dièses contre les préconçus

À Mayotte, le combat de la Cimade contre la xénophobie


Expulsions arbitraires, décasages, morts naufragés... mais aussi occupation sauvage des locaux de la Cimade par un collectif hostile : Pauline Le Liard, chargée de projet de l’association à Mayotte, analyse la situation sur place.
par #Maud Le Rest — temps de lecture : 12 min —

L’association de défense des droits des personnes migrantes dénonce des actions xénophobes d’ampleur dans le 101e département français. De décembre à mai, les locaux de la Cimade ont été occupés illégalement par un collectif citoyen qui les accuse de « favoriser l’immigration clandestine ». Pauline Le Liard, chargée de projet régional à l’antenne mahoraise de l’association, analyse la situation sur place.

Quelle est la mission de la Cimade ?  

C’est une association loi 1901 crée en 1939 qui agit pour la défense des droits et la dignité des personnes migrantes sans distinction, quelles que soient leurs origines, leurs opinions politiques ou leurs convictions. Elle comporte environ 2 300 bénévoles et 148 salarié·e·s. La Cimade lutte également contre toutes les formes de discrimination, la xénophobie et le racisme. Ses équipes accompagnent des milliers de personnes dans leurs démarches d’accès aux droits et mènent des actions d’apprentissage de la langue française.

La Cimade gère aussi un Centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) et un Centre provisoire d’hébergement (CPH) où sont hébergées des personnes en exil. Ses actions de sensibilisation visent à la déconstruction des préjugés qui touchent particulièrement les personnes considérées comme étrangères en France. Son plaidoyer vise à obtenir un changement de politique en matière d’immigration et de droit d’asile.

Depuis quand est-elle implantée à Mayotte ?

Depuis 2008. À Mayotte, une trentaine de bénévoles et deux salariées assurent des permanences juridiques, des interventions en milieu scolaire et des informations collectives. Plus globalement, la Cimade lutte pour la fin du régime dérogatoire dans les Outre-Mer, caractérisé par un droit d’exception en matière d’immigration. Nous demandons l’alignement sur le droit commun pour toutes et tous. À Mayotte, l’État justifie ce système dérogatoire par l’existence d’un « contexte spécifique », à savoir une « pression migratoire exceptionnelle » qu’il convient en réalité de relativiser et de déconstruire.

En quoi consiste ce système dérogatoire ?

Il se base sur l’application de l’article 73 de la Constitution, qui permet d’adapter certaines lois et règlements compte tenu des spécificités et caractéristiques particulières de ces départements. À Mayotte en particulier, le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) s’applique depuis 2014 au prix de nombreuses dérogations, faisant de Mayotte un territoire d’exception.

Parmi ces dérogations, nous retrouvons la limitation territoriale des titres de séjour délivrés à Mayotte. Ces derniers n’autorisent le séjour que sur le territoire de Mayotte et obligent la majorité des personnes titulaires d’une carte de séjour à solliciter un visa pour se rendre dans un autre département français, ce qui n’existe nulle part ailleurs. Les conditions requises pour obtenir ce visa délivré par la préfecture de Mayotte sont nombreuses et difficiles à obtenir, ce qui empêche bon nombre de personnes de quitter l’île, en dépit de leurs attaches personnelles et familiales ailleurs en France. Cela fait de Mayotte une véritable « prison à ciel ouvert ».

De la même manière, une dérogation spécifique existe pour la délivrance du document de circulation pour étranger mineur (DCEM), ce document qui permet à un enfant résidant en France aux côtés de l’un de ses parents en situation régulière de franchir sans visa toutes les frontières du pays. À Mayotte, depuis le 1er mars 2019, le législateur est venu ajouter une condition supplémentaire en réduisant la délivrance de ce document aux seuls enfants nés en France. Nous jugeons cette disposition contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant, d’autant que nous avons constaté qu’elle occasionne de nombreuses séparations de familles.

Nous pouvons également citer la dérogation propre à l’accès à la nationalité à Mayotte, entrée en vigueur elle aussi au 1er mars 2019, qui est inédite par son importance juridique et la rupture d’égalité qu’elle institue. Depuis cette date, un enfant né à Mayotte de parents étrangers ne peut plus prétendre à la nationalité dans les mêmes conditions que dans les autres départements français. On exige désormais à Mayotte, en plus de rapporter la preuve d’une résidence en France de l’enfant d’au moins cinq ans, de prouver que l’un des parents résidait au moment de la naissance de l’enfant, en situation régulière et de manière ininterrompue depuis plus de trois mois.

Les dispositifs de contrôle des personnes sont inédits eux aussi.

Ils sont renforcés chaque année par de nouveaux effectifs en matière de police et de gendarmerie, mais aussi de nouveaux moyens d’interception et de détection, toujours dans l’objectif prioritaire de « lutte contre l’immigration clandestine ». Mayotte est devenue depuis les années 2000 une véritable « machine à expulser », puisque c’est depuis ce territoire que la France expulse le plus de personnes chaque année, bien souvent au détriment des droits les plus fondamentaux.

Pour la seule année 2021, ce sont de 24 000 personnes qui ont été expulsées du territoire, principalement à destination des Comores, mais aussi de Madagascar. Parmi elles, plus de 3 000 enfants, dont bon nombre sont rattachés arbitrairement à des adultes qu’ils ne connaissent pas ou déclarés arbitrairement majeurs par l’administration pour être expulsés1Rapport 2021 sur les centres et locaux de rétention administrative, 17 mars 2022.

Près de 10% de la population de Mayotte est expulsée chaque année. À l’échelle de la France hexagonale, il s’agirait du déplacement de six millions de personnes acheminées dans des bus, des camions, parquées dans des centres de rétention administrative (CRA) ou des locaux de rétention administrative (LRA) en attente d’être expulsées. Pratiquement sans contrôle du juge.

Pourtant, Mayotte est un département français.

Oui, depuis 11 ans déjà. L’île est historiquement et intrinsèquement liée aux trois autres îles de l’archipel des Comores, avec lesquelles elle constituait jusqu’en 1975 – date de l’indépendance des Comores – une colonie française, puis un territoire d’Outre-Mer (TOM). À la suite d’un référendum organisé par la France en 1974, les Mahoraises et Mahorais ont voté majoritairement contre l’indépendance, contrairement aux îles voisines. La France a donc décidé de rattacher et d’intégrer Mayotte à ses collectivités d’Outre-Mer.

En dépit de ce rattachement, Mayotte est toujours considérée par les Comores comme partie intégrante de son territoire. Le rattachement contesté de Mayotte à la France n’a par ailleurs jamais fait cesser les liens culturels ancestraux qui relient les quatre îles de l’archipel. L’instauration du Visa Balladur en 1995 est venue entériner matériellement la frontière administrative entre Mayotte et les autres îles en imposant aux ressortissant·e·s comorien·ne·s un visa aux conditions drastiques pour se rendre à Mayotte. 

Pour les personnes dépourvues de visa, la traversée vers Mayotte est devenue particulièrement meurtrière au fur et à mesure du renforcement des contrôles policiers2La Cimade a publié en 2020 un guide pratique à destination des familles de personnes mortes et disparues dans l’archipel pour un meilleur accompagnement des ces dernières à la recherche de leurs proches.. L’archipel des Comores a ainsi longtemps été considéré comme le plus grand cimetière marin, avec une estimation du Sénat français (2012) de 7 000 à 10 000 personnes mortes ou disparues depuis 1995. Ces dernières années, le nombre de personnes mortes ou disparues sur leur parcours migratoire vers Mayotte a augmenté dans une indifférence générale.

Comprendre ce contexte historique est essentiel pour appréhender ce qui se joue aujourd’hui à Mayotte.

La compréhension des liens qui relient l’archipel et l’implantation de familles sur chacune des îles permet de prendre du recul sur les chiffres et de comprendre, par exemple, pourquoi la moitié de la population de Mayotte est considérée par l’État français comme étant de nationalité « étrangère ». Loin des fantasmes, la lecture des différents chiffres permet de voir que l’idée reçue selon laquelle la moitié de la population de Mayotte serait « clandestine » est fausse. En effet, la moitié de la population est de nationalité étrangère, mais elle n’est pas en situation irrégulière. Par ailleurs, les mineurs ne sont jamais en situation irrégulière : ils ont moins de 18 ans, ils n’ont pas à disposer d’un titre de séjour.

Selon un rapport récent du Défenseur des droits, c’est en réalité 12% de la population qui se trouverait en situation irrégulière sur le territoire3Rapport du Défenseur des droits « Établir Mayotte dans ses droits », février 2020.. Et parmi ces 12%, il est important de prendre en compte les personnes pouvant prétendre de plein droit à un titre de séjour mais qui ne parviennent pas à accéder à la préfecture depuis la dématérialisation des procédures. Il faut également prendre en compte les personnes qui pourraient prétendre à un titre de séjour si le droit dérogatoire n’existait pas4Rapport du Défenseur des droits « Établir Mayotte dans ses droits », février 2020..

La xénophobie est très présente à Mayotte.  

Il est vrai que les personnes dites étrangères à Mayotte, accusées d’être à l’origine de l’insécurité et de tous les maux qui touchent l’île en général, sont particulièrement visées par les propos et pratiques xénophobes d’une partie de la population. Mais le climat xénophobe de l’île est aussi encouragé par un discours incessant tenu par l’État et les autorités locales. Il participe amplement à la stigmatisation, au rejet et à la construction biaisée de la figure de « l’étranger ». Nous retrouvons ainsi clairement, dans les discours des préfets qui se sont succédés ces dernières années à Mayotte, comme dans les récents textes et projets de lois, une assimilation systématique entre immigration et délinquance5Voir à titre d’exemple l’Instruction du Ministère de l’intérieur et du Ministère des Outre-Mer du 12 janvier 2022 relative au renforcement de la lutte contre la délinquance et l’immigration clandestine à Mayotte.. Cet amalgame est tellement banalisé que c’est comme si ces deux mots étaient devenus, à Mayotte, identiques.

Pour exemple, en septembre 2020, avec d’autres associations, nous avions fermement dénoncé dans un communiqué commun les déclarations du préfet de l’époque, qui avait associé directement la flambée de violence qui avait secoué l’île à l’arrêt des reconduites à la frontière liée au Covid. Un mois plus tard, il récidivait en annonçant cette fois vouloir « suspendre ou supprimer les titres de séjour de ceux qui n’ont pas rempli leurs devoirs à l’égard de leurs enfants », en dehors de toute légalité6Retrait des titres de séjour pour parents d’enfants délinquants : ce que dit la loi », Mayotte Hebdo, 14 septembre 2020..

Comment cette haine se traduit-elle au quotidien ?

Entre janvier et mai 2016 par exemple, des vagues d’expulsion sauvages appelées « décasages », soutenues et parfois encouragées par des élus locaux, ont été planifiées et mises en œuvre dans plusieurs villages par des collectifs autoproclamés de villageois. Elles consistaient à détruire, sans distinction, les habitations en tôles des personnes considérées comme comoriennes et étrangères. Plus de 1 500 personnes ont ainsi été expulsées sauvagement et mises à la rue. La coordination de ces actions dans plusieurs villages a eu pour effet d’unifier ces collectifs, qui ont fini par se constituer en association en créant le « Collectif pour la défense des intérêts de Mayotte » (Codim). Le Codim a en outre bénéficié d’une fenêtre médiatique régulière.

En 2018, c’est le service public de la préfecture de Mayotte qui a décidé de fermer illégalement le « bureau des étrangers » pendant plus de cinq mois, en représailles du conflit diplomatique qui oppose la France et les Comores. Ce conflit est notamment né de la décision des Comores de ne plus accepter ses ressortissant·e·s expulsé·e·s depuis Mayotte. Au même moment, l’ambassade de France aux Comores a suspendu la délivrance de visas pour tou·te·s les Comorien·ne·s souhaitant se rendre en France. À Mayotte, des milliers de personnes se sont ainsi retrouvées dans l’impossibilité, pendant de longs mois, de déposer leur demande de séjour, de renouveler leur titre ou d’enregistrer leur demande d’asile, au mépris de tous les principes de fonctionnement du service public.

Une manifestation organisée par le collectif des étudiants étrangers de Mayotte, soutenu par la Cimade, pour dénoncer l’illégalité de cette fermeture et ses conséquences, a provoqué une contre-manifestation du Codim devant la préfecture. Les membres du Codim sont allés jusqu’à s’introduire dans les locaux de la Cimade pour menacer violemment les personnes accompagnées et les bénévoles. 

Le blocage de vos locaux s’inscrit dans ce contexte.

Oui, ce blocage s’inscrit dans la continuité de ces actions et des menaces déjà perpétrées contre la Cimade en 2018, qui avait d’ailleurs donné lieu à un premier dépôt de plainte, resté sans suites. Plus globalement, il s’inscrit dans le climat de défiance et d’accusations envers les associations de solidarité, qui « feraient le jeu des passeurs » et favoriseraient l’immigration clandestine. Cette rhétorique est très présente à Mayotte, comme ailleurs en France. Elle est relayée par l’extrême droite et les pouvoirs publics.

Le blocage de nos locaux est inédit, tant par sa durée – cinq mois et demi – que par les conséquences qu’il a produites sur le long terme. Il s’est traduit par l’impossibilité d’accès et d’accueil des personnes, par l’obstruction physique à un lieu de vie associative et de travail et par de nombreuses violences verbales et psychologiques, doublées d’une campagne de harcèlement en ligne.

Des banderoles insultantes et diffamatoires ont d’abord été déployées sur le balcon de la Cimade, nous accusant de complicité du trafic d’êtres humains dans l’archipel des Comores. Ces accusations ont par la suite été reprises par Marine Le Pen, alors candidate à l’élection présidentielle en déplacement à Mayotte, venue apporter son soutien aux membres du collectif et au blocage de la Cimade. Ces accusations inacceptables, réitérées sur une chaîne publique à une heure de grande écoute quelques semaines plus tard, ont d’ailleurs engendré un dépôt de plainte de la Cimade contre Marine Le Pen pour diffamation.

Malgré plusieurs dépôts de plainte et plusieurs interpellations du Préfet et du ministère de l’Intérieur, la situation s’est enlisée sans réaction ni condamnation par les pouvoirs publics.

Sous quel prétexte ? 

Chaque fois que nous avons sollicité l’intervention des forces de l’ordre, nous avons essuyé un refus. Pire, ce sont nos bénévoles qui ont fait l’objet d’un contrôle d’identité par les forces de police. Selon la préfecture, une intervention pour faire cesser ce trouble à l’ordre public aurait débouché sur un trouble à l’ordre public plus grand encore.

En dehors de nos alliés associatifs, le plus grand mouvement de soutien que nous avons reçu est finalement venu des parlementaires interpellé·e·s par notre association. Plus d’une trentaine de député·e·s, sénatrices et sénateurs se sont ainsi indigné·e·s de la situation en écrivant directement au ministère de l’Intérieur et au préfet de Mayotte.

Comment la situation s’est-elle débloquée ?

En l’absence de réaction des pouvoirs publics, pour mettre un terme à cette situation, nous avons été contraints d’assigner en justice plusieurs membres de ce collectif. Nous imaginons que c’est peut-être le risque de se voir sanctionner par la justice qui explique qu’au même moment, le blocage a progressivement été levé et qu’après cinq mois et demi, nous avons pu retrouver nos locaux et recommencer à accueillir de nouveau du public. Pour autant, nous savons qu’il est tout à fait possible que la situation se répète à l’avenir.

La situation de l’île est peu connue en Hexagone. Comment est-ce que vous l’expliquez ?

La distance qui sépare ce petit département de la France joue beaucoup, comme c’est d’ailleurs le cas des autres départements d’outre-mer, dont l’histoire, le passé colonial et le traitement actuel réservé à ces habitant·e·s par l’État français – teinté de mépris et d’indifférence – restent méconnus et peu traités médiatiquement. Nous connaissons par ailleurs la fonction de « laboratoire » des Outre-Mer visant à tester des dispositifs répressifs faisant reculer les droits pour les étendre ensuite à l’ensemble du territoire national.

Nous dénonçons aussi le traitement réservé par la France aux Mahorais·e·s qui ne disposent pas des mêmes droits que leurs concitoyens du territoire national. Ce traitement dérogatoire – qui dépasse largement le droit des étrangers – est justement peu connu. Ainsi, bien que département français depuis 2011, les dispositifs de droit commun en matière de protection sociale et de protection maladie ne s’appliquent toujours pas à Mayotte. L’Aide médicale d’État (AME) ou la complémentaire santé solidaire (ancienne CMU-c) sont tout bonnement inexistants sur le territoire. De la même manière, la plupart des prestations familiales peinent à être étendues à Mayotte, et les montants de celles qui le sont déjà demeurent largement inférieurs à ceux de la métropole et des autres DOM.

Dans un communiqué de presse publié le 13 juillet dernier pour dénoncer la décision récente du gouvernement Borne 2 de placer les départements d’Outre-Mer sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, le collectif Migrants Outre-Mer, dont la Cimade est membre, réitère ainsi les revendications pour la fin des régimes dérogatoires qui discriminent les résidents des territoires ultra-marins, quelle que soit leur nationalité.

Maud Le Rest est une journaliste spécialiste des questions féministes. Elle a notamment travaillé pour Brut et Le Média.


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