Le rapport annuel de l’association SOS Homophobie, publié en 2021, définit l’homophobie comme tout « sentiment ou manifestation de rejet, de mépris ou de haine envers les personnes ou comportements associés à l’homosexualité ». Le terme homophobie renvoie à une certaine conception idéologique de la sexualité et du genre.
Fondée sur un système de croyances, de représentations sociales et de stéréotypes, l’homophobie affiche une vision hétérocentriste, où l’hétérosexualité est constitutive de la norme sociale et, ce faisant, supérieure à toute autre forme de sexualité. Ainsi, peut être caractérisé comme homophobe tout traitement discriminatoire envers des individus en raison de leur orientation amoureuse et/ou sexuelle, supposée ou réelle. Bien que notre utilisation du terme englobe ici les différentes formes d’hostilité entourant l’homosexualité (gayphobie, lesbophobie, biphobie), il existe des mécanismes et enjeux spécifiques pour chacune de ces discriminations.
Si les agressions physiques à caractère homophobe alertent de manière ponctuelle l’opinion publique, elles ne sont pas les seules manifestations de l’homophobie. En effet, les actes vécus dans et par le langage sont aussi très nombreux. Plus que la simple expression d’une idéologie hétérosexiste et/ou hétéronormative, le discours homophobe prend forme à travers des phénomènes langagiers complexes, furtifs et tenaces, et s’apparente au discours haineux. Les travaux menés en sciences du langage sur le discours de haine ont mis en évidence des marques discursives d’altérité fortes dont l’objectif est de déshumaniser l’autre, de le nier jusqu’à l’anéantir. La rhétorique homophobe trouve son fondement dans les procédés de catégorisation, d’essentialisation, et l’utilisation de stéréotypes, d’insultes qui exercent une mise à distance de l’autre. L’homophobie entretient également un rapport à la pureté et à la norme dans son argumentation – accordant une certaine légitimité fantasmée au locuteur·trice de ce discours violent.
Du contre-discours au discours alternatif
Face au changement idéologique concernant les normes sexuées et sexuelles en France1Idéologie rendue légitime par les différents projets de loi en faveur de l’égalité sexuelle ces dernières années (Pacs, Mariage pour tous, procréation médicalement assistée ouverte à toutes les femmes)., la volonté de la part des politiques et des citoyen·ne·s de lutter contre l’homophobie est de plus en plus prégnante au sein de la société.
Pour contrer des discours de haine, comme les discours homophobes, on peut s’insurger, vouloir répliquer et donc affirmer une parole « contre ». Les contre-discours s’opposent frontalement à un discours source – ce qui va créer controverse et polémique. Ces contre-discours jouent sur une réfutation argumentative vive et émotionnelle, retournent les arguments avec des procédés qui visent à attaquer, rejeter et disqualifier. Ils s’appuient aussi sur une certaine connivence avec un public acquis à la cause défendue et activent des émotions partagées, comme l’indignation ou le sentiment d’injustice. La polémique serait alors au centre du contre-discours dans le sens où la confrontation argumentative, autour de la divergence de points de vue sur une même question, marquerait une volonté de convaincre son interlocuteur ou son interlocutrice voire un tiers, à tout prix et par tous les moyens, et d’affirmer des enjeux interpersonnels, voire des besoins de reconnaissance. Finalement, ces contre-discours s’inscrivent dans une absence de négociation ou dans le maintien d’une forte dissymétrie. Dans une telle perspective, l’argumentation/contre-argumentation se co-construit entre les interlocuteurs·trices dans un va-et-vient nécessaire (arguments contre arguments, attitudes contre attitudes, rapports de face contre rapports de face).
Nous2Ce texte s’appuie sur des réflexions menées par les deux autrices au sein des ouvrages : Lorenzi N. et Moïse C. (dir.), 2022, Discours de haine et des radicalisations. Un glossaire des notions, Paris. Normal Sup. Éditions et Lorenzi N. et Moïse C. (dir.), 2021, La haine en discours, Lormont, Le bord de l’eau. préférons de notre côté mettre en avant des discours alternatifs qui ne reposent pas sur la polémique mais sur d’autres genres discursifs, critique, scientifique, témoignage, humour, performance, littérature… et qui ne s’érigent pas « contre ». Le discours alternatif prend acte du discours premier et propose, sans entrer dans une opposition dichotomique, d’autres ouvertures, et notamment de renvoyer à une humanité commune.
Le témoignage comme discours alternatif
Tel qu’il a été étudié, le témoignage, comme genre discursif, permet de déplacer les points de vue, de changer les représentations premières et émotives, de proposer un autre point de vue sur les évènements, de les expliquer autrement et de donner à réfléchir. À travers la parole du témoin, il ne s’agit pas de contrer frontalement les arguments des discours premiers, mais d’apporter, par une expérience de vie, une autre vision du monde. L’expérience individuelle devient responsabilité collective dans un acte politique. De cette façon, le témoignage rend aussi hommage à l’ensemble des victimes ayant vécu les mêmes évènements douloureux, dans leur corps. Pour remplir toutes ces fonctions de conscientisation et de transmission sociales, le témoignage doit s’appuyer sur une vérité où les émotions serviront son propos, sans aller vers un débordement émotionnel polémique. D’un point de vue discursif, le témoignage, sous forme de narration, va user des caractéristiques du récit oral dans une intention de vérité et à partir de deux procédés essentiels, une construction narrative autour de faits précis et crédibles et des éléments émotionnels objectivés. La force de ces témoignages est de ne jamais accuser, dénoncer, attaquer mais d’exposer les faits bruts, ce qui permet d’échapper à des épanchements fusionnels. Toutefois, cette recherche des faits concrets, de réalisme et d’objectivation ne va pas sans une volonté d’effets émotionnels chez l’interlocuteur ou l’interlocutrice, dans la mesure où il s’agit de créer une tension émotionnelle afin de transformer les représentations liées à la mise en discours de la haine.
Le 18 janvier 2022, et à l’occasion des quarante ans de l’abrogation du « délit d’homosexualité » dans le Code pénal français, Le Monde publie une série d’articles pour dire « une époque où les gays étaient traités en parias ». Les articles se basent sur le témoignage de plusieurs « victimes de cette répression » et retracent leur parcours d’acceptation et d’affirmation de leur homosexualité. Ces témoignages mettent en scène l’homophobie dont les auteurs ont été victimes : « Je me faisais traiter de “tapette”. Quand je voyais arriver des garçons, je filais. Je rasais les murs, je vivais claustré » ; « On se faisait taper, mais impossible d’aller se plaindre à la police, parce qu’elle répondait : “Écoutez, vous êtes pédé, vous l’avez bien cherché !” ». Le discours rapporté, largement utilisé dans les témoignages, élément de dialogisme, permet de reprendre certains discours homophobes émis par un père, une mère, un agent de police ou un parfait inconnu. Ce discours rapporté alimente la construction d’un récit de vérité tandis que cette façon de dire, renforcée par la présence de photographies, permet une incarnation corporelle des victimes d’homophobie. Le témoignage, loin de toute dimension anecdotique s’il en était, s’inscrit, par sa force, dans la durée. Le discours homophobe n’est pas convoqué pour faire polémique, ni pour produire une controverse. En effet, la mise en récit de l’histoire de ces témoins ne constitue pas une parole qui cherche à réfuter les propos d’autrui. Les témoignages ne font pas état d’une portée conflictuelle et/ou virulente, ni d’une volonté de revendication explicite. Par la narration de leur histoire, les énonciateurs tentent davantage d’introduire une vision autre de l’homosexualité, tout en rendant compte des conséquences de l’homophobie. En convoquant des exemples précis, les témoignages tentent de marquer les esprits, et ainsi de tirer profit des discours homophobes remis en circulation. Les témoins montrent avec réalisme la cruauté et la violence qui accompagnent certains propos – c’est en cela que ces témoignages tentent d’agir comme des discours de sensibilisation voire de prévention face à cette forme de discrimination qu’est l’homophobie.
Pour aller plus loin :
- Moïse, C. & Hugonnier, C. (2019) : Discours homophobe. Le témoignage comme discours alternatif. Semen, 47, 121-139.
- Lorenzi-Bailly, N. & Moïse, C. (éds.) (2021) : La haine en discours. Lormont (Le bord de l’eau).
- Lorenzi-Bailly N. & Moïse, C. (éds) (à paraître) : Discours de haine et des radicalisations. Un glossaire des notions. Lyon (ENS Éditions).
Claire Hugonnier et Claudine Moïse sont chercheuses en sciences du langage à l’Université Grenoble Alpes.