dièses contre les préconçus

Haro sur les paysans : quand la République maudissait le peuple


Des paysans illettrés, incultes et incapables de s'intéresser à la politique ? Comme les élites politiques d'aujourd'hui, les militants républicains du XIXe siècle ont souvent blâmé les citoyens pour leur propre impopularité.
par #Chloé Gaboriaux — temps de lecture : 8 min —

L’histoire est peu connue. Il faut dire qu’on l’a un peu arrangée avec le temps. Le mythe veut que les paysans, analphabètes, illettrés, incultes, n’aient pas compris d’emblée tout ce que la République pouvait leur apporter. C’est en tout cas la raison qu’on a longtemps donnée pour expliquer pourquoi, de l’instauration du suffrage masculin en 1848 jusqu’aux années 1870 au moins, ils ont voté pour les adversaires des républicains, réactionnaires ou bonapartistes. Il aura fallu, dit-on, la ténacité d’un Jean Macé, d’un Léon Gambetta, d’un Jules Ferry, pour éclairer les campagnes et les amener progressivement à rallier la République : une fois les paysans conquis, la République était installée, enracinée même.

De nombreux historiens sont venus depuis nuancer ce récit. Ils ont montré que la paysannerie était beaucoup plus hétérogène qu’on avait pu le penser, parfois très éduquée, plus politisée qu’on ne l’avait dit. Ils ont enquêté sur les motivations du vote paysan, qui est apparu, d’une certaine manière, en phase avec les intérêts objectifs de la population rurale : sous le Second Empire (1852-1870), elle profite de l’embellie économique, de la politique de modernisation des voies de communication, de la bienveillance relative de l’administration et de la justice à son égard. Peut-être même a-t-elle aussi été séduite par les discours flatteurs de Napoléon III, qui aimait à se faire appeler « l’Empereur des paysans » ? 

Ces derniers contrastent en tout cas avec la véhémence des républicains contre les paysans, qu’ils accusent dans diverses publications d’être de mauvais citoyens. Sans minimiser les efforts de certains militants républicains, qui, très tôt, ont compris l’importance d’aller au contact des habitants des campagnes, on reste frappé par la dureté de leurs propos : ils décrivent les paysans comme abrutis par le travail de la terre, isolés sur leur lopin de terre, consumés par le désir d’agrandir un peu leur parcelle, incapables de s’intéresser à autrui et encore moins à la politique.

L’amertume des républicains est bien sûr compréhensible : après avoir lutté durement pour instaurer la République et le suffrage universel masculin, en 1848, ils essuient pendant plus de vingt ans échec sur échec dans les urnes. Les populations rurales sont ultra-majoritaires (au milieu du XIXe siècle, plus de 50% des Français tirent leur subsistance de l’agriculture et 70% sont domiciliés dans des communes rurales), et elles se révèlent être les meilleurs soutiens de l’Empire. Il n’est donc pas si étonnant que les républicains, désespérés, se retournent contre les paysans. Mais comment peut-on encore se dire démocrates lorsqu’on maudit la majorité de l’électorat à chaque scrutin ?

Vingt ans de campagnophobie républicaine

Quand on lit les diatribes des républicains contre les paysans, on peut avoir le sentiment qu’elles ne font que reprendre de vieux stéréotypes, élitistes et surtout urbains. « Paysan », nous dit aujourd’hui encore le Trésor de la langue française, renvoie péjorativement à une « personne qui ne connaît pas les usages de la vie citadine ». Le terme y est synonyme de bouseux, cambrousard, cul-terreux, péquenot, plouc. Une analyse plus fine de ces descriptions peu amènes montre pourtant qu’elles vont au-delà du préjugé citadin. Il s’agit en effet pour les républicains de contester la validité du vote rural, en le décrivant comme le fruit d’un geste non politisé, accompli par des individus qui ne sentent pas vraiment français, et encore moins citoyens. Les candidats malheureux peuvent ainsi affirmer que les suffrages qui se sont portés contre eux n’ont pas vraiment de signification politique : ils prouvent simplement que les paysans sont encore incapables de voter en leur âme et conscience.

Autrement dit, les républicains peuvent en même temps critiquer la majorité rurale et affirmer leur foi dans la démocratie, le suffrage universel et le peuple. Les paysans ne les soutiennent pas, certes, mais ils ne font pas vraiment partie du peuple : lorsqu’ils prendront conscience de leur appartenance à la communauté des citoyens, lorsqu’ils s’intéresseront à la politique et en comprendront les enjeux, ils ne pourront que se prononcer en faveur de la République. Non seulement leur critique des paysans ne remet pas en question les convictions démocratiques des républicains, mais elle vient au contraire les confirmer : la République ne peut faire l’objet que de votes éclairés et les votes éclairés ne peuvent se porter que sur la République.

L’argumentation est à replacer dans le contexte politique et idéologique de la seconde moitié du XIXe siècle. La gauche progresse dans les villes, où les militants et sympathisants républicains sont de plus en plus exaspérés de voir leurs votes rendus inutiles par l’immense majorité paysanne. L’éloge de la ruralité y est alors d’emblée interprété comme la caractéristique d’un discours anti-républicain. La politisation du clivage urbain / rural atteint son apogée au début de la Troisième République. Les électeurs des campagnes ont à nouveau voté pour l’ordre aux élections législatives du 8 février 1871, assurant ainsi aux conservateurs, partisans de la paix à tout prix avec la Prusse, une confortable majorité à l’Assemblée nationale. « Rural » prend alors le sens de réactionnaire. Dans les municipalités qui, comme Saint-Étienne, Marseille, Lyon, Bordeaux et Paris, font en quelque sorte sécession du reste du pays et proclament la Commune, la répression menée par Thiers – que certains publicistes n’appellent plus que Rural Ier – est même mise sur le compte de la paysannerie.

Bien sûr, ces invectives profitent aux ennemis de la République, qui accusent les républicains de faire fi des volontés du peuple et mettent leurs propos vindicatifs sous les yeux des électeurs ruraux. Il est difficile de savoir dans quelle mesure les républicains en ont pâti électoralement. Les contraintes qui pèsent durant tout le Second Empire sur les réunions et la propagande politiques ont aussi joué un rôle majeur, en gênant le travail militant sur le terrain, déjà compliqué par la faiblesse de leurs relais locaux. Ce qui est sûr, c’est que les arrière-pensées électorales ne les ont pas conduits à modérer leurs discours hostiles à la paysannerie, en tout cas pas avant les années 1870. La raison en est à chercher dans un certain rapport à la vérité et au sens de l’histoire. Pour la plupart des républicains, le vote des citoyens avait quelque chose de sacré et il était impensable qu’il se porte sciemment sur l’Empire ou la monarchie. Pour défendre leur position en faveur de la République, ils n’ont donc pas trouvé d’autres moyens que de décrédibiliser les électeurs de leurs adversaires. Ils insistent alors sur leur archaïsme, au risque certes de se les aliéner davantage, mais avec la certitude réconfortante que le progrès est de leur côté.

Exclure pour intégrer

Il n’empêche que les républicains croyaient sans nul doute sincèrement à l’image accablante qu’ils se faisaient des campagnes. Convaincus que les paysans n’étaient bonapartistes que parce qu’ils s’étaient eux-mêmes exclus du pays – en ne prenant pas la peine d’apprendre à lire ou en ne cherchant pas à s’informer sur les grandes questions politiques du moment –, ils se sont employés à travailler à leur intégration. L’école doit ainsi jouer un rôle primordial à leurs yeux : il ne s’agit rien moins que de transformer les enfants des ruraux en citoyens. La démocratisation des institutions devrait faire le reste, à condition bien sûr que les républicains accèdent un jour au pouvoir pour la mettre en œuvre.

C’est chose faite dans les années 1870. Avec Léon Gambetta comme chef de file, les républicains organisent la conquête des campagnes autour d’un seul mot d’ordre : convaincre les électeurs ruraux que la République est le régime qui sert au mieux leurs intérêts. Les diatribes contre les populations rurales sont alors mises en sourdine au profit de discours plus élogieux, qui érigent le paysan en citoyen modèle et meilleur soutien de la République. Le vote du 8 février 1871 n’est bientôt plus qu’un mauvais souvenir. En 1879, leurs succès électoraux successifs ont rendu la République aux républicains.

Faut-il en conclure, comme on l’a souvent dit, que l’hostilité des républicains à l’égard de la paysannerie ne constitue qu’une parenthèse malheureuse, que la Troisième République vient fermer définitivement ? Tout indique pourtant que ses conséquences se font durablement sentir dans le camp républicain, dont les divisions internes s’accentuent. De leurs anciennes difficultés auprès des populations rurales, ils gardent dans l’ensemble une profonde méfiance à l’égard de l’électorat majoritaire. Mais ils n’en tirent pas du tout les mêmes leçons en termes politiques et institutionnels.

Dans l’opposition, les plus radicaux affirment qu’il faut réformer rapidement les institutions, pour empêcher les campagnes de renouer avec leurs anciens penchants réactionnaires ou bonapartistes. Au-delà de leurs mesures-phares – suppression du Sénat, séparation des Églises et de l’État, instauration de l’impôt sur le revenu –, ils militent pour introduire l’esprit de la démocratie directe au sein même des institutions représentatives, en augmentant la fréquence des élections, en multipliant les rencontres avec les électeurs, en permettant au plus grand nombre d’accéder à des fonctions politiques, même modestes, etc.

Avec Jules Ferry, ceux qu’on appelle les opportunistes s’y refusent, au nom de la prudence politique. L’histoire aurait montré au contraire qu’il ne fallait pas troubler l’électorat rural dans ses habitudes. C’est parce que la République lui a fait peur, qu’elle a agité sous ses yeux le spectre de la révolution, que cet électorat a fini par s’en détourner. Le peuple français n’est pas prêt pour la République démocratique et sociale : mieux vaut ne pas trop le déranger dans sa vie quotidienne, et cantonner les moments d’agitation politique aux élections en donnant dans l’intervalle, à ses représentants, une importante marge de manœuvre. La démocratie représentative couplée avec un pouvoir exécutif énergique est donc, selon Jules Ferry, le régime qui lui convient.

Bien sûr, le peuple des campagnes a bon dos : les acteurs politiques défendent en son nom des convictions qui sont en réalité les leurs. Sous cet angle, nos mœurs politiques n’ont pas tellement changé. Nos élites ont, elles aussi, tendance à s’inquiéter du manque d’intégration de ceux et celles qui ne partagent pas leurs idées. Il n’est pas rare non plus, quand elles sont dédaignées par les électeurs ou critiquées par l’opinion publique, qu’elles rejettent la faute sur le peuple – qui ne les aurait pas ou mal comprises ou qu’on aurait manipulé – tandis que leur moindre succès sondagier ou électoral devient le signe de leur communion avec le pays. Elles semblent en somme peu enclines à accorder aux citoyens la confiance qu’elles espèrent pourtant obtenir d’eux. En attendant, le fossé entre elles et eux se creuse, au péril de la démocratie elle-même.

Chloé Gaboriaux est maîtresse de conférences HDR en science politique à Sciences Po Lyon. Elle a notamment publié en 2010 La République en quête de citoyens. Les Républicains français face au bonapartisme rural (1848-1880) aux Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.


Icône de recherche