L’antisémitisme est une idéologie moderne qui s’appuie sur les images des Juifs1Comme les Juifs forment à la fois un peuple et une communauté religieuse, le mot est, dans ce texte, alternativement écrit avec ou sans majuscule. qui se sont formées au fil des siècles. Ce phénomène est bien documenté dans les sociétés chrétiennes. Mais aujourd’hui, l’antisémitisme est beaucoup plus répandu dans le monde musulman.
Le sondage Global100 de l’Anti-Defamation League, un indice du sentiment antisémite dans le monde, a montré que la majorité écrasante de la population des pays musulmans approuvent des déclarations antisémites. Le Pew Research Center a également constaté que les attitudes négatives envers les Juifs sont la norme plutôt que l’exception dans de nombreux pays musulmans. La grande majorité des personnes en Égypte, en Jordanie et au Pakistan attestent avoir une « opinion très défavorable » des Juifs. L’antisémitisme est devenu si répandu dans le monde musulman que le mot même de « juif » est désormais une insulte couramment utilisée. C’est moins vrai chez les musulmans des États-Unis et d’Europe, mais même les musulmans vivant en Occident affichent des niveaux d’antisémitisme plus élevés que leurs homologues non-musulmans.
S’il peut être tentant de dire que ces croyances représentent une haine éternelle des juifs chez les musulmans, ou que l’Islam ou Israël sont à blâmer, la vérité est qu’il existe d’innombrables exemples de relations positives entre les musulmans et les juifs, y compris de longues périodes de coexistence dans l’Espagne médiévale, malgré la discrimination institutionnelle contre les non-musulmans à l’époque, et des histoires fascinantes de sauvetage de juifs par des Albanais musulmans pendant la Shoah. Juifs et musulmans ont fait cause commune en Europe sur des questions contemporaines qui préoccupent les deux communautés, notamment l’abattage rituel et le droit à la circoncision. Et les récentes évolutions vers des relations diplomatiques normales entre Israël et plusieurs pays arabes sont la preuve que la vision essentialisante d’une inimitié éternelle entre Juifs et Musulmans est fausse.
Des textes sacrés parfois hostiles
Mais divers développements historiques et politiques ont eu un impact négatif sur la façon dont les Juifs sont perçus aujourd’hui dans le monde musulman.
Comme dans le cas du christianisme, certains textes sacrés musulmans invitent à l’hostilité à l’égard des Juifs, bien que l’on puisse également y trouver des déclarations positives sur les Juifs. Le Coran et le Hadith (un recueil de propos attribués au prophète Mahomet) peuvent être interprétés de manière à suggérer que les musulmans et les juifs sont ennemis, que les juifs seront tués à la fin des temps, que les juifs ont falsifié les écritures et que les juifs ont essayé de tuer Mahomet. « Tu constateras que les hommes les plus hostiles aux croyants sont les Juifs et les polythéistes », peut-on lire dans la traduction du Coran par Denise Masson, qui a reçu l’approbation des autorités islamiques du Caire et de Beyrouth (verset 82 de la sourate V).
Le fait que Mahomet ait tué et réduit en esclavage les Juifs à Médine a également été utilisé pour inciter à la violence contre les Juifs, bien qu’il y ait eu des rencontres positives entre Mahomet et des tribus juives. Les juifs et les chrétiens étaient pour la plupart tolérés dans les sociétés islamiques prémodernes, mais ils étaient aussi la cible de discriminations institutionnelles et traités avec mépris. Les Juifs étaient soumis à des impôts spéciaux, à la ségrégation et, dans certains cas, à des pogroms, comme à Fès en 1033 ou à Grenade en 1066. Comme pour le christianisme, cette situation a produit un riche réservoir de stéréotypes antijuifs.
L’influence du monde chrétien
Avec l’arrivée des colonisateurs et des missionnaires européens au Moyen-Orient au XIXe siècle, des thèmes antisémites chrétiens ont été introduits dans la région. L’un des exemples les plus tristement célèbres est l’affaire de Damas de 1840, dans lequel des moines capucins ont accusé la communauté juive locale d’avoir assassiné un frère et son serviteur musulman afin d’utiliser leur sang pour les rituels de Pessah. Les accusateurs avaient le soutien du consul de France et les musulmans locaux ont participé aux émeutes qui ont suivi contre la communauté juive locale.
L’accusation de meurtre rituel à l’encontre des Juifs et d’autres allégations antijuives provenant des pays chrétiens ont mis du temps à s’ancrer dans les pays musulmans, mais elles ont fini par se répandre presque incontestées. En 1983, Mustafa Tlas, longtemps ministre de la défense de la Syrie jusqu’en 2004, a publié une version du libelle du sang intitulée The Matzo of Zion. Des livres similaires sont largement lus aujourd’hui dans le monde arabe.
Au début du XXe siècle, le mouvement croissant de l’islam politique considérait que les chrétiens et les Juifs faisaient la guerre aux musulmans et tenait les Juifs pour responsables de la prétendue décadence et de l’occidentalisation des sociétés islamiques. Sayyid Qutb, membre des Frères musulmans et l’un des penseurs les plus influents du mouvement, a écrit un pamphlet largement diffusé intitulé Notre lutte contre les Juifs, dans lequel il établissait des parallèles entre les développements contemporains et la lutte de Mahomet avec les Juifs. « Les Juifs ont également conspiré contre l’Islam en incitant ses ennemis contre lui dans le monde entier… Les Juifs en tant que Juifs étaient par nature déterminés à combattre la vérité d’Allah et à semer la corruption et la confusion. Le judaïsme était par nature une Vérité défectueuse et corrompue ; tandis que les vrais musulmans et le véritable islam étaient par nature les opposés miroirs des Juifs et du judaïsme », écrivait-il.
La montée du nazisme
Qutb considérait également le retour des Juifs en Palestine comme un mal qui exigeait une punition. « Qu’Allah fasse tomber sur les Juifs des gens qui leur infligeront le pire des châtiments, comme une confirmation de sa promesse sans équivoque : ‘Si vous revenez, alors nous revenons' », écrivait-il. Les écrits de Qutb ont inspiré les islamistes du monde entier, du Jamaat-e-Islami en Asie du Sud à l’ayatollah Khomeini en Iran. Les Frères musulmans constituent aujourd’hui un réseau mondial qui diffuse toujours ces idées. L’un de leurs principaux chefs spirituels actuels, Yusuf al-Qaradawi, est un prédicateur sur Al Jazeera et dirige le Conseil européen pour la fatwa et la recherche. Il pense qu’Hitler a été envoyé comme une punition divine pour les Juifs et plaide pour un nouvel génocide. En 2009, il a déclaré que « si Dieu le veut, la prochaine fois, ce châtiment sera infligé par la main des croyants », c’est-à-dire des musulmans. Des groupes djihadistes radicaux comme Al-Qaïda et ISIS ont adopté des idées similaires.
La montée du nazisme dans les années 1930 a également fait des émules parmi les Arabes. Certains mouvements nationalistes arabes des années 1930 et 1940 se sont inspirés du mouvement national-socialiste allemand. Les nazis ont également exploité l’hostilité des Arabes envers les forces impériales britanniques et françaises et ont largement diffusé une propagande radiophonique en étroite collaboration avec des dirigeants islamistes, notamment le mufti de Jérusalem, Amin Al-Husseini. Cette propagande fusionnait les croyances islamiques traditionnelles anti-juives avec l’imagerie conspirationniste de la « juiverie mondiale ». Pourtant, même avant sa collaboration avec les nazis, Al-Husseini a introduit le mensonge infâme selon lequel les Juifs voulaient démolir la mosquée Al Aqsa à Jérusalem, une affirmation qui a été utilisée à plusieurs reprises comme preuve que les Juifs menaient une guerre contre l’Islam et qui conduit encore à la violence contre les Juifs.
Après la Seconde Guerre mondiale, le nazisme n’a pas été aussi délégitimé dans le monde musulman qu’il ne l’a été en Europe. D’éminents nazis, tels que Ludwig Heiden (alias Louis al-Hajj) et Johann von Leers (alias Omar Amin) ont poursuivi leurs activités de propagande dans les pays arabes après la guerre. Alois Brunner, un officier SS qui a été l’assistant d’Adolf Eichmann, a conseillé le régime syrien sur la torture. En 1953, Anwar el-Sadat, qui deviendra plus tard le président égyptien, a écrit un hommage à Hitler. Aujourd’hui encore, Hitler reste une figure populaire et Mein Kampf un best-seller en Turquie et dans d’autres pays – un phénomène qui s’est d’ailleurs également produit dans les pays asiatiques au cours des 20 dernières années.
Quelques signes récents de changement
Après la guerre, le panarabisme, un mouvement qui cherchait à unifier le monde arabe sous un seul gouvernement, est apparu comme une force politique majeure, combinant des éléments de l’idéologie suprémaciste arabe avec la résistance à l’impérialisme européen. Il a également adopté des éléments du nazisme. Gamal Abdel Nasser, président de l’Égypte de 1954 à 1970 et l’un des principaux panarabistes, était membre d’un mouvement pro-nazi dans les années 1940 et a protégé des responsables nazis après la guerre. Nasser a également soutenu la diffusion de la propagande antisémite en arabe, y compris le pamphlet infâme Protocoles des Sages de Sion.
Un élément central de l’idéologie anti-impérialiste arabe était la représentation d’Israël comme le principal obstacle à l’unité arabe. La rhétorique antisioniste, renforcée par une coopération étroite avec l’Union soviétique, qui a mené des campagnes antisionistes à ses propres fins à partir des années 1950, ne faisait généralement pas la distinction entre la diabolisation d’Israël et la diabolisation des Juifs. Aujourd’hui encore, les manuels scolaires syriens présentent le prétendu contrôle sioniste des médias mondiaux comme un fait. La Shoah, en revanche, n’est pas mentionné dans les manuels d’histoire. Hitler est dépeint comme un leader fort, défendant l’Allemagne contre les Juifs2Renate Heugel, Die deutsch-arabische Freundschaft: Deutsche Geschichte (1815–1945) in syrischenSchulbüchern (Hamburg: Kovac, 2013); Arnon Groiss, Jews, Zionism and Israel in Syrian School Textbooks, juin 2001, http://www.impact-se.org/wp-content/uploads/2016/04/Syria2001.pdf; J. M. Landis, Islamic Education in Syria: Undoing Secularism, preparedfor “Constructs of Inclusion and Exclusion: Religion and Identity Formation in MiddleEastern School Curricula,” Watson Institute for International Studies, Brown University, novembre 2003, accessed October 1, 2017, https://pdfs.semanticscholar.org/be13/112be6d2c4bee6f487dd988b2d40dcc12978.pdf..
Les nationalistes panarabes utilisent une rhétorique antisioniste qui masque de manière effrayante leur vision antisémite du monde. Le dirigeant irakien Saddam Hussein, qui a bombardé Israël à plusieurs reprises pendant la guerre du Golfe en 1991 et a désigné “l’entité sioniste” comme le pire ennemi de son pays, et a régulièrement fait l’amalgame entre Juifs, sionistes et Israéliens. « [N]ous devrions réfléchir à tout ce que nous avons pu apprendre des ‘Protocoles des Sages de Sion’, et réfléchir à la nature des discussions qui ont eu lieu », a déclaré Hussein aux membres du parti Baas dans l’une des milliers d’heures d’enregistrement audio capturées par les Américains après l’invasion de l’Irak en 2003. « Nous devons identifier les méthodes adoptées par ces forces sionistes hostiles ; nous connaissons déjà leurs objectifs. Je ne crois pas qu’il y ait eu une quelconque falsification en ce qui concerne ces objectifs sionistes. »
Ces idées sur le sionisme, les Juifs et Israël ont profondément pénétré les sociétés arabes. Mais il y a aussi quelques signes récents de changement. Les liens entre Israël et certains pays arabes, comme les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Soudan et le Maroc, se sont réchauffés avec la signature d’accords visant à normaliser les relations. Les pays arabes se sont également intéressés à l’histoire de leurs communautés juives, qui ont souvent été chassées dans les années qui ont suivi la création de l’État d’Israël. Le front idéologique de la diabolisation des Juifs, des sionistes et d’Israël est peut-être en train de se fissurer dans certaines parties de la population musulmane.
Une première version de ce texte a été publiée en anglais sur le site My Jewish Learning.
Günther Jikeli est sociologue et historien. Il enseigne en tant que professeur associé à l’université de l’Indiana (États-Unis).