semblent promptes à pervertir les hiérarchies sociales et corrompre l’ordre moral, ce d’autant plus lorsqu’elles ont jeté leur dévolu sur un amant plus riche ou plus jeune. L’expression « vitrioleuse » participe de leur discrédit. Apparue sous la Commune, dans la bouche de ses contempteurs, elle désigne les femmes populaires, barbares et cruelles qui auraient versé du vitriol sur les soldats agonisants en 1871 et dont les criminelles, qui agressent leur ancien compagnon, seraient les lointaines héritières.
Parallèlement, l’interprétation selon laquelle le vitriolage est un crime passionnel s’impose dans l’opinion publique. Cantonnée dans la rubrique des faits divers, l’agression devient une « mode », une « épidémie ». Une certaine légèreté entoure les récits qui regorgent d’ironie et confinent au vaudeville. Maupassant y voit « l’épée de Damoclès de l’infidélité »2« L’art de rompre », Le Gaulois, 31 janvier 1881.. Pour d’autres, l’usage de l’acide est l’issue redoutée des caprices féminins, susceptibles de sanctionner un regard furtif ou un baiser rapide.
Le vitriolage est également considéré comme le reflet de la nature féminine. Dès la première moitié du XIXe siècle, alors que les rares agressions impliquent à part égale les deux sexes, l’imaginaire selon lequel elles sont le fait de « la beauté offensée »3Le Figaro, 2 juillet 1854. se déploie. La réalité chiffrée qui accompagne l’augmentation des affaires de vitriol à partir des années 1870 ne fait que le conforter. La médiocrité du geste trouverait là son explication. Loin des beaux crimes qui regorgent de mystère et d’élégance, l’usage du vitriol obéit à un maniement simple et ne requiert pas de stratégies élaborées. Pour des contemporains héritiers d’une misogynie pluriséculaire, il traduit le manque d’imagination et les capacités intellectuelles limitées des femmes ; il illustre leur fourberie et leur dissimulation qui permettent de compenser l’absence de force physique et de courage. Il correspond pleinement à la cruauté raffinée et diabolique qui caractérise la criminalité du « deuxième sexe ». Il révèle enfin la nature profondément hystérique des femmes qui, en raison de leur physiologie et leur sensibilité, sont considérées au XIXe siècle comme incapables de maîtriser leurs nerfs. Eugène Grasset offre ainsi, en 1894, le portrait d’une Vitrioleuse échevelée, au visage crispé et au regard inquiétant.
Ces interprétations conduisent à naturaliser et inférioriser les vitrioleuses. Elles disqualifient leur geste, occultent leurs aspirations à une vie faite de respect et d’honorabilité, dépourvue de violence et de mépris. Elles le réduisent à l’expression de la démesure et de la fragilité propres au genre féminin. L’indulgence dont bénéficient les criminelles, et qui se traduit par des peines légères ou même des acquittements, trouve d’ailleurs en partie son explication dans le sexe de l’accusée. Faible et irresponsable, guidée par la seule passion, la femme qui agresse à l’acide n’est finalement pas bien dangereuse.
Une violence infligée aux femmes
Si l’usage du vitriol s’estompe progressivement en France, il s’épanouit depuis les années 1960 dans des pays comme l’Inde, le Bangladesh et le Pakistan, ainsi que dans certains pays africains, tel l’Ouganda, et sud-américains, à l’exemple de la Colombie. Il se développe également au Royaume-Uni depuis la dernière décennie et relève souvent d’une criminalité organisée qui voit les gangs s’affronter, loin de la dimension personnelle qui caractérise la plupart des vitriolages.
Chaque année, plus de 1 500 agressions au vitriol sont commises dans le monde. Désormais, dans leur grande majorité, elles sont le fait d’hommes qui brutalisent des femmes. Elles sanctionnent le refus d’avances sexuelles et le rejet de propositions de mariage. Au Bangladesh, de très jeunes filles en sont victimes en raison des unions précoces. Dans d’autres cas, ce sont les affirmations d’indépendance qui sont punies, à l’image de ces femmes qui répugnent à verser leur argent à leur mari ou qui décident de quitter le domicile conjugal à la suite de mauvais traitements. Des différends financiers peuvent enfin conduire au châtiment, qu’il s’agisse de conflits fonciers ou des questions de dot, lorsque les parents de l’épouse refusent de la verser ou d’en augmenter la valeur.
L’agression à l’acide constitue le reflet et le prolongement des inégalités entre les femmes et les hommes dans ces sociétés. Elle s’abat sur celles qui transgressent les normes et font entendre des aspirations à la liberté, ce d’autant plus qu’elles sont considérées, par ceux qui les convoitent ou les épousent, comme leur propriété. De manière plus générale, défigurer et annihiler la beauté empêche la séduction et entrave les stratégies matrimoniales. C’est donc l’ensemble de la famille qui se trouve frappée d’infamie et de honte. La question de l’honneur se révèle cruciale dans les vitriolages. Pour l’agresseur, il s’agit de retrouver une considération qui lui a été retirée.
Dans plusieurs pays, comme l’Inde, le Bangladesh et le Pakistan, la législation a été amendée afin de punir plus lourdement les agresseurs. Des programmes de sensibilisation ont été menés. Ces différentes mesures ont permis une réduction significative des vitriolages, même si les effets se révèlent différenciés selon les territoires. Bien des victimes peinent encore à faire reconnaître leurs droits et sont traitées comme des parias. Certaines refusent toutefois la stigmatisation et la relégation dont elles font l’objet. Les unes participent à des défilés de mode, d’autres deviennent égéries de marques de beauté, à l’instar de Reshma Qureshi, agressée par son beau-frère à l’âge de 17 ans. Toutes se rejoignent dans la volonté de déplacer l’opprobre et de retrouver une dignité qui leur a été enlevée et qui leur est souvent refusée.
Si leurs démarches laissent entrevoir un espoir, le chemin semble encore long pour parvenir à la disparition de cette violence qui, par la destruction du visage, conduit à « une mise à mort symbolique »4David Le Breton, Des visages. Essai d’anthropologie, Paris, Métailié, 1992, p. 302. et implique un long processus de reconquête d’une identité et d’une place que la société peine souvent à accorder.
Karine Salomé est une chercheuse associée au Centre de recherches en histoire du XIXe siècle. Elle est notamment l’autrice de Vitriol. Les agressions à l’acide du XIXe siècle à nos jours (Éditions Champ Vallon, 2020).