dièses contre les préconçus

Cryptomonnaies et lutte contre les discriminations au sein de la communauté afro-américaine


L'engouement pour les crypto-monnaies ne cesse de se démentir depuis la crise de 2008. Mais saviez-vous que celles-ci servaient aussi d'outil d’inclusion financière pour la population afro-américaine ?
par #Kamel Badar — temps de lecture : 11 min —

Les cryptomonnaies et leur fer de lance, le Bitcoin, n’ont cessé de prendre de la place dans le paysage mondial depuis 2009 avec des performances exceptionnelles en comparaison aux actifs financiers traditionnels. Cela est d’autant plus vrai pour le Bitcoin, qui est parvenu à atteindre les 1 000 milliards de capitalisation boursière deux fois plus rapidement (en 12 ans) que les géants des GAFAM que sont Amazon (en 24 ans) et Apple (en 42 ans).

L’engouement autour des cryptomonnaies s’explique évidemment par l’opportunité financière qu’elles représentent en termes d’investissement sur le court ou le long terme, mais aussi et surtout par la dimension éthique qui leur est inhérente, fondée sur l’universalité et, dans une certaine mesure, sur l’idéologie libertaire. La blockchain, technologie mère de l’écosystème des cryptomonnaies, a été conçue de façon à garantir la sécurité des transactions qui y sont établies ainsi que leur transparence, avec pour maître mot la décentralisation. Si on l’applique au domaine de la finance, la blockchain permet effectivement de supprimer “les tiers de confiance”, qui font office d’intermédiaires dans le système financier traditionnel et qui sont très souvent incarnés par les banques. 

Mais pour quelles raisons voudrait-on soutenir un paradigme s’affranchissant des institutions financières traditionnelles ? D’abord en raison du progrès technique que représente la blockchain dans son application à la finance, tant du point de vue de la sécurité que du point de vue économique. Les convictions et agendas politiques – et cela est d’autant plus véridique lorsqu’il s’agit d’activistes ou de personnalités publiques, comme l’ont démontré les débuts du Bitcoin et ses soutiens de la première heure – sont aussi un des facteurs explicatifs de ce phénomène. 

Au-delà de ces raisons, il existe aussi une catégorie de personnes pour lesquelles le recours aux cryptomonnaies est davantage motivé par une défiance et une déception vis-à-vis du système financier traditionnel que par des velléités d’enrichissement personnel sur les marchés ou des opinions politiques.

Ces individus, parfois victimes de discriminations de la part des institutions financières traditionnelles, voient ainsi dans les cryptomonnaies une issue de secours leur permettant de quitter un système perçu comme la raison principale de leur accès réduit aux services financiers. 

L’expérience du système financier aux États-Unis

L’entreprise Coinbase, deuxième plateforme mondiale d’échange de cryptomonnaies en termes de volumes et récemment introduite en bourse, a décidé de lancer une campagne publicitaire autour de ce phénomène. 

À l’occasion du Black History Month, l’entreprise a lancé une enquête en partenariat avec Qriously (une société britannique d’études de marchés et de sondages) dans le cadre de laquelle furent interrogées plus de 5 000 personnes sur leur expérience du système financier actuel et sur leur rapport aux cryptomonnaies. Les résultats de l’enquête, dévoilés dans un article de blog, témoignent d’une différence notable entre “Black Americans” et “White Americans” en termes de rapport à la finance. L’enquête révèle que 48 % des Afro-Américains interrogés pensent avoir été impactés négativement par le système financier actuel à cause de leur race ou leur genre, alors que seulement 24 % des Américains blancs sont de cet avis. 

Cet écart peut s’expliquer par une différence en termes de connaissance du système.

Le financial literacy gap (en français, l’inégalité en matière d’éducation financière) est un élément essentiel à l’interprétation de ces résultats. Il existe en effet aux USA des inégalités raciales en ce qui concerne l’accès au savoir relatif à la finance. Le Global Financial Literacy Excellence Center et le TIAA Institute, deux centres de recherche travaillant sur les questions d’éducation financière, ont créé le Personal Finance Index (P-fin), un indicateur qui permet de mesurer les connaissances personnelles en finance des adultes américains. Les résultats du test P-fin indiquent un taux de bonnes réponses de 55 % pour les Américains blancs interrogés, contre 37 % pour les Afro-Américains.

Ce taux de réussite inférieur s’explique en partie par les différentes expériences de socialisation familiale, qui dépendent elles-mêmes de l’origine sociale et du niveau de revenus des foyers. Environnement familial et éducation financière sont indissociables, dans la mesure où une grande part des connaissances financières personnelles sont acquises durant l’enfance et l’adolescence au sein de la famille. Or, les familles afro-américaines sont moins souvent confrontées aux institutions financières, du moins en tant qu’investisseuses ou épargnantes, car, rappelons-le, le niveau de richesse médian des Afro-Américains est 10 fois inférieur à celui des Américains blancs, ce qui témoigne d’une moindre épargne et d’un moindre investissement. 

Si la famille ne parvient pas à transmettre suffisamment de connaissances financières personnelles, quid du système éducatif, autre instance de socialisation importante durant l’enfance et l’adolescence ? 

Les élites politiques américaines ont dès la fondation du pays reconnu l’importance de l’éducation financière, et ce bien qu’elle ne soit devenue un enjeu majeur qu’au XXe siècle. C’est à ce moment que les institutions, et en particulier le système éducatif américain à travers le lycée et l’université, ont commencé à l’intégrer à leurs programmes dans le but de réduire les disparités. Les cours d’éducation financière sont donc de plus en plus présents au sein du système scolaire américain, mais restent très souvent optionnels car dépendant de la législation des États et de décisions internes aux établissements. La conséquence de ce cadre juridique est que les personnes qui ont le plus besoin de ces cours n’y participent pas réellement. En effet, selon les chiffres de Next Gen Personal Finance, seulement 4 % des lycéens américains les plus pauvres sont obligés de suivre ces cours pour obtenir leur diplôme. 

C’est donc en raison de l’inefficacité des instances de socialisation de l’enfant et de l’adolescent dans leur rôle de transmetteur de connaissances que l’écart d’éducation financière se creuse jusqu’à l’âge adulte, ce qui constitue un problème majeur. En effet, cet écart est en partie responsable des différences de revenus et de richesse entre Afro-Américains et Américains blancs, ainsi que de l’inertie sociale intergénérationnelle au sein de la communauté afro-américaine.

Un accès aux services financiers difficile

Le manque de connaissances n’est pas le seul facteur explicatif de la mauvaise expérience du système financier traditionnel qu’ont les Afro-Américains. Nombre d’entre eux sont en effet victimes de traitements inégalitaires en raison de différentes variables constituant leur identité (couleur de peau, ethnicité, origine sociale, lieu de résidence…).

On peut établir deux catégories de discriminations lorsqu’il est question du système financier : les discriminations liées à l’accès aux services financiers et celles liées aux perspectives d’emploi dans le secteur financier. 

L’accès aux services financiers est effectivement une problématique importante pour la communauté afro-américaine. En 2017, d’après un rapport de la Federal Deposit Insurance Corporation, 17 % des foyers afro-américains ne disposaient pas de compte bancaire, contre 3 % des Américains blancs. Ces données sont à mettre en perspective avec celles de l’enquête menée par le Brennan Center of Justice de la NYC School of Law, qui montrent que près de 25 % de la population afro-américaine ne dispose pas de documents d’identification gouvernementaux avec photo, élément fondamental pour l’ouverture d’un compte en banque.

Ces difficultés d’accès aux services financiers sont exacerbées par les différentes formes de traitements inégalitaires subies par les Afro-Américains.

Une grande partie de ces traitements inégalitaires concerne la capacité à emprunter.

Les Afro-Américains font par exemple face pour les prêts immobiliers hypothécaires à des taux de refus sans pareil – et lorsque les demandes ne sont pas refusées, on leur propose des taux d’intérêt plus élevés qu’aux Américains blancs. La banque JP Morgan a par exemple été accusée par la justice en 2017 de s’être adonnée à ce type de pratiques, au même titre que Wells Fargo, condamné pour des faits similaires en 2012. 

Au-delà des prêts immobiliers, les discriminations surviennent aussi lorsque des Afro-Américains souhaitent financer des projets de créations d’entreprises. Dans une étude de 2020, le groupe bancaire américain Citigroup soutenait que ces discriminations ont privé le pays de 16 000 milliards de dollars et empêché la création de 6 millions d’emplois en 20 ans. 

En plus des discriminations liées à l’accès aux services financiers, les Afro-Américains font face à des barrières à l’entrée lorsqu’il s’agit d’occuper des postes dans le secteur financier. Prenons le métier de conseiller en finance personnelle pour illustrer ce phénomène. En 2019, 551 000 personnes exerçaient ce métier selon les chiffres du Bureau of Labor Statistics. Parmi elles, 82,2 % d’Américains blancs contre 8,5 % d’Afro-Américains. Qu’est-ce qui explique une telle différence ? D’abord, il y a un enjeu éducationnel : les élèves et étudiants afro-américains sont beaucoup moins à faire le choix de se spécialiser dans le secteur financier, soit par désintérêt (aussi corrélé au financial literacy gap), soit parce que famille et personnel éducatif leur conseillent de s’orienter vers d’autres filières. Ensuite, il y a la question du processus de recrutement. Si l’on en croit le rapport de l’U.S. Department of Labor, la banque Wells Fargo aurait discriminé à l’embauche 34 193 candidats afro-américains en l’espace de 10 ans pour des emplois en banque, service clients et support administratif pour ses différents établissements à travers le pays. En 2019, Bank of America était condamnée à payer 5 500 000 $ pour des faits similaires. Les discriminations sont souvent fondées sur le phénotype, mais aussi, entre autres, sur les origines sociales et le lieu de résidence. 

Ces discriminations subies et constatées ont conduit certains membres de la communauté afro-américaine à développer leurs propres établissements financiers. Ces banques communautaires ont commencé à se développer dans le contexte de la Grande Dépression, en réaction au National Housing Act, loi votée en 1934 dans le cadre du New Deal porté par Franklin D. Roosevelt. Cette loi entendait redonner un élan aux crédits hypothécaires en proposant un nouveau cadre juridique visant à limiter les saisies de biens. Les conséquences pour les minorités furent cependant différentes, car ce nouveau cadre juridique s’accompagnait aussi d’un système de ségrégation géographique réduisant leurs chances d’obtenir un prêt hypothécaire. Cette politique, fondée sur un système de mapping des villes américaines où les quartiers “à risque” (autrement dit à forte concentration de populations issues des minorités) apparaissaient en rouge, fut appelée redlining. Ces cartes étaient créées par la Home Owners’ Loan Corporation, organisme missionné par le gouvernement fédéral pour évaluer les garanties de remboursement des crédits et cela dura au moins jusqu’en 1964 avec le Fair Housing Act. 

C’est dans ce contexte que l’implantation des banques communautaires afro-américaines s’intensifia dans les quartiers “redlinés”, très mal desservis en termes d’établissements bancaires. Le but était de combler le vide en termes d’offre de services, et de permettre une meilleure intégration financière, tout en proposant des options viables en termes de financement d’initiatives entrepreneuriales. 

Aujourd’hui, les “black banks” se font de plus en plus rares. La crise financière de 2008 les a fortement impactées et de moins en moins d’Afro-Américains se dirigent vers ces structures. 

Mais les discriminations, elles, sont toujours d’actualité. Le système financier n’inspire toujours pas confiance à certains membres de la communauté afro-américaine, et c’est en majeure partie pour cela que ces personnes s’intéressent aux cryptomonnaies. 

La blockchain, une opportunité pour la communauté afro-américaine

La blockchain, dans son application aux cryptomonnaies, est impartiale. Elle est, du fait de son fonctionnement, intrinsèquement aveugle au phénotype ainsi qu’à l’origine sociale des individus. Elle se différencie donc du système financier conventionnel, qui repose sur des interactions d’homme à homme et laisse place à la subjectivité. C’est l’un des éléments qui a séduit les crypto-enthousiastes afro-américains qui avaient du mal à accorder leur confiance aux institutions financières traditionnelles. Cette confiance dans la technologie blockchain permet de réduire l’entre-soi, qu’il soit de classe ou de race, et de rassembler des personnes qui dans le système financier conventionnel n’auraient probablement pas fait affaire ensemble.

Pour ce qui est des problématiques d’identité, et malgré son principe de transparence, la blockchain ne dévoile pas l’état civil de ses utilisateurs. Dans son application à la finance, seule l’identité numérique, qui correspond entre autres à l’adresse du portefeuille cryptographique, est accessible. Ce quasi-anonymat ne laisse naturellement pas de place pour les discriminations, quelle que soit leur nature. Il n’est pas systématiquement nécessaire de disposer de documents d’identité gouvernementaux pour investir, ce qui est gage d’inclusion financière.

Le fait que la détention d’un smartphone suffise à intégrer le marché des cryptomonnaies est aussi un catalyseur de l’inclusion financière. C’est la thèse défendue par Facebook avec son projet Diem (anciennement Libra), qui entend proposer un stablecoin (actif numérique adossé à une monnaie fiduciaire) avec son système de portefeuille cryptographique, et ce afin de faciliter les transactions à l’international (réduction des frais, rapidité…).

La problématique de la financial literacy, elle, ne se pose pas de la même manière lorsque l’on parle de cryptomonnaies. Le pair-à-pair ne concerne pas uniquement la technologie blockchain : il est aussi de mise lorsque l’on parle de formation et d’apprentissage. En effet, la transmission de connaissances relatives au marché des cryptomonnaies et à la blockchain se fait d’individu à individu, de façon gratuite ou quasi gratuite, et de manière horizontale plus que verticale. Les barrières à l’entrée sont ainsi réduites par un accès à la connaissance relativement simple alors que la finance conventionnelle demeure réservée à une certaine élite sociale. La culture de l’Internet partagée par les crypto-enthousiastes rend aussi plus simple l’assimilation du fonctionnement du marché des cryptomonnaies car la décentralisation et le pair-à-pair font depuis le début partie intégrante du World Wide Web, notamment lorsqu’il s’agit de partage de fichiers. Des communautés se créent sur cette base, et chacun choisit d’où tirer ses informations et quel influenceur/formateur suivre – tout en ayant la possibilité de se former de manière plus conventionnelle avec d’autres ressources (littérature, cours…).

Le lien direct avec les influenceurs est un élément important car il permet à un grand nombre d’Afro-Américains aficionados des cryptomonnaies de se sentir représentés sur les réseaux sociaux. De plus en plus de crypto-millionnaires afro-américains investissent des réseaux comme Twitter ou Reddit, ou créent leurs propres sites web pour partager leurs expériences et promouvoir l’ascension sociale par les cryptomonnaies au sein de la communauté. 

La blockchain donne aussi l’opportunité aux Afro-Américains d’être force de proposition, notamment d’un point de vue technique avec la variété des métiers que le secteur propose. Ils peuvent non seulement être concepteurs mais aussi utilisateurs et bénéficiaires, ce qui constitue une autre différence avec la finance conventionnelle. 

En termes de services, ce que propose la finance décentralisée est similaire à la finance 1.0. Il est possible d’investir, d’épargner, d’emprunter, de prêter, le tout de manière décentralisée avec des algorithmes spécifiques. Le marché étant très jeune, il est encore loin d’avoir atteint son plein potentiel en termes d’offres de services financiers, domaine pour lequel la finance 1.0 a toujours une longueur d’avance. 

Une chose est sûre : nous n’avons pas fini d’entendre parler du Bitcoin qui lors de ce cycle de marché n’a cessé de surpasser son “all time high”, atteignant une valeur de plus de 64 000 $ au mois d’avril et mettant sous le feu des projecteurs tout l’écosystème des cryptomonnaies. Les opportunités diverses qu’offre le dynamisme du marché font grandir l’intérêt de la communauté afro-américaine, et on peut penser que de plus en plus d’individus y verront une solution aux problèmes auxquels ils font face lorsqu’ils sont confrontés à la finance traditionnelle.

Kamel Badar est assistant de recherche au CERAPS (Centre d’Études et de Recherches Administratives Politiques et Sociales), qui est affilié à l’Université de Lille.


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