Le 19 août 2009, Caster Semenya, alors âgée de dix-huit ans, remporte la finale du 800 mètres aux championnats du monde d’athlétisme de Berlin, battant alors tous les records. « Une prodige ? » s’interroge le journal Le Monde dans son édition du 20 août 2009. Non ; un homme, plutôt. C’est en tous les cas sur la base d’un soupçon de masculinité, étayé à la fois par les bons résultats de l’athlète et par son apparence et son attitude qualifiées par les médias de « masculines », que Caster Semenya fut contrainte de passer un test de féminité. La presse s’est alors faite l’écho de résultats concluant à un appareil génital comportant des caractéristiques masculines et féminines (testicules intra-abdominaux) et surtout d’un taux de testostérone sensiblement plus élevé que la moyenne, susceptible d’influencer ses performances sportives. Caster Semenya n’est biologiquement ni homme, ni femme : elle est intersexe. C’est le début, pour l’athlète, d’une carrière émaillée d’autant de succès sportifs que de controverses relatives à son sexe.
Caster Semenya n’a pas fait découvrir la question intersexe. Celle-ci est connue du domaine du sport depuis aussi longtemps que les femmes sont autorisées à concourir. Les compétitions sportives se sont progressivement ouvertes à des catégories féminines à partir du début du XXe siècle1Anaïs Bohuon, « Catégorie “dames”, le test de féminité dans les compétitions sportives », iXe 2012, p. 40.. Les femmes étaient alors séparées des hommes dans un souci d’équité sportive vis-à-vis de la catégorie féminine. Les femmes, moins puissantes physiquement en moyenne, devaient pouvoir concourir en ayant des chances d’emporter la victoire2Pour l’athlétisme : « En raison des avantages significatifs en termes de taille, de force et de puissance dont bénéficient (en moyenne) les hommes par rapport aux femmes […], il est généralement admis que la compétition entre les athlètes masculins et féminins ne serait pas équitable et significative », traduction de Egibility Régulations for the female classification, 30 nov. 2021, World Athletics.. Or, dès les années 1930, les performances exceptionnelles de certaines femmes dans leur catégorie ont engendré des soupçons sur leur féminité. En 1966, à l’occasion des championnats d’Europe d’athlétisme, des tests de féminité ont été mis en place systématiquement. Il s’agit alors essentiellement d’examens gynécologiques, décriés en raison de leur caractère humiliant. En 2000, à l’occasion des Jeux Olympiques de Sidney, leur systématisation est abolie3Anaïs Bohuon, « Activités – Compétitions sportives – “Tests de féminité” : vide juridique et bouleversement de l’ordre sportif », JS 2010, n° 96, p. 42.. Ils demeurent en vigueur uniquement pour les athlètes donc la féminité apparaît contestable au regard d’un faisceau d’éléments fuyants : performance, voix, apparence physique, etc. C’est ainsi que la féminité de Caster Semenya s’est trouvée contestée.
Son sexe juridique, officiel, ne fait pourtant aucun doute : elle est une femme à l’état civil et ne conteste pas cette qualification, qui est en adéquation avec son identité vécue ainsi qu’avec son identité sociale. Son exclusion des compétitions officielles féminine repose sur des constats biologiques encadrés par le « règlement régissant la qualification dans la catégorie féminine pour les athlètes présentant des différences du développement sexuel » (Règlement DSD). Selon ce document, ne peut concourir dans la catégorie féminine une athlète présentant une anomalie de la différenciation sexuelle et un taux de testostérone supérieur à 5 nanomoles par litre de sang4Ces règles sont toujours en vigueur à la date du 30 novembre 2021.. Si Caster Semenya a perdu son recours devant les plus hautes instances sportives (d’abord devant le tribunal arbitral du sport le 30 avril 2019, puis en appel devant le tribunal fédéral suisse le 29 juillet 2019 et enfin devant la Cour suprême suisse le 25 août 2020), c’est au terme d’un contrôle de proportionnalité qui fait primer l’équité sportive au sein de la catégorie féminine sur la discrimination subie par la requérante en tant que personne intersexe.
L’athlète ayant déposé un recours devant la Cour européenne des droits de l’Homme en février 2021, la question demeure d’actualité tant pour Caster Semenya que pour toutes les personnes intersexes qui se trouveraient à l’avenir confrontées à une situation similaire. C’est pourquoi nous proposons ici une analyse quant au caractère discriminatoire de l’interdiction de concourir faite à l’athlète, puis un regard critique sur la justification de la discrimination par les juridictions.
L’affirmation d’une discrimination des personnes intersexes
La non-discrimination est très largement promue par les textes internationaux relatifs aux droits humains5Not. Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales, art. 14 ; Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 16 décembre 1966, art. 26 ; Déclaration universelle des droits de l’Homme, 10 décembre 1948, art. 7 ; Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne, 18 décembre 2000, art. 21.. La discrimination peut être définie comme une différence de traitement entre personnes placées dans une même situation. Pour pouvoir considérer qu’une mesure est discriminatoire, il faut donc identifier deux situations analogues et établir que les personnes qui en font l’objet sont distinguées selon un critère précis.
Dans l’affaire Semenya, le groupe de référence est délicat à identifier du fait de la contestation de la féminité de la sportive. Si l’on considère le sexe juridique de Madame Semenya, alors il faut la considérer comme femme et regarder si elle subit une différence de traitement par rapport aux autres femmes. La réponse est doublement positive. D’une part, Caster Semenya doit se soumettre à un test de féminité en raison de son apparence physique, contrairement aux autres femmes. D’autre part, ses tests ayant révélé une intersexuation, elle est exclue des compétitions sportives féminines en raison de ses caractéristiques génétiques, contrairement aux autres femmes.
L’un des arguments ayant pu être opposé à cette analyse consiste à considérer que, précisément, l’athlète n’est pas biologiquement une femme. N’étant alors pas dans une situation similaire aux autres femmes, rien n’obligerait à la traiter comme telle. Cette dernière devrait donc être considérée comme une personne intersexe ou, à défaut, comme un homme. Alors, il n’y a pas discrimination puisque la sportive est traitée de la même façon que les autres hommes ou intersexes. Cette approche peine toutefois à convaincre. Elle fait fi du sexe juridique de l’athlète sur le terrain du droit lui-même, en l’occurrence du droit de la non-discrimination.
Surtout, une telle analyse ne résisterait pas à la caractérisation d’une discrimination entre les athlètes indépendamment de leur sexe. Si l’on considère que le groupe de référence est l’ensemble des athlètes, on constate que celles dont le sexe officiel est « féminin » doivent être soumis à des tests de féminité lorsqu’il y a un soupçon sur leurs performances, alors que n’y sont jamais soumis les individus de sexe masculin. Résultat : seules les femmes sont entravées dans leurs carrières en cas de caractéristiques biologiques supérieures à la normale. Autrement dit, un homme qui dominerait les compétitions par des caractéristiques biologiques exceptionnelles ne serait pas sommé de concourir dans une catégorie à part. Il serait tout simplement un homme aux capacités exceptionnelles, là où une femme qui présenterait des caractéristiques physiques d’exception serait nécessairement un homme, ou une personne intersexe.
Difficile donc de contester l’existence d’une discrimination. D’ailleurs, l’Assemblée générale des Nations Unies a récemment déclaré considérer que « les réglementations et les pratiques sportives qui exercent à l’égard des femmes et des filles une discrimination fondée sur la race, le genre ou tout autre motif, peuvent les empêcher de participer à des compétitions en leur qualité de femme ou de fille, sur la base de leurs caractéristiques physiques et biologiques, renforcent les stéréotypes sexistes néfastes, encouragent le racisme, le sexisme et la stigmatisation, et portent atteinte à la dignité, à la vie privée, à l’intégrité physique et à l’autonomie corporelle des femmes et des filles6Résolution des Nations Unies, 20 mars 2019. Elle se déclare également préoccupée par le fait que « des règlements, règles et pratiques discriminatoires susceptibles d’imposer aux athlètes des catégories féminines présentant des différences sur les plans du développement sexuel, de la sensibilité aux androgènes et du taux de testostérone, de réduire leur taux de testostérone sanguin au moyen de traitements médicaux, sont contraires aux normes et règles internationales relatives aux droits de l’homme, y compris le droit à l’égalité et à la non-discrimination, le droit de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible, le droit à la santé sexuelle et procréation, le droit au travail et à des conditions équitables et satisfaisantes de travail, le droit à la vie privée, le droit de ne pas être soumis à la torture ou à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et à des pratiques néfastes, et le plein respect de la dignité, de l’intégrité physique et de l’autonomie corporelle de la personne ». ». Toutefois, selon les instances sportives, cette discrimination est justifiée.
La justification fragile de la discrimination
L’argument qui justifie la discrimination à l’encontre de Caster Semenya est celui de l’équité sportive envers les candidates féminines. La Cour suprême suisse fait ainsi clairement référence à « l’objectif légitime de protéger et garantir une compétition équitable dans la catégorie féminine » pris en considération par le tribunal arbitral du sport en première instance. Se prêtant à l’analyse classique de la limitation des droits et libertés, la Cour examine la nécessité puis la proportionnalité de la mesure d’exclusion opposée à Caster Semenya.
La juridiction estime qu’il est nécessaire de s’intéresser aux caractéristiques biologiques de l’individu afin de protéger la catégorie féminine contre des athlètes qui bénéficieraient biologiquement « d’avantages compétitifs insurmontables ». Une telle règlementation est, selon les instances sportives, proportionnée car les athlètes peuvent limiter leur taux de testostérone en suivant un traitement, parmi lesquels la pilule contraceptive. Si la Cour suprême suisse reconnaît que ces traitements sont susceptibles d’avoir des effets secondaires significatifs, ceux-ci ne justifieraient pas de renoncer à l’objectif de compétitions équitables au sein de la catégorie féminine.
Une telle lecture de la situation repose sur un postulat : la performance sportive ne résulterait que de la volonté et du dépassement de soi. Ce postulat doit pourtant être remis en cause : la performance est aussi faite d’avantages biologiques de toutes sortes, tels que la taille des jambes ou la capacité respiratoire. Pour justifier le traitement particulier réservé à la variable « taux de testostérone », World Athlectics qualifie le taux supérieur à 5 nanomoles par litre de sang pour une femme « d’avantage compétitif insurmontable ». Il faut nuancer cette affirmation à trois égards. D’abord, en 2011, World Athletics fixait ce taux à 10 nanomoles par litres de sang. L’abaissement du taux témoigne de son caractère relatif et mérite d’être questionné au regard des enjeux de discrimination. Ensuite, on remarque qu’il n’existe aucun « avantage compétitif insurmontable » pour les hommes qui auraient, au sein de la catégorie masculine, un taux de testostérone supérieur à la moyenne des hommes. Seules les femmes voient leurs aptitudes physiques et biologiques plafonnées. Enfin, en dépit de son taux de testostérone élevé, Caster Semenya ne bat pas tous les records féminins, et demeure relativement éloignée des records masculins. Quelle équité sportive pour elle ?
Le règlement World Athletic de 2020 envisage des compétitions universelles, au sein desquelles les athlètes peuvent concourir sans considération de sexe. Dans une vision pessimiste, une telle catégorie contribue à stigmatiser les personnes intersexes qui ont pour seul choix d’y concourir. Dans une vision plus optimiste, on peut espérer que cette catégorie démontre que les concours mixtes sont équitables et peuvent réserver des surprises quant aux aptitudes physiques des uns, unes et des autres. Un jour, peut-être, cette catégorie sera généralisée et plus médiatisée que les groupes hommes et femmes. En attendant, la lutte entre non-discrimination et équité sportive oppose deux catégories de personnes opprimées : les femmes dites intersexes, et les femmes non intersexes.
Si les instances sportives ont à ce jour choisi de privilégier les femmes qui ne sont pas intersexes, il est possible de faire une autre analyse de la proportionnalité et de considérer qu’en se reposant sur la mention officielle du sexe, certes l’équité sportive dans la catégorie féminine risque d’être fragilisée, mais pas plus que dans la catégorie masculine où nul ne se soucie des aptitudes physiques hors normes, parfois même au plan hormonal, des athlètes.
Julie Mattiussi est maîtresse de conférences en droit privé et sciences criminelles, et membre du comité de direction de dièses.