Il y a cette jeune femme porteuse de trisomie 21, qui présente la météo un soir et dont le discours médiatique affirme qu’elle a réalisé son rêve, effaçant par le vocable onirique un geste avant tout politique : oui, les personnes en situation de handicap1Je privilégie ici l’expression « personne en situation de handicap » à celle de « personne handicapée », afin d’insister sur le fait que ce sont des situations qui sont handicapantes (un manque d’accessibilité par exemple), et ne pas faire reposer le handicap sur l’état de santé d’une personne, ou l’y réduire. peuvent « trouver leur place » et exercer une profession. Tandis que pour les personnes dites valides2Se dit des personnes qui n’ont pas de handicap et dont les capacités correspondent aux normes de « bon fonctionnement » intellectuel, cognitif, moteur, sensoriel, etc., le chemin vers l’emploi s’inscrit dans une logique qui « va de soi » (et cela bien au-delà de la nécessité économique), celui des personnes en situation de handicap est marqué par les épreuves.
Où travaillent les personnes en situation de handicap ? A priori, partout, pourtant certains milieux de l’emploi sont surreprésentés. Alors que le travail est un facteur essentiel de reconnaissance, d’autonomie et d’intégration sociale3ROMIEN P., 2005, « À l’origine de la réinsertion professionnelle des personnes handicapées : la prise en charge des invalides de guerre », Revue française des affaires sociales, 2., les personnes en situation de handicap occupent souvent des postes peu valorisés socialement. Certes, « il n’y a pas de sot métier », mais comment devons-nous interpréter cette surreprésentation des travailleurs en situation de handicap au sein des postes peu qualifiés ?
Qui sont les demandeurs d’emploi en situation de handicap ?
S’intéresser à l’insertion professionnelle des personnes en situation de handicap conduit systématiquement à faire le constat d’une double marginalité. D’une part, ces personnes connaissent un taux de chômage plus important et des périodes d’inactivité plus longues ; de l’autre, leur situation en emploi est aussi marginale, étant donné qu’elles occupent souvent des positions subordonnées et à temps partiel. On peut ainsi parler de « marginalité structurelle », puisqu’elle touche l’organisation et la structure même du monde de l’emploi 4REVILLARD A., 2019, Handicap et travail, Paris, Presses de Sciences Po..
La présence des personnes en situation de handicap sur le marché du travail reste mineure comparée à celle des personnes valides. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : s’il y a en France 2,8 millions de personnes en âge de travailler et reconnues handicapées, seules 988 000 d’entre elles étaient en emploi en 2018. Leur taux de chômage atteint ainsi 18% (versus 9% en population générale).
Il apparaît que la population des demandeurs d’emploi en situation de handicap est de plus en plus féminine et âgée, puisque 50% des bénéficiaires de l’obligation d’emploi sont des femmes. Par ailleurs, proportionnellement à leurs homologues masculins, les femmes ont tendance à davantage occuper des postes à temps partiel. Cet écart peut être rapporté aux écarts de salaires selon les genres ainsi qu’à la persistance du déséquilibre de temps accordé à la réalisation des tâches domestiques.
L’accès aux postes valorisés socialement est également un problème puisque seuls 7% des travailleurs en situation de handicap occupent une position de cadre (contre 18% pour tout le public). Cela est d’autant plus flagrant chez les femmes (1% contre 14% en moyenne), qui font donc l’expérience d’un double plafond de verre.
Accessibilité et emploi : un hiatus infranchissable ?
Alors que l’accès à la citoyenneté et à la participation sociale est posé comme un principe fondamental de l’égalité des chances, le milieu professionnel demeure peu accessible pour certaines populations, dont le public en situation de handicap. Qu’elles cherchent un emploi ou aient déjà un travail, les personnes en situation de handicap font toutes le constat de la marginalité.
La majorité des réclamations adressées au Défenseur des droits concerne une discrimination fondée sur le handicap et l’état de santé. Le handicap reste le premier critère de discrimination documenté dans le monde professionnel. Au début des années 1990, en France, les sociologues pointaient déjà du doigt la discrimination dont les personnes en situation de handicap faisaient l’expérience au moment d’entrer dans le monde professionnel. Jean-François Ravaud montrait ainsi qu’à compétences et parcours équivalents, les personnes handicapées précisant leur condition (être en fauteuil roulant) sur leur curriculum vitae avaient moins de chances d’obtenir un entretien d’embauche que les candidats valides et que ces chances se réduisaient à mesure que les postes étaient plus qualifiés, alors que la capacité motrice n’entrait en rien dans les requis du poste5RAVAUD, J.-F., MADIOT, B., VILLE, I., 1992, « Discrimination towards disabled people seeking employment », Soc. Sc. Med., 35(8)..
Il en découle une discrimination à l’encontre des personnes dont le handicap est connu ou visible (les handicaps invisibles constituent 80% des handicaps en France en 2015). S’il n’y a pas d’obligation à dévoiler son handicap, cela est pourtant une étape nécessaire pour bénéficier des aides financières et matérielles auxquelles les travailleurs handicapés ont droit. Après cela, rien ne prémunit des risques de discrimination une fois en poste. La discrimination dans le monde du travail se fonde sur une représentation particulière du handicap : si le candidat est discriminé c’est aussi car le recruteur se représente son handicap comme un frein potentiel à sa productivité6MERZOUK R., 2008, « Travail, handicap et discrimination : lorsque le travail devient aussi un espace de production du handicap », Reflets, 14(1).. Les (in)capacités des candidats font toujours l’objet d’une réflexion, où l’on s’assure qu’elles n’entrent pas en conflit avec les attentes propres à leur milieu professionnel. On questionne leur performance, leur productivité, et leur capacité à se voir confier des responsabilités. Mais au-delà de la question de la performance, il est aussi possible de mettre en lien les difficultés que rencontrent les demandeurs d’emploi en situation de handicap avec leur niveau de formation : ceux-ci sont en effet statistiquement moins formés et moins diplômés que les autres candidats.
Entrer à l’école : le (premier) parcours du combattant
La loi du 11 février 2005 dispose que l’exercice du droit à l’éducation des enfants en situation de handicap doit être assuré sans discrimination et sur la base de l’égalité des chances. Pourtant, à la rentrée 2014, encore un élève handicapé sur trois était scolarisé dans un établissement spécialisé. Certes, le nombre d’élèves en situation de handicap accueillis en milieu ordinaire augmente régulièrement depuis 2005… mais le taux de scolarisation décroît en fonction de l’âge des élèves et du niveau de scolarité (sans compter que ces élèves ne sont souvent accueillis en milieu scolaire que quelques heures par semaine). Une nette baisse de la scolarisation des élèves apparaît au moment de l’adolescence et s’accentue au fil des années : le nombre d’élèves scolarisés au lycée est par exemple quatre fois moins important qu’au collège. Par ailleurs certains enfants doivent quitter l’école, faute de pouvoir bénéficier de l’aide d’un accompagnement dédié (AVS), quand bien même celui-ci a été notifié par la Maison Départementale des Personnes Handicapées (MDPH). En temps normal, une telle notification a valeur d’obligation pour l’Académie, qui doit alors employer et attribuer le nombre adéquat d’AVS pour répondre aux besoins des enfants. La réalité est bien différente, et on ne compte plus les enfants inscrits à l’école depuis des mois mais ne pouvant faire leur rentrée, faute de moyens humains et financiers. Ces difficultés ternissent les résultats des politiques publiques ayant fait la promotion de l’école inclusive et en rendent la glorification très amère pour ces familles qui tentent, en vain, de scolariser leurs enfants en milieu ordinaire.
Mais c’est une fois arrivé au lycée que les orientations diffèrent selon les (in)capacités des élèves. Seuls un tiers des élèves intègrent une voie professionnelle en population générale, là où, à l’inverse, 58% des élèves en situation de handicap choisissent ce parcours ou même quittent le système scolaire dès la fin du collège. Il serait très réducteur de supposer que tous les élèves choisissant une réorientation vers ces métiers sont concernés par un handicap intellectuel. En effet, les performances intellectuelles ne sont pas toujours en question : pour certains de ces élèves il s’agit de handicaps dits cognitifs, comme la dyslexie, ou bien de troubles du spectre de l’autisme. Encore mal diagnostiqués, ces handicaps ne sont pas toujours reconnus, donc insuffisamment compensés par des aménagements, entraînant des situations d’échec scolaire.
Si les enseignements primaires et secondaires sont bien encadrés par la législation (malgré des résultats perfectibles), ce n’est pas le cas de l’enseignement supérieur. La loi du 11 février 2005 et la charte université-handicap de 2007 posent certains principes, mais les établissements sont libres de les mettre en œuvre et de les financer selon les modalités de leur choix. La conséquence en est de grandes disparités en matière d’accessibilité et de qualité de l’accompagnement des étudiants à besoins spécifiques selon les structures. Le risque de décrochage, voire d’échec, est important. En 2018, les étudiants en situation de handicap représentaient seulement 1,64% de la population étudiante. Surreprésentés en licence, ils sont en revanche peu nombreux en master, preuve de la difficulté qu’ils rencontrent pour poursuivre leur parcours universitaire sereinement.
La médiatisation de l’histoire d’Amélie Marc, cette étudiante en prépa-khâgne dans un lycée parisien, n’en est qu’une preuve supplémentaire. Son handicap réduisant fortement sa mobilité et ne pouvant accéder au deuxième étage où avaient lieu ses cours, elle avait demandé à son établissement s’il était possible de les déplacer dans une salle du rez-de-chaussée. La direction du lycée avait refusé cet aménagement en lui suggérant plutôt de changer d’établissement pour poursuivre ses études dans un lieu adapté à son handicap. Soutenue par ses camarades et les milieux associatifs, l’étudiante avait porté plainte en dénonçant la discrimination subie, et le juge a récemment statué sur un non-lieu, affirmant que le caractère volontaire de la discrimination ne pouvait être établi. Le préjudice de cette étudiante est, lui, pourtant bien réel, et il a même un nom : la discrimination indirecte.
La réaction de la direction de ce lycée montre combien il est difficile, plus de quinze ans après la « grande loi handicap » de 2005, de normaliser la présence des personnes en situation de handicap en milieu ordinaire. Leur existence donne lieu à des juridictions spécifiques (distinctes du droit commun), des établissements spécialisés, et si aujourd’hui on parle d’accessibilité en milieu ordinaire, la tendance est encore à gentiment les rediriger vers ce monde à côté qu’est le médico-social, peuplé de spécialistes, de rééducateurs et d’autres « handipathologues ». Il y a fort à parier que cette tendance favorise l’exclusion des personnes en situation de handicap, que ce soit dans les mondes éducatifs ou professionnels : pourquoi en effet contribuer à l’inclusion de ces personnes, quand on est intimement convaincu que leur place est ailleurs ?
Un pas vers l’inclusion : l’exemple de la formation professionnelle
Oublions un moment l’Éducation nationale. La formation continue permet aux demandeurs d’emploi en situation de handicap de faciliter leur retour dans le milieu professionnel et de se réorienter si besoin. Toutefois, et comme pour le milieu universitaire, l’accessibilité des formations professionnelles reste partielle. Mais depuis 2018, le monde de la formation professionnelle7La formation professionnelle continue se distingue de la formation initiale. Elle permet de développer de nouvelles compétences au cours de la vie active, pour le retour ou le maintien dans l’emploi. fait face à un bouleversement législatif qui l’incite à revoir ses exigences en matière de handicap et d’accessibilité. Effectivement, la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel de 2018 réforme en profondeur l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés ainsi que la formation professionnelle et l’apprentissage. Elle s’accompagne d’un nouveau référentiel national à partir duquel les établissements sont évalués (et obtiennent ou non leur financement). Ce référentiel inclut plusieurs critères concernant l’accessibilité des formations et la qualité de l’accueil des stagiaires en situation de handicap : toute personne handicapée doit pouvoir accéder et suivre les formations proposées. L’organisme de formation ou le centre de formation d’apprentis (CFA) doit désormais apporter des éléments de preuve afin de justifier de ses efforts pour atteindre les exigences qualité du référentiel : il doit donc mettre en place des actions concrètes. De plus, les CFA doivent disposer d’un référent handicap au sein de chaque établissement, de la même manière que les entreprises de plus de 250 employés.
Ce point est particulièrement intéressant : en effet, pour réussir à former les personnes en situation de handicap, il faut commencer par former les personnes valides. L’émergence d’un nouveau métier, celui de référent handicap, qui se démocratise peu à peu y compris dans le milieu professionnel, est une clé vers la sensibilisation et la professionnalisation des équipes pédagogiques. Ses qualifications en matière de handicap, de compensation, sa maîtrise des acteurs et des démarches à effectuer pour mettre en place un accompagnement adapté, contribue à l’inclusion et à la participation des stagiaires. Reste encore, bien sûr, à en faire un poste dédié, et non une simple étiquette négligemment rajoutée à un poste pré-existant ; ainsi qu’à garantir la formation de celui qui formera plus tard ses collègues et à lui accorder le temps pour exercer ses missions…
Là où le handicap donne souvent lieu à une législation spécifique, il est appréciable de noter que ces critères en matière d’accessibilité s’appliquent à des établissements qui ne font pas partie du milieu médico-social. Il est à espérer que les autres milieux d’apprentissage, qu’il s’agisse des écoles (et grandes écoles) ou des universités soient un jour amenés à se saisir de ces questions. Car, rappelons-le, il ne suffit pas de former et sensibiliser un milieu pour garantir l’inclusion des personnes en situation de handicap : former un demandeur d’emploi ne lui assure pas de décrocher un travail. Il reste encore à sensibiliser les mondes de l’emploi, notamment les recruteurs et les employeurs, afin de lutter contre les préjugés et les modes de pensée validistes. Mais à terme tous les milieux sociaux devront être concernés, pour éviter de circonscrire la participation sociale des personnes en situation de handicap au seul domaine du monde professionnel.
Margaux Rollin est proche-aidante et militante. Elle a créé Validoxa (validoxa.com), un média de sensibilisation et de vulgarisation sur le handicap et le validisme.