dièses contre les préconçus

Affronter le mépris de classe


« Je me souviens de celle que j’étais quand j’étais encore dans la misère. J’avais honte, je baissais les yeux, je me soumettais, j’avais peur, j’étais habituée à subir des violences, je les acceptais et les trouvais “normales”. Et pourtant ça me faisait mal. »
par #Concrètement Moi — temps de lecture : 11 min —

J’aimerais essayer d’expliquer avec mes mots ce qu’est le mépris de classe. Ce que ça fait de vivre dans notre société quand on est pauvre. Quand je parle de pauvreté, je ne parle pas que du compte en banque (capital financier). Je parle aussi de notre culture, l’ensemble de nos connaissances, nos savoir, nos pratiques (capital culturel), des ressources en tout genre que l’on peut mobiliser à travers nos réseaux sociaux (capital social), de toute sorte de capital reconnu dans la société (capital symbolique).

Je parle ici en tant que concernée. Et plus particulièrement en tant que transfuge de classe (personne qui a changé de classe sociale). Je suis passée de la classe populaire à la classe moyenne. Mon expérience de transclasse m’a permis d’apprendre les codes de différentes classes sociales, et m’a permis de voir la différence flagrante avec laquelle je suis traitée dans cette société selon que j’adopte des codes de classes populaires, des codes de classe moyenne, des codes de classe bourgeoise.

Un mépris de classe bien réel

Le mépris de classe regroupe les discriminations que subissent les personnes les plus pauvres, les plus exploitées de notre société. Je n’aime pas parler de classes “inférieures” comme je le lis et je l’entends souvent. Car je ne suis pas d’accord avec cette hiérarchisation des classes sociales. Ces discriminations subies sont difficiles à percevoir, elles sont bien souvent inconscientes et invisibles. Et on les retrouve dans toutes les classes sociales, même dans les classes les plus pauvres.

Cette discrimination se traduit par une mise en avant des codes de la culture des classes dominantes dans notre société. La culture c’est tellement vaste et ça comprend énormément de choses. Ça englobe ta façon de parler, ta façon de t’habiller, tes codes de politesse, ta façon de manger, ta façon de t’adresser à une personne, tes loisirs, tes activités, ta culture, mais aussi : est-ce que tu lis ? Qu’est-ce que tu aimes lire ? Est-ce que tu fais du sport ? Quel sport pratiques-tu ? Etc.

Quand je parle de discrimination, cela ne veut pas dire qu’il y a deux catégories de personnes : celles qui auraient les « bons codes » et celles qui auraient les « mauvais ». Je vois ça plutôt comme un continuum de « codes sociaux » qui auraient comme un « score social » plus ou moins élevé. De manière générale, plus on se rapproche de la culture des plus riches, des plus dominants, plus le score social est élevé. Plus on se rapproche de la culture populaire, des classes les plus exploitées, plus le score social est bas.

Quand on passe d’une classe sociale à une autre, il y a énormément de choses qui changent, pas juste le compte en banque. En arrivant dans la classe moyenne, je me suis rendu compte que je n’avais pas le bon langage, que je ne m’habillais pas de la bonne façon, que je ne connaissais pas les musiques que tout le monde connaissait, que je n’avais pas le bon humour, que je ne pratiquais pas les bons loisirs, etc.

En arrivant dans un groupe, je me sentais souvent larguée, comme si tout le monde savait de quoi on parlait sauf moi. Ça m’a pris des années à acquérir petit à petit les codes, la culture. Et au final aujourd’hui je dirais que le problème, ce n’est pas tant qu’il y ait des codes différents dans les différentes classes sociales. Le problème c’est cette mise en avant de certains codes, d’une certaine culture et la dévalorisation d’une autre culture.

Certaines cultures sont dévalorisées

La culture de ma classe d’origine est tellement dévalorisée que toute ma vie, j’ai pensé que je n’avais pas de culture. Un jour, des personnes m’ont dit que, oui, j’avais une culture mais que ce n’était pas celle qui était valorisée et légitimée par la société. Je me suis rendu compte que ça faisait sens. Par exemple je n’avais pas l’impression qu’écouter du rap c’était être cultivé, mais je me disais qu’écouter de la musique classique ça l’était. Et pourtant le rap, c’est aussi de la culture, juste ce n’est pas la même culture. Et il y en a une qui est mise en avant dans notre société et l’autre beaucoup moins. Pour rester dans le même exemple, une personne a écrit en commentaire sous l’une de mes vidéos qu’elle était à un mariage où il fallait deviner des morceaux de musique. Une des personnes devinait tous les morceaux de musique classique et les gens s’exclamaient “waouh ! Quelle culture !”. Mais quand une personne devinait les morceaux de Patrick Sébastien personne ne commentait “waouh ! Quelle culture !”.

Et comme je le disais plus tôt, je ne dis pas ici que nous devrions tous et toutes avoir la même culture. C’est ok d’avoir une culture différente. Le problème, c’est quand la personne est dévalorisée du fait de sa culture. En tant que personne issue de la classe populaire, j’aimerais pouvoir adopter ma culture et mes codes mais quand même être respectée, écoutée, ne pas être méprisée. Tellement de fois on m’a fait comprendre, et parfois même dit, que je n’étais pas assez classe, que j’étais trop vulgaire, que je ne parlais pas assez bien, que je manquais de culture. Toutes ces phrases qui me font me sentir nulle.

La première fois que j’ai parlé de classisme sur ma chaîne YouTube, c’était lors d’une vidéo dans laquelle j’expliquais comment j’avais vécu le fait de commencer à côtoyer la communauté sceptique en ligne, une communauté composée de beaucoup de personnes ayant un capital culturel élevé et qui font partie d’une classe plus dominante que celles que j’ai côtoyées tout au long de ma vie. J’ai reçu des centaines de commentaires méprisants, dévalorisants, voire même insultants sous ma vidéo. On me disait que j’inventais le mépris de classe, que cela n’existait pas. Que le vrai problème c’était mon manque de culture, mon complexe d’infériorité, le fait que je ne fasse pas d’efforts, que j’étais incapable d’acquérir un langage technique et qu’il ne fallait pas que je me déresponsabilise sur le dos des autres.

Pourtant, ce qui m’a posé problème lorsque j’ai commencé à côtoyer la communauté sceptique sur internet, c’est ce même écart que j’avais déjà senti en passant de la classe populaire à la classe moyenne. Une différence de culture telle, que même le simple fait de se raconter nos week-ends montrait le fossé culturel entre moi et les autres. On n’avait pas les mêmes vies, pas les mêmes codes, pas la même culture.

À commencer par le langage : cela me demande un effort de concentration constant de parler avec une personne qui emploie un langage trop différent du mien. Les structures de phrases ne sont pas les mêmes, le vocabulaire n’est pas le même. J’arrive à comprendre les mots, j’arrive à comprendre les phrases mais c’est difficile, je dois m’accrocher. Pour essayer de faire comprendre ça, j’ai envie de faire un parallèle : imaginons que tout d’un coup toutes les personnes autour de toi parlent comme les aristos parlaient au XVIe siècle. Cela demanderait un effort d’adaptation pour comprendre, même si tu connaissais l’immense majorité des mots. Et puis il y a le langage, mais aussi une culture différente, des codes différents. Quand t’arrives dans un milieu social très différent du tien, il faut un temps d’adaptation pour comprendre quels sont les codes. Par exemple, en commençant à côtoyer la communauté sceptique, j’ai adapté mon humour parce que j’ai vu que des choses qui faisaient rire tout le monde autour de moi dans la vraie vie laissaient un silence gênant lorsque je les disais à des personnes de la communauté sceptique. Je pense que ces personnes trouvaient que c’était inapproprié et vulgaire de plaisanter sur le sexe ou de parler crûment. J’ai l’impression que j’ai rapidement réussi à adapter mon humour grâce aux feedbacks des personnes. Mais en même temps, l’humour c’est juste un petit exemple. Tout est à adapter. On ne parle pas des mêmes sujets, on n’a pas les mêmes tabous, on n’aborde pas les choses de la même manière, etc. Ce genre d’adaptation reste violent à vivre.

Une violence difficile à nommer

Violent pour plusieurs raisons : en premier lieu, je me prenais en pleine gueule le mépris de ces personnes, elles trouvaient mes manières non appropriées et plutôt vulgaires. Et en même temps je ressentais une colère, mais je n’arrivais pas à lui donner du sens. Puisque j’avais du mal à comprendre la violence que je subissais, je restais sur l’analyse que ces personnes étaient “gentilles” et qu’il n’y avait donc pas de violence envers moi, et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi je pouvais me sentir mal ou en décalage en leur présence. En second lieu, dans un désir de m’intégrer, j’essayais d’adopter de nouveaux codes qui me paraissaient intuitivement violents sans pouvoir l’expliquer. Ces codes renvoient du mépris envers les personnes de la même origine que moi. C’est très dur, très violent à vivre. Je me sentais “obligée” d’abandonner des codes que j’appréciais énormément si je souhaitais être intégrée dans ce nouveau milieu.

Pour résumer, je me retrouvais à subir de la violence de certaines personnes sans réussir à la comprendre. Je me retrouvais à vouloir m’intégrer à ce groupe de personnes qui était violent envers moi et mes proches. Je me retrouvais à devoir abandonner des codes que j’aimais beaucoup. Je me retrouvais à tenter d’adopter des codes qui me déplaisaient, notamment parce qu’ils renvoyaient de la violence à mes proches.

Souvent on ne se rend pas compte de la multitude de codes non dits qu’il y a dans notre milieu social car on est plongé dedans depuis toujours. Mais si par exemple on se retrouve à aller au restau alors qu’on n’y va jamais, ou si on se retrouve à aller dans un restaurant 10 fois plus cher que ceux dont on a l’habitude, on se rend compte qu’on ne se sent plus tellement dans son élément et on se demande si on adopte les bonnes façons de faire, les bons codes. Tout le monde sait ce qu’il faut faire, sauf nous. 

Se retrouver dans un endroit où tout le monde a des codes différents, ça demande des efforts, des ressources, on a peur de paraître à côté de la plaque ou ridicule, surtout quand on arrive dans un milieu plus valorisé dans l’échelle sociale. Comme j’expliquais plus haut, en plus des codes, la compréhension du langage dans lequel s’exprime les personnes demande un effort constant ça me prend des ressources, et tout le monde attend de moi que je le fasse comme un strict minimum. Pourtant les personnes qui m’exigent cet effort ne font pas le même effort en retour. On part du présupposé que c’est à la classe populaire de tenter de s’adapter à la classe dominante et pas le contraire.

Nos conditions matérielles de vie ne sont pas un choix

Si je voulais expliquer le mépris de classe d’une autre façon, je dirais aussi que le mépris de classe, c’est ne pas voir les contraintes dans lesquelles est plongée une personne et de juger négativement cette personne pour les choix qu’elle fait. Sans se rendre compte que si on était plongé dans les mêmes contraintes, on ferait les mêmes choix. Par exemple, je me souviens qu’à une période de ma vie je n’avais pas les moyens de m’acheter des fruits et des légumes. Alors je faisais l’impasse dessus. Lorsque j’ai changé de classe sociale, j’en ai parlé à un ami de ma nouvelle classe. Il m’a répondu qu’enfin ce n’était pas possible de ne pas avoir les moyens de s’acheter des fruits et des légumes et que c’était quand même la base, que lui, même s’il était super pauvre, il continuerait d’acheter des fruits et des légumes parce que la santé c’est primordial. Je m’étais jugée très négativement à ce moment-là car je m’étais dit que je faisais des choix de merde. Pourtant en se penchant sur la littérature scientifique, il est clairement démontré que manger de façon équilibrée est un luxe qui n’est pas accessible à toute une partie de la population. Sauf que moi, quand je choisis de ne pas acheter de fruits ou de légumes et qu’on me rétorque que “ça va, ça coûte 1,50 le kg de tomates, ne me sors pas tes excuses et assume les mauvais choix que tu fais”, je ne suis pas en position de lire la littérature scientifique, je n’ai pas les éléments qui me permettraient d’expliquer en quoi mes choix d’achats alimentaires sont très pertinents : je suis juste en train de survivre, et je me sens rabaissée, et je me dis que je fais des choix de merde.

Tes conditions matérielles de vie ne sont pas un choix. Quand tu nais, tu ne choisis pas dans quel cadre tu vas grandir, quels codes on va t’apprendre à adopter, quelle culture on va te transmettre. Tu grandis avec les codes qu’on te transmet, tu t’adaptes à ce que tu vois autour de toi, pour toi c’est “la norme”. Ta vie sera très largement influencée par l’environnement dans lequel tu grandis. Cet environnement va te donner des outils qui vont être déterminants dans tes choix de vie, dans le choix des choses que tu auras envie de faire et dans ta capacité à réussir à faire ces choses. Je rappelle ici que même le fait d’avoir la motivation pour faire quelque chose, avoir l’envie de faire des études par exemple, ce n’est pas un choix, c’est très lié à nos conditions matérielles d’existence.

La réussite est liée avant tout à nos conditions matérielles d’existence et pas à nos efforts ou à un supposé mérite. J’entends d’ici les personnes appartenant aux classes dominantes s’offusquer “mais j’ai fait des efforts, j’ai étudié, j’ai travaillé dur, ça n’a pas été facile, tout n’est pas tombé du ciel !”. Je n’ai jamais dit le contraire. Par contre ce que je dis, c’est qu’à effort égal, à travail égal, tu n’arriveras pas du tout au même endroit selon d’où tu es parti et selon les outils que tu avais. Le classisme, c’est prendre de haut des personnes qui partent de plus loin et qui ont moins d’outils, et les culpabiliser en leur disant “regarde moi j’y arrive pourtant, t’as qu’à faire un effort !”. C’est d’une violence sans nom.

Je termine par préciser que si j’ose écrire tout ça, c’est largement facilité par le fait que je ne vis plus dans des conditions de misère et de précarité et qu’en apprenant des nouveaux codes, en fréquentant de nouvelles personnes, en étant traitée différemment, au fil des années j’ai gagné un peu de légitimité qui fait que j’ose parler. Et pourtant je me souviens de celle que j’étais quand j’étais encore dans la misère. J’avais honte, je baissais les yeux, je me soumettais, j’avais peur, j’étais habituée à subir des violences, je les acceptais et les trouvais “normales”. Et pourtant c’était dur à vivre, ça me faisait mal, l’habitude n’enlève pas la souffrance.

Concrètement Moi publie (sur Twitch, Twitter et YouTube) de nombreux contenus sur les questions d’oppression et de scepticisme.


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