« Pute », « fils de pute », « salope » : ces injures révèlent une société qui ne cesse de sexualiser les femmes – et qui, en même temps, leur reproche d’avoir une vie sexuelle.
Contre ce sexisme, Bertoulle Beaurebec vient de publier un manifeste, Balance ton corps. Manifeste pour le droit des femmes à disposer de leur corps, dans lequel elle défend la liberté des femmes à s’approprier leur corps comme elles le souhaitent.
Travailleuse du sexe, féministe et noire, Bertoulle Beaurebec souhaite aussi montrer que le travail du sexe peut être épanoui – et que si bien des prostituées subissent des violences, on ne doit pas non plus oublier que toutes, sans exception, subissent des préjugés et des discriminations en raison de leur métier.
Nous lui avons proposé un entretien pour en discuter.
Pourquoi est-il important, selon vous, de récupérer le terme de « salope » ?
Pour lui retirer ce pouvoir destructeur qu’il a sur la psyché et les comportements sociaux et sexuels de nombreuses femmes. De la même façon que la communauté LGBTQI+ s’est réapproprié le terme « queer » – auparavant utilisé comme une insulte homophobe et queerphobe –, il me semble intéressant de me réapproprier cette insulte. Puisque nous vivons constamment, en tant que femmes, sous la menace qu’elle soit utilisée contre nous afin de nous rabaisser, autant la vider de sa substance négative et en faire un vocable sinon empouvoirant, au moins simplement descriptif et dénué de tout jugement de valeur.
Vous rappelez d’ailleurs que les femmes « respectables » ne sont pas toujours plus respectées par les hommes…
En effet, au sein de notre société hétéropatriarcale, toutes les femmes et les personnes sexisées (donc les femmes, les personnes transgenres, non-binaires, lesbiennes, gays, intersexes) sont harcelé·e·s, violenté·e·s, et tué·e·s en raison de leur genre et de leur sexe, indépendamment de leur classe sociale, leur travail ou leurs comportements sexuels.
Vous évoquez aussi, dans votre manifeste, un sujet dont on ne parle que trop peu : l’hypersexualisation des jeunes filles.
Oui, même si le sujet est revenu au cœur du débat avec les affaires de traitements sexistes liées aux tenues vestimentaires des jeunes filles et adolescentes dans les établissements scolaires. Voir de vieux hommes hétéros justifier impunément l’hypersexualisation d’enfants et d’ados en avouant être eux-mêmes « déconcentrés » par la vue d’une parcelle de leur peau montre à quel point on arrive à tolérer voire légitimer les comportements pédocriminels en France.
La putophobie est un des autres thèmes de votre essai. Quels sont les contours de celle-ci en France ? En avez-vous vous-même subi ?
La putophobie est une variante du sexisme qui vise spécifiquement les TDS (travailleurs et travailleuses du sexe). On la subit de façon ordinaire, en entendant ses proches, des ami·e·s, nos familles utiliser des insultes comme « fils de pute ». On la subit de façon plus grave lorsqu’on est traditionnelle1L’expression désigne les TDS qui exercent dans la rue, et qui représentent aujourd’hui environ 20% de la profession. et qu’on doit survivre au harcèlement policier, ou lorsqu’on est escort et qu’on doit composer avec des personnes malveillantes, agressives ou violentes qui se font passer pour des client·e·s afin de nous abuser psychologiquement ou physiquement.
La putophobie se traduit également par l’indifférence franchement déshumanisante du gouvernement lorsqu’on tente d’ouvrir le dialogue quant à la situation extrêmement précaire dans laquelle la plupart des TDS sont en France.
Comme toustes mes collègues, je la subis quotidiennement et n’ai d’autre choix qu’évoluer dans cette société qui nous rejette et nous rabaisse de toutes les façons possibles. J’ai cependant plus de chance que certaines collègues : la putophobie n’a pas causé ma mort.
Peut-on dire que le féminisme que vous défendez est centré sur la notion de liberté ?
Le féminisme pour moi, qui suis une travailleuse du sexe et afroféministe pro-choix, désigne la libération des personnes sexisées, racisées et handicapées d’oppressions sexistes, racistes, islamophobes, classistes et validistes qui découlent d’un système hétéropatriarcal capitaliste inhumain et postcolonial qui perpétue la création de structures hiérarchiques arbitraires et déshumanisantes.
Je défends aussi le droit de chaque personne à investir son corps et son imaginaire comme il ou elle le souhaite. Cette réappropriation se situe d’abord et surtout dans la sphère intime, à un endroit personnel. Mon discours appelle chacun·e à faire une introspection, à réparer le rapport qu’on entretient avec notre propre corps et celui des autres, et à trouver une sexualité qui nous correspond.
Quelle est, à vos yeux, l’importance du porno indépendant, féministe et/ou queer ?
Le porno indie et éthique est important tout simplement car il propose des représentations diverses de sexualités, de morphologies et d’identités de genre. Il est par essence inclusif, et permet à chacun·e de se voir représenté·e. L’idée qu’il faille correspondre à certains canons esthétiques pour être désirable n’est pas véhiculée dans ce type de porno.
Pensez-vous que le fait que vous ne dépendiez pas du travail du sexe pour vivre, que vous puissiez choisir votre clientèle et que vous soyez à l’aise pour imposer vos conditions, oriente en partie vos réflexions sur le travail du sexe ?
Bien évidemment, étant donné que mes réflexions découlent de mon vécu et mes expériences. Personne ne peut être neutre dans sa façon de percevoir puis réfléchir le monde. Pour autant, mes réflexions sont partagées par énormément de travailleuses du sexe, et elles n’ont pas toutes le même profil que moi ! Pour cette raison, ces réflexions méritent d’être partagées.
Vous avez déclaré dans une interview à Manifesto XXI : « Je ne pense pas que le porno mainstream doive changer, car il y a des alternatives, et donc il y en a pour tous les goûts. » En même temps, vous décrivez aussi les violences qui existent dans ce milieu, ainsi que les phénomènes de fétichisation. Comment conciliez-vous ces points de vue ?
Il s’agit d’un seul et même point de vue. Il serait illusoire de tenter de réformer le porno dit « mainstream » sans effectuer les changements sociétaux nécessaires pour que ce type de contenus ne fleurisse pas et ne suscite pas de demande. Si nos mœurs postcoloniales véhiculent une fétichisation sexuelle des femmes racisées, ce n’est pas de la faute du porno. Réglons les problèmes du capitalisme et du racisme systémique, déconstruisons les biais racistes par l’éducation avant d’exiger du porno mainstream qu’il change une recette qui marche.
Vous parlez dans votre livre du manque de représentations valorisantes des personnes noires et queers, au point d’écrire : « J’ai souhaité pendant longtemps être blanche. » Souffrez-vous toujours aujourd’hui de ce manque de représentation ?
Lorsqu’on lit et comprend le passage dans son ensemble, on réalise que cette phrase décrit l’état d’esprit dans lequel j’ai été durant mon enfance en étant confrontée aux représentations avilissantes des filles et femmes noires dans l’art et la culture. Si c’est le sens de la question : je suis tout à fait heureuse d’être une personne mélanoderme.
En fin de compte, peut-on dire que l’objectivation est un point commun entre vos expériences de femme, de noire et de travailleuse de sexe ?
Je dirais que l’objectivation est un point commun entre toutes les personnes sexisées au sein de notre société hétéropartiarcale.
Bertoulle Beaurebec est l’autrice de Balance ton corps. Manifeste pour le droit des femmes à disposer de leur corps aux Éditions de la Musardine.
L’entretien a été mené par Paul Tommasi.