dièses contre les préconçus

« Cachez ces vieux… » : la grande vieillesse, un impensé sociétal ?


« À mon âge vous savez, on aimerait être encore prise dans les bras et là, moi, ce n’est plus rien, plus d’embrassade, de mots doux, rien, il y a des jours, le soir, j’ai des sanglots qui montent. »
par #Arnaud Campéon — temps de lecture : 10 min —

« Vous vous rendez compte de ce que c’est que de ne voir personne pendant une semaine ? De n’avoir aucune relation, pas un seul « et vous, comment allez-vous »… ?  (…) À mon âge vous savez, on aimerait être encore prise dans les bras et là, moi, ce n’est plus rien, plus d’embrassade, de mots doux, rien, il y a des jours, le soir, j’ai des sanglots qui montent. » Marie-Jo – divorcée, 77 ans – exprime ici sa situation d’isolement et l’expression amère du sentiment qui l’accompagne. Sans détour, elle évoque la solitude qui s’impose à son existence, le manque de lien, de partage, d’écoute, de tendresse et, in fine, de considération. Ancienne fonctionnaire de la fonction publique, Marie-Jo a pourtant eu une vie remplie, avec quatre enfants, de nombreux voyages et le désir d’une retraite accomplie. En dépit de ses projets, dont un déménagement tardif pour se rapprocher de l’un de ses fils, elle se retrouve seule et désœuvrée dans son appartement depuis 3 ans. Elle ne parle plus à ses enfants, bénéficie d’une faible pension et se voit contrainte, autant financièrement que relationnellement, à une vie de retraite sans aspérité. Pour caricaturale que puisse paraître cette situation, elle reflète pourtant le lot commun d’une fraction significative de ces adultes âgé·e·s. Comment penser ces situations de vie, qui nous offrent un témoignage à rebours de l’image caricaturale du jeune senior dynamique et pleinement inséré ? La vieillesse, et plus encore la grande vieillesse, est-elle encore un problème dans notre société ?

Une vision stéréotypée de la vieillesse et du grand âge

Il n’y a jamais eu autant de « vieux », et ceux-ci sont de plus en plus âgés. Pourtant, tout se passe comme si nous ne parvenions pas à reconnaître la spécificité de cette période de vie que l’on cherche à tout prix à effacer. « Défense de vieillir sous peine d’exclusion », rappelaient ainsi en 2000 les anthropologues B. Puijalon et J. Trincaz1Puijalon B, Trincaz J, Le droit de vieillir, Fayard, Paris, 2000. qui, par ce titre de chapitre provocateur, résumaient bien les difficultés des personnes âgées vieillissantes dans nos sociétés. Une manière de témoigner de la prégnance d’une approche biomédicale de la vieillesse qui a imposé sa grille de lecture déficitaire2Ennuyer B, Les malentendus de la dépendance, Dunod, Paris, 2004. au détriment d’une conception plus sociale. Selon cette approche dominante, le vieillissement est ainsi perçu comme un processus « de perte », où l’inventaire des différentes incapacités au fil de l’avancée en âge conduit inéluctablement à la perte d’autonomie. Ce qui effraie aujourd’hui, ce n’est pas tant la vieillesse telle que sont censés la vivre les « seniors », mais la grande vieillesse, dont le discours médiatique véhicule les souffrances, les handicaps, la finitude. Depuis une vingtaine d’années maintenant, fleurissent d’ailleurs un ensemble de « commandements de la longévité » qui prescrivent des principes qui ne sont pas sans rappeler la morale hygiéniste et de son projet moralisateur. Il s’agit, autant que faire se peut, de prévenir les effets du vieillissement (comme on prévient les effets d’une maladie) pour « vieillir actif et en bonne santé » et s’assurer ainsi un « vieillissement réussi ». Nous sommes là sous la bannière de l’idéologie du bien-vieillir (respectable et consensuelle sur le fond mais culpabilisante sur la forme), qui érige par effet-miroir une mauvaise vieillesse : celle qui s’incarne chez ceux et celles qui, faute de ressources économiques, faute d’ennuis de santé, faute d’isolement, etc., n’ont pas les possibilités de s’inscrire dans cet idéal normatif et qui renvoie donc à chacun la responsabilité de son propre (« bon » ou « mauvais ») vieillissement3Billé, M. et Martz, D. La tyrannie du « Bienvieillir » : Vieillir et rester jeune. Toulouse, Érès, 2018..

Le sociologue, qui par sa discipline est amené à avoir un regard circonstancié sur les réalités de la vie sociale, ne peut qu’être surpris par cette société moderne occidentale qui érige les normes de performance, d’utilité, d’autonomie et d’individualisme en exigence suprême. Il ne peut que constater le processus d’individualisation en cours, et plus fondamentalement encore, de singularisation des trajectoires qui font que les individus se retrouvent de plus en plus seuls face aux grands moments de leur existence (y compris donc de leur vieillesse) et face au moment crucial de leur mort. C’est dans ce contexte bien particulier qu’il faut comprendre l’acuité du sentiment de solitude de manière générale, et celle relative au grand âge en particulier. Le désintérêt et le repli sur soi au grand âge ne sont pas les effets de la sénescence, mais souvent ceux d’un climat social peu enclin à la reconnaissance de cette période de la vie. Aussi, face à la vacance culturelle et à l’absence de valeurs sociales signifiantes pour une fraction importante de la population âgée, il n’est pas surprenant que les signes du délaissement soient nombreux. Ils témoignent tous du besoin, si ce n’est de l’impérieuse nécessité, de changer de regard et de pratiques pour faire en sorte que ces personnes conservent tous les droits associés à leur citoyenneté.  Albert Memmi4Memmi A, La dépendance, Paris, Gallimard, 1993. le résumait ainsi : « Il faudrait veiller à ce que les personnes du troisième âge, non seulement reçoivent les pourvoyances qui leur sont nécessaires mais aussi demeurent, dans la mesure de leurs moyens, des pourvoyeurs. » Force est de constater que ce n’est pas encore le cas pour une proportion significative d’individus âgés, qui se retrouvent bien malgré eux dans des situations de vie difficiles. Isolées, parfois dans le dénuement le plus total, ces hommes et ces femmes peuvent alors faire l’expérience d’une vie en solitude qu’ils ont rarement choisie et qu’ils doivent, tant bien que mal, réussir à « enchanter ».

Des évolutions qui révèlent la nécessité d’accompagner autrement

L’isolement relationnel subi et chronique, comme la solitude qui lui est souvent concomitante, fait en effet partie des nouveaux maux de notre civilisation occidentale, introduisant une nouvelle forme de précarité susceptible d’affecter le plus grand nombre5Van de Velde C., « La fabrique des solitudes », in Rosanvallon P. (dir.), Refaire société, Paris, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2011.. À l’instar des plus jeunes, les plus âgés y sont donc particulièrement exposés en raison des représentations négatives dont ils sont l’objet (on parle aujourd’hui d’âgisme pour qualifier cette disqualification), mais également de conditions de vie et de transitions biographiques spécifiques, lorsque certains remaniements ou décisions difficiles s’imposent, ou encore lorsque la perspective de la mort – la sienne ou celle des autres – sapent le travail de vieillissement6Mallon I, « Le travail de vieillissement en maison de retraite », Retraite et société, 52, 2011.. Plusieurs événements et situations peuvent, en effet, contraindre et bouleverser la vie d’une personne âgée et fragiliser son mode/monde et ses routines d’existence : arrivée en retraite, veuvage ou décès des proches, maladie, inadaptation du logement ou de l’environnement immédiat, démotorisation, déménagement imposé, entrée en institution, etc. Ces événements sont générateurs de profonds bouleversements identitaires et ils le sont d’autant plus qu’ils adviennent à une étape du parcours de vie où le cadre relationnel des plus âgés se transforme, et où les opportunités d’engagements se restreignent7Caradec V, « L’épreuve du grand âge », Retraite et société, 52, 2011.. C’est du moins ce que nous invitent à penser certains sociologues, pour qui le « drame » de la vieillesse consiste moins dans l’amenuisement des capacités (qu’elles soient motrices ou cognitives) que dans l’effritement progressif des liens sociaux qui provoquent l’esseulement8Veysset B, Dépendance et vieillissement, L’Harmattan, Paris, 1989 ; Elias N, La solitude des mourants, Paris, Christian Bourgeois Éditeur.. Rappelons ici, et ce n’est pas anecdotique, que le suicide demeure aussi un marqueur social préoccupant chez les plus âgés qui sont, en proportion, la population la plus touchée par le phénomène9Environ 3 000 personnes de plus de 65 ans se donnent la mort chaque année en France, soit près d’un tiers des suicides (28,3% du total des décès par suicide déclaré). Source : Inserm-CépiDC.. Cette surreprésentation du suicide au grand âge n’est pas le fruit d’un hasard : au-delà de raisons psycho-médicales, elle s’explique aussi par les épreuves qu’impose le processus de vieillissement, notamment aux âges les plus avancés.

Ces dernières années, plusieurs crises ont émaillé le secteur et toutes témoignent, d’une manière ou d’une autre, de l’âgisme ambiant qui règne autour de la question du grand âge dans notre société. L’épisode de la canicule de l’été 2003 l’avait fort bien illustré, en révélant la vulnérabilité de nombreuses personnes âgées et surtout la détresse dans laquelle certain·e·s avaient terminé leur vie, dans une indifférence assez générale. Dans un autre contexte, et près de 20 ans plus tard, la crise sanitaire que nous venons de traverser nous le rappelle également, en ayant frontalement exposé un nombre conséquent de citoyens âgés à l’isolement comme à l’expérience de solitude, à domicile comme en établissement. L’un des derniers rapports des Petits Frères des Pauvres10Baromètre solitude et isolement : quand on a plus de 60 ans en France en 2021 ? n°6, septembre 2021. pointe ainsi la nette aggravation du phénomène (530 000 personnes âgées en situation de mort sociale, soit + 77% par rapport à l’année 2017) et la difficulté, pour les plus fragiles qui sont aussi souvent les plus précaires et les plus isolés, à pouvoir surmonter cette épreuve. Que penser, enfin, de cette autre crise qui secoue actuellement le monde social des EHPAD11Cf l’ouvrage du journaliste Victor Castanet (Les fossoyeurs, Paris, Fayard, 2022) qui dénonce les dérives gestionnaires du groupe Orpéa. qui parviennent avec difficulté à accompagner « dignement » les résidents qu’ils accueillent ? Logés dans de grands établissements à l’architecture souvent inadaptée parce qu’empreinte d’une culture sanitaire, en proie à une médicalisation accrue, à une organisation du travail standardisée et à un manque majeur de personnel (personnel qui plus est, non reconnu, sous-payé, épuisé et parfois insuffisamment formé à la culture gérontologique), ces EHPAD ne sont que le reflet de cet impensé sociétal que représente la grande vieillesse. Et pourtant, là où il faudrait penser de nouveaux modèles d’accompagnements, en nous inspirant par exemple de certaines initiatives nordiques12Cérèse F, « De l’Ehpad aux logements assistés : la leçon néerlandaise ». Gérontologie et société, 43(165), 2021., nous maintenons envers et contre tout une approche désuète qui ne correspond plus, ni aux besoins ni aux attentes des personnes âgées d’aujourd’hui et encore moins à celles de demain. Autrement dit, si la réponse aux besoins physiologiques est fondamentale, la réponse aux attentes en termes d’accomplissement de soi pour une vie digne le sont tout autant.

Quelles réponses politiques pour la reconnaissance des âgés ?

Indéniablement, ces crises sanitaires auront constitué une fenêtre d’opportunité pour (re)politiser la question du grand âge, et en faire un enjeu social majeur. Il est d’ailleurs possible de constater les efforts entrepris par les pouvoirs publics ces dernières années pour sensibiliser et agir sur un modèle de vieillissement plus intégré. Reste néanmoins à examiner dans quelle mesure cette volonté sera concrètement mise en œuvre. De bonnes initiatives existent déjà pour favoriser cette expression d’une représentation plus inclusive à l’égard des âgés. De nombreux plans gouvernementaux intégrant la préoccupation du lien social se sont, par exemple, succédé au cours des années pour tâcher d’y remédier. Après le lancement du dispositif MONALISA en 2014, la création d’un comité stratégique de lutte contre l’isolement des personnes âgées est la dernière initiative en date et on peut espérer que celle-ci débouche sur des mesures d’accompagnement concrètes. Que l’on pense aussi, par exemple, au réseau francophone des « villes amies des aînés » qui encourage une vision non stigmatisante, citoyenne et participative de la vieillesse, ou encore au label des « dementia friendly community » qui promeut une société inclusive permettant de préserver l’autonomie et la capacité de décision des personnes vivant avec une maladie neuro-évolutive13Ngatcha-Ribert L, Alzheimer : Vers une  société « amie de la démence » ?, Paris, Édition Le bord de l’eau, 2018.. Le développement des formules d’habitats alternatifs, participatifs et solidaires, reconnus par la loi Elan (2018), est aussi une première avancée significative pour engager une architecture de choix plus diversifiée et surtout plus personnalisée.

L’ambition est à la hauteur des enjeux et nécessitera des ajustements significatifs – en termes de gouvernance et de régulation, mais également en termes de moyens budgétaires alloués – pour concevoir une politique transversale, à la fois cohérente et équitable, quels que soient les âges et l’état de santé des personnes âgées. Pour cela, et pour favoriser cette approche globale du vieillissement, il sera nécessaire que cette politique prenne en compte tant la variété des expériences individuelles que l’influence des déterminants socio-économiques qui façonnent les trajectoires du vieillissement14Burnay N et Hummel C, Vieillissement et classes sociales, Peter Lang AG, 2017.. Elle devra aussi faire émerger des réponses personnalisées et locales (en soutenant les familles, l’activité des professionnels et les réseaux de proximité), maintenir l’offre des services publics dans les territoires les plus enclavés, travailler sur l’habitat, l’urbanisme et les mobilités – c’est-à-dire, concevoir des modes d’actions souples, transversaux et enveloppants qui pourraient favoriser à la fois les liens sociaux, la valorisation du temps vécu par la transmission mais également le sentiment d’appartenance et qui permettraient, in fine, de questionner le sens du vieillissement (et non plus seulement les conditions nécessaires à une « bonne vieillesse »). C’est à cette condition seulement que la promotion d’un modèle de vieillissement intégré ne sera plus seulement reconnue comme un effet d’annonce, mais bel et bien comme une valeur fondamentale, bénéfique à la qualité de vie des individus, à leur citoyenneté et réciproquement, à la collectivité et à sa cohésion sociale.

Arnaud Campéon est enseignant-chercheur en sociologie à l’EHESP.


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