dièses contre les préconçus

Handicaps et contrainte : une implacable logique d’exception


Pourquoi le discours des droits humains peine-t-il à prendre la place qui lui revient dans les pratiques d’intervention autour du handicap ? Autopsie d'une logique d'exception, où l'idéal du droit se heurte aux injonctions capacitantes des institutions sanitaires.
par #Pierre Pariseau-Legault — temps de lecture : 6 min —

Lors d’une allocution donnée à Strasbourg au mois de juin 2019, Dunja Mijatović, commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, s’exprimait ainsi à propos du traitement réservé aux personnes en situation de handicap : « J’ai vu comment un système de santé mentale basé sur la coercition perpétue l’isolement des personnes qui ont le plus besoin du soutien de leur communauté, ce qui alimente davantage la stigmatisation et la peur irrationnelle entretenue à leur droit. J’ai vu comment les garanties censées protéger les personnes atteintes de handicaps psychosociaux de l’arbitraire sont réduites à de simples formalités.1Traduction libre » Ces propos font écho à ceux de Thomas Szasz sur l’utilisation courante de la contrainte comme stratégie d’intervention ciblant celles et ceux qui s’éloignent des représentations du sujet idéal : raisonnable, capable et autonome. Alors que des approches centrées sur les droits humains sont proposées pour mettre fin à cette situation, une logique implacable d’exceptionnalisme expose les limites du droit sur le traitement réservé aux personnes en situation de handicap psychique ou intellectuel.

Les normes et leur envers

La question des droits humains est un symbole particulièrement puissant de l’imaginaire culturel lorsqu’il est question du traitement réservé aux personnes en situation de handicap. Elle revêt cependant une certaine obscurité, dans la mesure où s’intéresser à l’application du droit auprès de ces personnes nécessite une compréhension des particularités juridictionnelles dans lesquelles s’insèrent et sont mises en œuvre ces normes. Les droits économiques et sociaux, les droits de l’enfant et les droits des personnes handicapées sont au nombre des droits humains établis par de nombreux textes internationaux, dont la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Convention relative aux droits des personnes handicapées. Ces documents nous rappellent que les droits au logement, à la santé et au travail, pour ne nommer qu’eux, devraient bénéficier à tous sans discrimination.

Aux règles générales du droit s’ajoutent cependant des dispositions « exceptionnelles » ciblant spécifiquement le champ du handicap psychique et intellectuel. Ces dispositions, qui autorisent l’internement, les traitements non consentis et l’imposition de mesures de contrôle, sont actuellement légitimées par la rencontre de deux discours d’expertise, l’un provenant du domaine médical et l’autre du domaine juridique. Leur rationalité s’appuie d’une part sur la gestion du risque que présente une personne envers elle-même ou envers autrui et d’autre part sur l’absence d’autonomie individuelle, concept dont l’application est souvent limitée aux dimensions légales du consentement aux soins. Les constats préliminaires d’une étude que nous réalisons actuellement au Canada suggèrent que ces mécanismes médicolégaux ont contribué à l’émergence d’une logique d’exception plutôt qu’à la disparition des frontières institutionnelles, pourtant vertement dénoncées par le mouvement des droits civiques au tournant des années 1960. L’exceptionnalisme psychiatrique est décrit comme une situation où « la psychiatrie revendique un statut spécial par rapport aux autres disciplines médicales […] et […] cumulativement, ces tentatives d’être ou de paraître « exceptionnel » ont pour effet involontaire de renforcer l’image des psychiatres et de leurs patients comme des figures d’exception ». Faisant écho aux propos d’Agamben sur l’État d’exception, nous postulons toutefois que cette logique d’exception s’étend bien au-delà du dispositif psychiatrique et concerne l’ensemble des stratégies de prise en charge des personnes marginalisées, dont celles en situation de handicap psychique ou intellectuel.

Quels sont les effets de cette logique d’exception sur la capacité des pratiques d’intervention de reconnaître et défendre les droits humains ? Comme l’indique avec justesse Pierre Berthelet, une logique d’exception se caractérise par un ensemble diversifié de pratiques de contrôle social et non par une approche du droit comme unique déterminant de ces pratiques. L’exception cible les populations marginales et « procède à un ciblage des segments de la société considérés comme à risque, un quadrillage disciplinaire dense et une surveillance de tous les instants ». Les propos de Dunja Mijatović laissent entrevoir que la contrainte pallie une incapacité chronique des institutions sanitaires à répondre aux besoins des personnes en situation de handicap. Aux frontières de la prise en charge institutionnelle du handicap se trouve une tendance préoccupante à la judiciarisation de personnes marginalisées qui, en s’appuyant sur les normes du droit, participe à la légitimation de la contrainte comme stratégie thérapeutique. Partant de cette hypothèse, cette logique d’exception semble constituer l’angle mort du discours centré sur les droits humains lorsqu’il est question du traitement réservé aux personnes en situation de handicap, particulièrement lorsque ce handicap est psychique ou intellectuel.

L’argument de la nécessité

L’argument de la nécessité est central dans la justification de la contrainte et dans la logique d’exception que nous avons tenté de décrire dans les lignes précédentes. Comment la contrainte est-elle donc devenue nécessaire et aussi fortement enchevêtrée dans les pratiques d’intervention ? Un élément de réponse se trouve sans doute dans les usages sociaux des normes du droit qui, en tant qu’objets discursifs, sont dotés d’une force prescriptive et performative déterminante. Ainsi approchés, les droits humains seraient perméables à certaines formes d’appropriation et de réappropriation. La logique d’exception caractérisant le champ du handicap constituerait ainsi une forme d’appropriation des normes du droit répondant aux impératifs sécuritaires, aux exigences d’efficacité et aux injonctions capacitantes des institutions sanitaires contemporaines.

Les résultats d’une récente synthèse des connaissances que nous avons réalisée sur l’intégration des droits humains en psychiatrie soutiennent cette hypothèse. Lorsque nous examinons le rapport des soignants à l’utilisation de la contrainte, un conflit de rôle important est documenté. Il est décrit comme une négociation particulièrement difficile d’exigences contradictoires, à la fois caritatives et coercitives, imposées au personnel soignant. Signe de cet inconfort, la contrainte est généralement approchée comme un « mal nécessaire ». Cette expression illustre une dissonance cognitive évidente, qui s’explique par la recherche de cohérence du personnel soignant lorsqu’ils sont confrontés à des situations contradictoires à leurs systèmes de pensée, de croyances et de valeurs. La contrainte serait en outre « nécessaire » en raison de l’austérité caractéristique des institutions sanitaires, dont le manque de ressources humaines, matérielles et financières s’accompagne d’une réduction des opportunités, pour le personnel soignant souvent affecté à des tâches techniques, d’échanger avec les personnes soignées.

L’argument de la nécessité transcende toutefois les pratiques d’intervention. Pour preuve, le phénomène de transinstitutionnalisation2Le mot désigne le déplacement des personnes qui étaient jadis institutionnalisées dans des lieux très proches de l’asile. ciblant les personnes en situation de handicap intellectuel expliquerait leur surreprésentation en milieu pénitentiaire. La contrainte s’impose alors comme une stratégie de réadaptation qui, en souscrivant aux injonctions contemporaines de l’individu « capable » et surtout responsable de ce qui lui arrive, perpétue la violence symbolique et soutient la légitimité de convenance des processus d’exclusion sociale ciblant les populations marginalisées. L’idéal de justice porté par les droits humains se confronte ainsi aux nombreuses inégalités et discriminations qui sont à la fois invisibilisées et individualisées. La judicarisation des handicaps agit alors comme reflet du souci de conformité qui est imposé aux personnes s’écartant du prototype du sujet idéal.

Les droits et leurs conditions d’existence

Si les droits humains sont sujets aux influences externes, il est alors possible d’entrevoir de nouveaux usages formulant une critique de l’utilisation de la contrainte comme mode d’intervention. auprès des personnes en situation de handicap. Bien que la question des droits humains soit d’une importance irréfutable, c’est avant tout l’ensemble des conditions matérielles et relationnelles permettant à ces droits d’exister qui devrait nous intéresser. L’actualisation de ces droits et leur effectivité, c’est-à-dire « le degré de réalisation dans les pratiques sociales des règles énoncées par le droit », nous encouragent à trouver des réponses à même les cultures de pratique, en s’intéressant aux présupposés, à l’organisation et à la transformation des normes d’intervention, plutôt que dans les sources internes du droit.

Serait-il alors possible de passer d’une logique d’exception aux droits humains à une logique de reconnaissance de ces droits en contexte de handicaps ? Chose certaine, amorcer cette transition demanderait une transformation durable et radicale des pratiques d’intervention auprès des populations marginalisées. Heureusement, l’intérêt grandissant accordé aux injustices épistémiques3Dit autrement, l’intérêt grandissant porté à l’exclusion de la parole de certaines catégories d’individus dans la production du savoir. laisse entrevoir une valorisation plus soutenue du discours, des expériences et des savoirs des personnes en situation de handicap, et notamment de celles qui sont ciblées par la contrainte. L’intégration de ces savoirs encouragerait au moins à identifier de nouvelles stratégies d’intervention respectueuses de la dignité humaine, faisant ainsi contrepoids à la logique d’exception caractérisant le fonctionnement actuel des institutions sanitaires.

Pierre Pariseau-Legault est infirmier de formation, et professeur et chercheur au département des sciences infirmières de l’Université du Québec en Outaouais.


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