dièses contre les préconçus

« Fous dangereux »


Un nouveau décret, paru au Journal officiel le 28 avril 2022, permet aux préfets de croiser les données d'hospitalisation sans consentement et de radicalisation. Et ce au prix d'un parallèle, infondé, entre terrorisme et maladie psychique.
par #Lisa Carayon — temps de lecture : 27 min —

C’est une longue histoire mais une histoire qui s’accélère. Une histoire qui part de la simple informatisation de la gestion des hospitalisations sans consentement en psychiatrie et qui se prolonge – nous n’oserons pas dire « qui se termine » – jusqu’au partage de certaines de ces données avec un nombre non négligeable d’institutions à vocation sécuritaire. C’est l’histoire de l’interconnexion d’HOPSYWEB1Fichier des personnes hospitalisées sans consentement avec le FSPRT2Fichier des signalements pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste. Nous revenons plus loin sur la nature de ce fichier..

Qu’est-ce qu’HOPSYWEB ? Brève histoire de la construction d’un fichier

Sans refaire tout l’historique de la construction du fichier HOPSYWEB3our une explication plus détaillée de la création des fichiers dont il sera question et de leur interconnexion v. Lisa Carayon, « Quelle folie ! À propos de l’interconnexion entre le fichier des personnes hospitalisées sans consentement en psychiatrie (HOPSYWEB) et celui des personnes soupçonnées de radicalisation terroriste (FSPRT) », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 11 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/revdh/9746. Par ailleurs, pour un historique des prises de positions et action de la Fédération française de psychiatrie sur cette question v. https://fedepsychiatrie.fr/missions/affaire-hopsyweb/, il est nécessaire d’en retracer ici les grandes lignes. Au début des années 1990, la procédure d’hospitalisation sans consentement en psychiatrie fait l’objet d’une structuration légale plus stricte qu’auparavant. Mais les nouvelles procédures, plus protectrices des droits des patient·es, rendent aussi de plus en plus nécessaire une gestion informatisée des données relatives aux soins : savoir à quelle date la mesure de contrainte doit être médicalement réexaminées, quand le juge des libertés et de la détention doit intervenir, si les personnes qui doivent être avisées l’ont bien été, etc. Pour toutes ces raisons, le fichier HOPSY est créé en 19944Il succède au fichier GEPHOSC, créé en 1992.. Il s’agit à l’époque d’un fichier géré de façon régionale par les Agences régionales de santé (ARS) qui ne donne pas lieu à une interconnexion nationale. Les données sont accessibles uniquement via un mot de passe par les personnes qui participent à la procédure d’hospitalisation et, à la demande de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL), les données sont détruites à la fin de l’année civile qui suit la fin de l’hospitalisation. De plus, même si la situation de santé des personnes rend ce droit très théorique, les patient·es sont supposé·es être informé·es du recueil et du traitement de ces données. Tout ceci relevait donc d’une gestion somme toute assez classique de données à caractère médical. C’était sans compter sur la panique sécuritaire qui allait enflammer les pouvoirs publics à compter de 2015.

Face aux attentats qui se multiplient en France et en Europe à compter de 2015, les pouvoirs publics français prennent le parti d’une gestion sécuritaire de la situation. Cette attitude se combine alors avec une autre habitude de la vie politique : la réaction réflexe aux faits divers. Car il convient de ne pas oublier qu’à côté de quelques attentats très meurtriers, objet de longues préparations – souvent par des groupes organisés – la période a également été marquée par des attaques, ou tentatives d’attaques, opérées par des individus solitaires dont la santé mentale a souvent été interrogée. C’est le cas par exemple de l’attaque du commissariat de la rue de la Goutte d’Or à Paris en 2016 par un individu équipé d’une fausse ceinture d’explosifs, qui sera abattu par la police, ou encore de la tentative de violence au couteau dite « de la Tour Eiffel » en 2017, dont l’auteur sera finalement condamné à 4 ans de prison ferme mais surtout à dix ans de suivi socio-judiciaire. Dans les deux cas, ces actions n’auront fait aucune victime physique. Leur point commun cependant : avoir été menées contre des membres des forces de l’ordre, par des individus de confession musulmane ayant manifesté, à un moment de leur parcours une proximité au moins intellectuelle avec le mouvement État islamique. Pour autant, ces attaques devaient-elles être considérées comme entrant dans la sphère « terroriste », au sens d’une action motivée par des objectifs religieux, ou comme n’importe quel acte de violence qui peut, parfois, être commis par une personne atteinte d’une pathologie psychique5L’occasion une fois encore de rappeler que les personnes atteintes de pathologie psychique sont plus victimes de violences qu’autrices de violences ! V. par ex. la page du collectif Les Dévalideuses sur cette question : http://lesdevalideuses.org/blog/bonnes-resolutions/bonne-resolution-n14-je-cesse-dassocier-les-handicaps-et-troubles-psy-a-la-violence/. Pour une approche journalistique v. par ex. Anne Prigent, « Les malades mentaux, victimes avant tout », Le Figaro, 2 juillet 2014, disponible en ligne : https://sante.lefigaro.fr/actualite/2014/07/02/22558-malades-mentaux-victimes-avant-tout. mais dont la motivation est en réalité à mettre en rapport avec un moment délirant ?

La réponse à cette question est d’importance ! Car considérer ce type d’acte comme des faits divers comme les autres conduit à n’y attacher qu’une attention médiatique et politique minime. Il s’agit là d’admettre que certaines personnes peuvent parfois commettre des actes de violence irrationnelle et qu’il est bien difficile de prévoir ou d’empêcher. C’est éventuellement se poser la question de l’accès possible de ces personnes à des soins adaptés, en particulier dans un contexte de misère organisée de la psychiatrie. C’est enfin, sur le plan théorique, s’interroger sur la façon dont le contexte historique et social oriente les délires – qui peuvent aujourd’hui se fixer sur le terrorisme islamiste comme ils se fixaient à d’autres périodes sur un complot soviétique ou une invasion extraterrestre. Mais rattacher ces événements à un mouvement et à un « moment » d’activité terroriste – au sens d’une activité consciemment orientée vers l’organisation de la terreur dans une population – c’est considérer qu’il y a à construire des outils spécifiques pour repérer en amont ces individus isolés et trouver les moyens de les empêcher d’agir. Une démarche sécuritaire et non sanitaire qui a eu la préférence du gouvernement d’alors.

Cette préférence apparaît clairement dans un texte rédigé en 2018, suite notamment aux attentats de Madrid : dans ce Plan national de prévention de la radicalisation publié par le gouvernement, la recommandation n° 39 énonce qu’il conviendrait « [d’]actualiser les dispositions existantes relatives à l’accès et à la conservation des données sensibles contenues dans l’application de gestion des personnes faisant l’objet d’une mesure de soins psychiatriques sans consentement (HOPSY) »6Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, Plan de prévention de la radicalisation, 23 février 2018, p. 17.. Que faut-il entendre par « actualiser » ? Tout simplement faire en sorte que les données gérées par ce fichier puissent être intégrées à un plan de repérage de la radicalisation. De fait, la recommandation n°37 de ce même texte suggère un renforcement de la coopération entre les préfectures et les ARS – en charge de la gestion des fichiers HOPSY.

Ainsi, à peine trois mois après la parution de ce rapport, un décret instaure un nouveau système de fichage des personnes en traitement psychiatrique sans consentement : le fichier unique HOPSYWEB7Décret n° 2018-383 du 23 mai 2018 autorisant les traitements de données à caractère personnel relatifs au suivi des personnes en soins psychiatriques sans consentement.. Sa principale différence avec les fichiers HOPSY qui existaient jusqu’alors ? Une interconnexion nationale des fichiers qui n’étaient alors que régionaux. Mais également un prolongement de la conservation des données qui passe de un à trois ans après la fin de la mesure de contrainte.

Il convient ici de noter qu’officiellement, la création d’HOPSYWEB n’est absolument pas liée à la volonté du Gouvernement de pouvoir interconnecter ce fichier avec d’autres données ! Sur le papier, cette « nationalisation » des données des patient·es sujets à des soins psychiatriques non consentis vise, d’une part à faciliter l’exploitation statistique des données par le Ministère de la santé et, d’autre part, à une simplification de leur consultation dans le cadre de la procédure d’autorisation de détention d’armes8Depuis 2014, la préfecture saisie d’une demande d’autorisation d’acquisition ou de détention d’arme peut demander à l’ARS de l’informer « de l’éventuelle admission en soins psychiatriques sans consentement dans un établissement de santé » : article R312-8 du code de la sécurité intérieure.. Mais déjà à l’époque plusieurs associations dénoncent la création de ce fichier nationalisé en présentant le risque d’exploitation sécuritaire des données9Voir par exemple le communiqué commun du SAF, du syndicat de la magistrature et de la LDH : https://www.ldh-france.org/wp-content/uploads/2020/04/CP-HOPSYWEB-VD.pdf ; ou suivre le travail de recensement du compte twitter StopHopsyweb (@hopsyweb).. La suite montrera qu’elles ne s’inquiétaient pas sans raison.

Première interconnexion : l’échec de la protection des droits des patient·es

À peine quelques mois après la création d’HOPSYWEB, paraît un nouveau décret qui va permettre l’interconnexion de ce nouveau fichier avec une autre base de données : le « fichier des signalements pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste » (FSPRT).

Ce fichier, issu d’un décret non publié10Décret n°2015-252, 4 mars 2015, JORF 5 mars 2015, p. 4167. L’absence de publication est liée au fait que le fichier relève du domaine de la sûreté de l’État., vise à créer un outil de surveillance plus « individualisé » que le « fichier des personnes recherchées » (FPR) dans lequel sont renseignées notamment les fameuses « fiches S ». Le FSPRT est une sorte de sous-fichier qui vise à surveiller spécifiquement les personnes soupçonnées de radicalisation pouvant conduire à des actes terroristes. Dans l’absolu une telle formulation suggère que toute « radicalisation » serait susceptible de justifier l’inscription d’une personne sur ce fichier, quel qu’en soit le motif (religieux ou politique, de toute orientation). Cependant, les personnes ici fichées sont sans doute quasi exclusivement celles considérées comme relevant d’une radicalisation islamiste11Cette donnée ne peut être formellement vérifiée en raison de la confidentialité des documents entourant la création de ce fichier, mais à chaque fois que ce fichier est évoqué, par exemple dans les rapports parlementaires, il n’est question que de situations de radicalisation terroriste islamiste.. Environ 21000 personnes étaient ainsi fichées en 201912Assemblée nationale, Rapport d’information sur les services publics face à la radicalisation, n° 2082, 27 juin 2019, p. 16. mais en 2020 le ministre de l’Intérieur faisait publiquement mention d’un chiffre plus proche de 8000 situations13Discours devant la DGSI, 31 août 2020. V. par ex. https://www.france24.com/fr/20200831-terrorisme-plus-de-8-000-personnes-fich%C3%A9es-s-pour-radicalisation-en-france. Les fiches – et les personnes qui sont derrière – sont réparties en six catégories correspondant à la fois au niveau de radicalisation (« haut du spectre » / « bas du spectre ») et au degré de surveillance appliqué (en cours d’évaluation / en veille / attribué à un service de renseignement / fiche « active »). À chaque personne fichée correspond en outre un « chef de file », service responsable de son suivi14Sénat, Rapport d’information sur l’amélioration de l’efficacité des fiches S, Fr. Pillet, 19 déc. 2018, n° 219, not. P.25-26..

À quoi correspond alors cette « interconnexion » ? Toutes les 24 heures et à chaque nouvelle entrée dans l’un des deux systèmes (HOPSYWEB ou FSPRT), se produit automatiquement une vérification des nom, prénom et date de naissance des personnes enregistrées. En cas de concordance entre les deux fichiers, une alerte est envoyée aux agents, spécialement désignés, de la préfecture du lieu d’hospitalisation. Une fois cette alerte reçue, la préfecture a la possibilité d’enclencher une procédure dite de « levée de doute » qui vise, théoriquement, uniquement à vérifier qu’il s’agit bien de la même personne15Cette procédure de levée de doute est décrite avec précision dans l’avis rendu par la CNIL sur le projet de décret : délibération n°2018-354 du 13 décembre 2018 portant avis sur un projet de décret modifiant le décret n°2018-383 du 23 mai 2018 autorisant les traitements de données à caractère personnel relatifs au suivi des personnes en soins psychiatriques sans consentement (demande d’avis n° 18020552).. En cas d’identification, l’ARS pouvait alors communiquer à la préfecture « les dates de début et de fin de mesure, les types de mesures prononcées et le cas échéant le lieu d’hospitalisation ». Quelles inquiétudes concrètes provoquait alors cette nouvelle procédure ?

Premièrement, une série de difficultés étaient directement liées à la procédure de « levée de doute ». Au-delà des associations de soignant·es et de patient·es, c’est la CNIL elle-même qui alertait sur le manque d’encadrement de cette procédure, dont le fonctionnement était extrêmement imprécis. Imprécis quant aux personnes à même de procéder aux vérifications tout d’abord. La CNIL relevait par exemple qu’aucune procédure n’était prévue pour que les personnes échangeant des données ne s’identifient entre elles ! Elle soulignait également qu’il n’était pas prévu que la personne contact de l’ARS soit celle était déjà habilitée à connaître des cas suspects de radicalisation dans la région concernée par sa participation aux cellules pour la prévention de la radicalisation et l’accompagnement des familles – les CPRAF – la crainte étant évidemment que ne se multiplient les personnes ayant connaissance de données très confidentielles sur les patient·es. Imprécis ensuite quant aux données qui pouvaient alors être transmises pour procéder à la vérification de l’identité : pouvait-on, par exemple, aller jusqu’à transmettre les noms des proches de la personne ? Imprécis enfin quant à la traçabilité de l’échange de données puisqu’il était tout à fait admis par le gouvernement que ces échanges d’information puissent se faire simplement par téléphone !

Deuxièmement, les inquiétudes venaient évidemment des conséquences pour les personnes concernées par ces échanges d’informations. D’une part par crainte que l’ARS soit informée de la potentielle radicalisation d’un patient et que cette donnée, qui n’est issue que d’éléments administratifs sans qu’on puisse nécessairement s’assurer de sa pertinence, ait un impact sur sa prise en charge. D’autre part, par souci de préservation du secret médical dû à tout patient. Car si la préfecture du lieu d’hospitalisation est toujours prévenue de celle-ci et de la date prévue de la fin de la mesure16Cette information, qui concerne toutes les situations de fin de mesure de contrainte, vise à permettre à la préfecture d’exercer son droit de demander la prolongation des soins sans consentement au nom de la protection de l’ordre public (art. L3213-1 code de la santé publique). Cette prolongation ne peut cependant s’exercer que sur avis médical., l’interconnexion des fichiers venait augmenter considérablement le nombre de personnes à même d’avoir accès à des informations relevant de la sphère médicale. Les informations portant sur le type de mesure de contrainte mise en place (hospitalisation à la demande d’un tiers ou de l’autorité publique notamment) ou sur les dates de sortie étant susceptibles d’être transmises au chef de file en charge du dossier et, plus largement, à toutes les personnes ayant ensuite accès à ce fichier ou participant à la surveillance. La crainte étant que ces données conduisent, d’une part, à accentuer la surveillance de la personne à sa sortie (notamment en augmentant son « classement » en termes de dangerosité) et, d’autre part, à ce que la préfecture, automatiquement informée de la suspicion planant sur le patient, soit plus à même de demander son maintien en hospitalisation contrainte au nom de la protection de l’ordre public.

Présupposés de l’interconnexion : la grande stigmatisation

On le comprend aisément, l’interconnexion réalisée en 2019 se base sur une série de représentations caricaturales : les potentiels terroristes ont plus de chance que la moyenne d’être atteints de troubles psychiques, les personnes atteintes de troubles psychiques sont plus violentes et imprévisibles que la moyenne, donc une personne à la fois radicalisée et « folle » est spécialement susceptible de passer à l’acte et doit être repérée pour être surveillée. CQFD. Une démonstration dont on perçoit à quel point elle peut être séduisante par sa simplicité. Mais dont il faut immédiatement dire qu’elle procède d’une simplification erronée de la réalité.

Le fait que les pouvoirs publics associent « surveillance des patient·es en psychiatrie » et « prévention du terrorisme » apparaît clairement dans le rapport préalable de l’Assemblée nationale qui a préparé la première interconnexion des fichiers17Assemblée nationale, rapport d’information sur les fichiers mis à la disposition des forces de sécurité, n°1335, D. Paris et P. Morel-À-L’Huissier, 17 oct. 2018.. On peut ainsi y lire que « les services territoriaux de la police judiciaire indiquent (…) être saisis de beaucoup d’enquêtes périphériques au terrorisme (pour apologie du terrorisme, menaces de mort, etc.) dans lesquelles les mis en cause apparaissent perturbés mentalement » ou encore que, « dans une vague d’attentats, telle que celle ayant débuté en France en 2015, les actes commandités par des organisations structurées sont souvent suivis par des passages à l’acte individuels de la part de déséquilibrés (schizophrènes, psychotiques, délirants, etc.) ».

Lues un peu rapidement, ces affirmations ne peuvent manquer d’inquiéter. Mais à bien y regarder elles sont en réalité extrêmement floues ! Qui sont les « mis en cause mentalement perturbés » – ou « déséquilibrés » comme écrit élégamment le rapport ? Combien sont-ils ? Quel pourcentage des actes recensés représentent-ils ? De quelles « perturbations » parle-t-on ? Des diagnostics précis ont-ils été dressés ? Par qui ? etc. En réalité, rien dans ce rapport ne vient démontrer que les personnes atteintes de troubles psychiatriques seraient plus que les autres susceptibles de commettre des actes terroristes – ou même violents ; rien non plus ne vient accréditer le fait que les actes de la sphère terroriste (qui englobe jusqu’à l’apologie) soient davantage commis par des personnes atteintes de pathologies psychiatriques. Cette démonstration, il aurait d’ailleurs été bien difficile de l’établir car la pertinence scientifique du lien entre radicalisation à caractère terroriste et troubles psychiatriques, est en réalité très contestée par la recherche. Ainsi, dès 2017, un rapport du groupe de travail « Psychiatrie et Radicalisation » de la fédération française de psychiatrie suggère, après une revue de littérature, qu’il existe un « consensus général selon lequel les terroristes n’ont pas une psychopathologie spécifique et qu’il n’y pas plus de troubles mentaux chez les terroristes qu’en population générale »18À l’époque était déjà disponible le Rapport intermédiaire du groupe de travail de la Fédération française de psychiatrie, Psychiatrie et radicalisation, M. Botbol, N. Campelo, C. Lacour, Pour la Recherche – Bulletin de la FFP, n°93-94, 2017, p. 4. L’affirmation porte sur la population adulte, la population adolescente faisait l’objet d’une approche plus nuancée. Depuis, ce groupe a rendu son rapport final en janvier 2020. Disponible en ligne : https://www.cipdr.gouv.fr/wp-content/uploads/2020/07/FFP-rapport-Psychiatrie-et-Radicalisation-Janvier2020-valide%CC%81-MB-26022020.pdf.. De la littérature en langue anglaise présente des conclusions proches19B. Misiak, J. Samochowiec, K. Bhui, M. Schouler-Ocak, H. Demunter, L. Kuey, . . . G. Dom, (2019). « A systematic review on the relationship between mental health, radicalization and mass violence », European Psychiatry, 2019, 56(1), p. 51. Les auteur·es soulignent cependant que certains « loups solitaires » pourraient présenter des psychoses ou troubles de l’humeur plus fréquents qu’en population générale..

Pour autant, et sans aucune justification scientifique – qui ne permettrait pas d’ailleurs de s’exonérer d’un débat politique sur la pertinence d’une telle interconnexion même si elle avait une certaine pertinence pratique – l’interconnexion HOPSYWEB-FSPRT est acquise à peine dix mois après la création de ce premier fichier. Le calendrier permet alors de suggérer que la disparition des fichiers régionaux HOPSY au profit du fichier national HOPSYWEB a, en réalité, été réalisée pour faciliter son interconnexion avec le FSPRT. Cette hypothèse – très probable mais impossible à démontrer formellement – est extrêmement problématique d’un point de vue démocratique puisqu’elle correspond à une situation où les véritables motifs d’une opération de fichage ne sont pas explicités dans le texte initial. Le débat sur la mise en place de ces outils est alors faussé.

Pour autant, un second rapport, entièrement consacré à la question de la lutte contre la radicalisation, est remis à l’Assemblée nationale en juin 2019. Intervenu à peine deux mois après l’entrée en vigueur de l’interconnexion HOPSYWEB-FSPRT il semble en justifier le principe a posteriori. L’élément de ce rapport qui aura sans doute le plus d’impact par la suite est une déclaration rapportée du Secrétaire d’État Laurent Nuñez – depuis devenu préfet de police de Paris – qui affirme, sans qu’aucune source soit citée, que « 12% des personnes inscrites au FSPRT souffr[ent] de troubles psychologiques »20Assemblée nationale, Rapport d’information sur les services publics face à la radicalisation, n° 2082, 27 juin 2019, p. 86.. D’où vient ce chiffre ? Que recouvre la notion de « troubles psychologiques » ? Mystère. Le sujet n’est cependant pas approfondi et renvoyé à un rapport ultérieur en cours de préparation : rapport qui ne contiendra en réalité aucune information sur la question21Rapport d’information sur l’organisation de la santé mentale,18 septembre 2019, n°2249.. Et pourtant, cette donnée sera répétée à l’envi dans la suite de l’évolution du dispositif d’interconnexion.

Dans un contexte d’inquiétude pour les droits des personnes hospitalisées sans consentement et de débat sur la pertinence de l’interconnexion envisagée, on aurait pu penser que le Conseil d’État aurait, sinon annulé le décret permettant cette connexion des fichiers, du moins fait un contrôle sévère de son contenu. Il n’en a rien été et, dans une décision du 27 mars 202022CE, 10e et 9e ch. réunies, 27 mars 2020, n°431350., passée quelque peu inaperçue dans le grand chaos du premier confinement, la juridiction valide l’interconnexion au terme d’une motivation où les droits des personnes sont sacrifiés, l’un après l’autre, sur l’autel de la sécurité23Pour une analyse détaillée de cette décision v. l’article « Quelle folie ! » précité :  http://journals.openedition.org/revdh/9746.. L’histoire s’arrêterait-elle là ? Non, car le passé nous apprend qu’il est rare que les brèches taillées dans les droits fondamentaux s’arrêtent au premier coup de hache.

Extension de l’interconnexion : après la destruction des digues, l’inondation

Le 28 avril 2021, quelques jours après l’assassinat de la policière Stéphanie Montfermé à Rambouillet, par un homme soupçonné de radicalisation islamiste et bénéficiant également d’un suivi psychiatrique, le gouvernement tient une conférence de presse pour exposer les grandes lignes du nouveau projet de loi anti-terroriste qu’il prévoit « en réaction » à cet événement. À cette occasion, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, annonce qu’il contiendra « une mesure extrêmement importante pour le suivi des personnes suivies en psychiatrie, notamment avec l’amélioration du logiciel Hopsyweb (…) qui permet à chacun des préfets de département de suivre les personnes qui ont des troubles psychiatriques (…) et sont en partie responsables de très nombreux attentats terroristes ». Tout était dit dans cette phrase : HOPSYWEB décrit comme un logiciel de surveillance alors qu’il était initialement présenté comme logiciel de gestion ; « amélioration » annoncée alors qu’il ne s’agira – nous allons le voir – que d’une extension de la mise à disposition des données qu’il contient ; justification floue de la pertinence du projet (Quels sont ces nombreux attentats ? Ces personnes, si elles existent en si grand nombre, sont-elles réellement « responsables » juridiquement de leurs actes de telle sorte qu’on puisse réellement qualifier leurs actes « d’attentats », qualification qui suppose une intention délibérée de terroriser la population et non simplement la commission d’actes violents ?).

De fait, l’article 6 du projet de loi présenté un mois plus tard insère dans le code de la santé publique un nouvel article rédigé de façon extrêmement peu transparente pour qui n’a pas suivi l’ensemble du débat sur la création puis l’interconnexion d’HOPSYWEB : « Aux seules fins d’assurer le suivi d’une personne qui représente une menace grave pour la sécurité et l’ordre publics à raison de sa radicalisation à caractère terroriste, le représentant de l’État dans le département et, à Paris, le préfet de police, ainsi que ceux des services de renseignement mentionnés aux articles L. 8112 et L. 8114 du code de la sécurité intérieure désignés à cette fin par un décret en Conseil d’État, peuvent se voir communiquer les informations strictement nécessaires à l’accomplissement de leurs missions portées à la connaissance du représentant de l’État dans le département d’hospitalisation ou, à Paris, du préfet de police en application des articles L. 32125, L. 32128 et L. 32139 du présent code et de l’article 706135 du code de procédure pénale, sans que ces informations puissent porter sur des faits antérieurs de plus de trois ans à compter de la date de levée de la mesure de soins sans consentement. » Ce texte sera adopté quasiment sans modification par le Parlement. Tout juste sera-t-il précisé que les données pouvant être communiquées aux services de renseignement sont « les données d’identification de cette personne et les données relatives à sa situation administrative ».

Mais que signifie réellement ce nouveau mécanisme ? Eh bien tout simplement que là où « seuls » les services préfectoraux du département du lieu d’hospitalisation étaient jusqu’alors habilités à être informés de l’hospitalisation sans consentement d’une personne fichée au FSPRT24Sachant qu’en réalité rien n’interdisait apparemment que certaines informations issues de l’interconnexion soient ensuite mentionnées sur le FSPRT et ainsi indirectement diffusée à d’autres services., ce sont désormais toute une série de services de renseignement qui seront destinataires de ces informations. La liste de ces services est établie par le décret d’application de cette loi, qui n’interviendra qu’en avril 202225Décret n° 2022-714 du 27 avril 2022 modifiant le décret n° 2018-383 du 23 mai 2018 autorisant les traitements de données à caractère personnel relatifs au suivi des personnes en soins psychiatriques sans consentement. (l’urgence de la mesure n’était peut-être pas à ce point caractérisée…). Il s’agit des personnels spécifiquement désignés à cet effet au sein de la direction générale de la sécurité intérieure, de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense, des services du renseignement territorial de la direction centrale de la sécurité publique et des directions territoriales de la police nationale, de la direction du renseignement de la préfecture de police, du service national du renseignement pénitentiaire et enfin de la sous-direction de l’anticipation opérationnelle de la direction des opérations et de l’emploi de la direction générale de la gendarmerie nationale. C’est peu dire qu’il s’agit là d’une extension importante de l’accès à des données de santé comprenant « les données d’identification des personnes concernées et les informations relatives à la nature et aux dates de décision d’admission, à la forme de la prise en charge, à la levée et à la fin de la mesure, à l’adresse de l’établissement de santé ».

Seul motif de satisfaction par rapport à la situation antérieure : la dérogation au secret professionnel en matière médicale que constitue cette nouvelle interconnexion a enfin un fondement légal et plus seulement réglementaire. Maigre consolation quand on constate une fois encore la pauvreté des travaux précédant l’adoption de ce nouveau dispositif. Concernant l’adoption de la loi tout d’abord, il convient de noter que l’étude d’impact préalable à l’adoption de la loi passe presque sous silence le fait que les informations issues d’HOPSYWEB seront très largement partagées, se contentant d’évoquer le fait que « la disposition nouvelle ne vise qu’à permettre à d’autres représentant de l’État que celui du département du lieu d’hospitalisation, d’utiliser cette plateforme de mise en relation »26Étude d’impact, projet de loi relatif à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement, NOR : INTD2107675L/INTD2113198L/Bleue-1, 11 mai 2021, p. 132. Nous soulignons.. Quant à l’impact sur les personnes hospitalisées, on hoquette en lisant que « cette information permettra aux personnes concernées de bénéficier d’un accompagnement plus adapté à leurs troubles psychiatriques »27Étude d’impact, projet de loi relatif à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement, NOR : INTD2107675L/INTD2113198L/Bleue-1, 11 mai 2021, p. 132.. Mais de quel « accompagnement » parle-t-on exactement ? Dès lors que le partage d’informations est supposé ne s’exercer que des autorités sanitaires vers les autorités de renseignements et non l’inverse, « accompagnement » signifie en réalité « surveillance » et non « soins » ! La CNIL, consultée sur le projet de décret d’application de la loi, ne s’y est d’ailleurs pas trompée : dans son avis28Délibération n° 2022-046 du 14 avril 2022 portant avis sur un projet de décret modifiant le décret n° 2018-383 du 23 mai 2018 autorisant les traitements de données à caractère personnel relatifs au suivi des personnes en soins psychiatriques sans consentement (demande d’avis n° 22005342)., elle réitère un certain nombre de réserves déjà formulées à l’époque de la première interconnexion : opacité des modalités de partage de données au regard du fait que le décret créant le FSPRT n’est pas public ; difficultés quant à la sécurisation de la procédure de « levée de doute » ; risque de révélation du soupçon de radicalisation à l’ARS ; absence d’information claire des personnes concernées sur le partage des données les concernant ; absence de procédure automatique de rectification des données en cas, notamment, d’annulation de la procédure d’hospitalisation sans consentement etc. Des remarques qui ne semblent pas avoir été prises en compte dans la version finale du décret.

Mais comment s’étonner du fait que le gouvernement n’est pas spécialement attentif à la protection des personnes hospitalisées sans consentement dès lors que la représentation nationale ne remplit pas davantage son office de protection des droits fondamentaux ? Le rapport de la Commission de l’Assemblée nationale justifiait ainsi la mesure par le fait que le partage d’informations « est d’autant plus important que les profils des personnes susceptibles de commettre un attentat ont évolué » – comprendre que, supposément, ils sont de plus en plus susceptibles d’être commis par des personnes atteintes de troubles psychiatriques. Là encore, pas de données véritablement vérifiables : le rapport s’appuie uniquement sur la contribution de M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, qui affirme que « le ministère de l’Intérieur constate une augmentation significative de passages à l’acte terroriste d’individus présentant des parcours personnels complexes au plan psychiatrique ou psychologique. Sur la seule année 2020, trois des six auteurs d’attentats étaient sujets à des troubles avérés du comportement ou souffraient de maladies psychiatriques médicalement diagnostiquées ou de troubles psychologiques ». Outre qu’on pourrait arguer qu’en 2020, l’interconnexion HOPSYWEB-FSPRT était déjà en vigueur et ne semble donc avoir été d’aucune utilité pour « repérer » ces individus, on notera qu’une fois encore les justifications apportées à l’extension du partage d’informations sanitaires sont imprécises, peu sourcées, et fondées sur un « échantillon » pour le moins limité.

Malgré cela, lors des débats parlementaires, un seul amendement, avancé par le député Hubert Wulfranc, proposera de supprimer l’extension envisagée et d’en rester à l’état antérieur du droit29Assemblée nationale, 1re séance du 2 juin 2021, amendement de suppression n° 310.. En dehors d’un autre amendement rejeté, qui tendait à limiter la transmission d’informations aux situations où les personnes constituait une menace « d’une particulière gravité » et non uniquement « grave » à l’ordre public30En réalité rien dans le dispositif tel qu’il est accessible au public ne permet de considérer que l’interconnexion ne se fera qu’au sujet des personnes dont le « profil » serait particulièrement inquiétant. Il est possible d’avancer l’hypothèse que le risque d’atteinte grave à l’ordre public sera simplement constitué par le simple fait de figurer au FSPRT. Il est improbable qu’un contentieux vienne un jour trancher la question., les autres amendements parlementaires visaient au contraire à étendre le nombre des personnes bénéficiaires de l’information31Les amendements 128 et 239, repoussés, visaient à informer les maires ; l’amendement 435 et 441, adoptés, à informer le préfet du lieu de résidence de la personne et non uniquement celui du lieu d’hospitalisation.. Seule la Commission du Sénat a pour sa part été plus regardante et sauve en quelque sorte l’honneur de l’activité parlementaire. Pour la première fois depuis le début de la démarche d’interconnexion des fichiers, son rapport admet clairement que l’existence d’un lien entre radicalisation à caractère terroriste et troubles psychiatriques reste largement à démontrer. La Commission rappelle ainsi qu’aucune étude épidémiologique n’existe sur la population en cause et note également l’imprécision des chiffres disponibles sur cette question : « surestimée pour certains, une prévalence de 12 à 15 % a pu à l’inverse paraître basse pour d’autres, certaines estimations allant jusqu’à 25 % de troubles parmi la population suivie par tel ou tel service. »32Sénat, Rapport relatif à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement, n° 694, 16 juin 2021, p. 53. Enfin, et l’affirmation est capitale, le rapport note, s’appuyant notamment sur les travaux de Farhad Khosrokhavar33Prisons en France. Violence, radicalisation, déshumanisation… Quand surveillants et détenus parlent, éd. Robert Laffont, 2016., que « la folie (…) est sensible à l’actualité et adopte son discours, en l’occurrence celui du djihadisme ou de l’islam radical. Le constat de la prévalence de troubles mentaux chez une partie des personnes radicalisées est indépendant du lien entre ces troubles et la radicalisation, voire le passage à l’action violente. Cependant, les services de renseignement ont souligné que des profils psychologiquement fragiles paraissent plus susceptibles de passer à l’acte dans le cadre d’un « djihadisme d’atmosphère », ce que semble confirmer le profil des derniers auteurs d’actes terroristes, inconnus des services mais souffrant de troubles mentaux. Surtout, l’existence de ces troubles doit orienter le type de suivi administratif et judiciaire et la prise en charge thérapeutique des personnes ». Tout était là : le constat qu’il existe sans aucun doute des personnes qui, atteintes de troubles psychiatriques, commettent des actes violents en les rattachant à un discours « djihadiste » mais aussi la réalité selon laquelle, d’une part, cette démarche dit plus sur leur pathologie que sur une « véritable » radicalisation et, d’autre part, ces personnes sont généralement inconnues des services de renseignement avant de passer à l’acte dans la mesure où leur « radicalisation » ne s’exprime pas toujours de façon visible avant l’exercice d’actions violentes. Dans ce contexte, l’extension du partage d’information sur les hospitalisations sous contrainte sera sans doute largement inutile dans la mesure où, par définition, si les personnes ne sont pas préalablement fichées au FSPRT, le transfert de données depuis HOPSYWEB ne provoquera aucun signalement spécifique auprès des autorités de renseignements. Par ailleurs, une fois encore, ce partage n’est pas supposé changer quoi que ce soit à la prise en charge thérapeutique de la personne – sauf à considérer que le préfet aura davantage tendance à s’opposer à la mainlevée des mesures d’hospitalisation s’il sait que la personne est par ailleurs fichée comme radicalisée… ce qui ne rentre théoriquement pas en ligne de compte dans la décision médicale de maintien en soins non consentis.

Sans remettre en cause radicalement le projet du gouvernement, la Commission sénatoriale souligne donc la nécessité d’une meilleure évaluation du projet et propose de restreindre la communication d’information aux seuls préfets des départements d’hospitalisation et de résidence – ce qui aurait déjà constitué une extension de l’état antérieur du droit. Mais la rédaction antérieure du texte est rétablie en séance, malgré les protestations de la gauche de l’Hémicycle34Sénat, séance du 29 juin 2021, débat sous l’article 6 du projet.. Le texte sera finalement adopté sans modification et le Conseil constitutionnel, saisi de l’examen de la loi – mais non, il est vrai, de cet article spécifique – ne se prononcera pas sur sa conformité à la Constitution. Reste donc à voir ce que pourrait dire le Conseil d’État de cette nouvelle atteinte aux droits des patient·es, même si sa position sur la précédente interconnexion ne permet pas d’envisager un changement radical de position de sa part. Bref, il y a fort à parier que ce nouveau dispositif est amené à perdurer dans le temps, sans que le grand public puisse savoir s’il a ne serait-ce qu’une once d’efficacité sécuritaire en contrepartie de sa forte dimension liberticide.

Conclusion

La démarche d’extension du nombre d’agences de surveillance qui auront désormais accès à des données personnelles de santé psychique semble concentrer toutes les malfaçons possibles d’une nouvelle norme juridique. Un événement tragique survient dans l’actualité ? On annonce quelques jours plus tard une nouvelle mesure supposée régler le problème et montrer, surtout, que le gouvernement agit ! Le dispositif est la « suite » d’un mécanisme déjà existant ? On l’étend sans évaluer l’efficacité du système déjà en place. Le problème que l’on cherche à résoudre ne fait l’objet d’aucune réelle évaluation scientifique ? On se contente de « l’impression » des administrations en charge. Et lorsque tout cela concerne, d’une part, des personnes atteintes de troubles « psy » et, d’autre part des personnes a priori musulmanes et sans doute pratiquantes radicales, alors l’indifférence aux droits des personnes est totale et la transparence du débat public absolument nulle.

Aveuglées par leur obsession sécuritaire, nos institutions cèdent ainsi à la fois à une psychiatrisation de la radicalité et à une criminalisation de la maladie psychique. Car il est finalement confortable et facile de se dire que les attaques par des individus isolés qualifiés de « terroristes » sont le fait de « déséquilibrés radicalisés » qu’il suffirait de suffisamment bien « profiler » et surveiller pour les empêcher de passer à l’acte. Plus confortable et facile en tout cas que d’admettre politiquement, tout d’abord que certains actes violents, rares, qu’ils soient commis dans un délire rattachable à un Islam radical ou à n’importe quelle autre illusion, sont en réalité très difficilement évitables lorsqu’ils sont commis par des personnes dont le comportement est par définition imprévisible lorsqu’elles ne sont pas soignées des troubles dont elles sont atteintes. Plus confortable et facile que d’admettre ensuite que la « prévention » de ces actes particuliers – et une fois encore très rares – ne passe pas tant par un inutile profilage policier que par un meilleur repérage et accompagnement médical de ces personnes et par une déstigmatisation globale de la pathologie psy. Enfin, et surtout, plus confortable et facile que de se dire que les « véritables » terroristes islamistes, ceux qui opèrent en conscience, ne sont pas fous et folles mais agissent pour des motifs infiniment délicats à dénouer35V. par ex. A. Badiou, Notre mal va de plus loin : penser les tueries du 13 novembre, Fayard, 2016.. Or, « en naturalisant le problème du terrorisme, on évacue sa dimension politique »36Y. Andruétan, « De la psychiatrisation du terrorisme », Inflexions, 2018/2, n° 38, p. 159.. Symétriquement, en rabattant la sphère de l’opposition politique, fût-elle violente à l’extrême, sur la question psychiatrique on procède à une véritable pathologisation de l’ennemi. Une double démarche bien dangereuse pour le débat démocratique et contre laquelle il convient de s’élever.

Lisa Carayon est maitresse de conférences en droit à l’université Paris 13, et membre de la CIMADE et du GISTI.


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