dièses contre les préconçus

Voyageurs, travail et emploi : dépasser la seule approche culturelle


Loin des lieux communs et des stéréotypes éculés, Mickaël Guérin montre ici que les « gens du voyage » ont toutes sortes d'activités professionnelles, et ce malgré les nombreuses barrières qui se dressent devant eux.
par #Mickaël Guérin — temps de lecture : 8 min —

Les Voyageurs créent de la différence à partir d’éléments qui appartiennent aux membres de la société dans laquelle ils sont immergés. Ce processus participe à construire leur singularité. Depuis le début du XIXe siècle, cette particularité identitaire trouve deux interprétations dans l’espace savant : soit l’identité culturelle des Voyageurs est perçue comme la cause de leur marginalisation, soit elle en est la conséquence. En s’appuyant sur cette altérité, les discours publics ne sont pas en reste pour appréhender ceux dénommés Tsiganes, Roms, Sinti, Gitans, Gens du voyage, Voyageurs, etc., comme un groupe marginal, voire comme une population à problème. L’ignorance qui entoure l’origine des ressources dont ces personnes disposent nourrit de nombreux fantasmes et lieux communs. Les réputations de fainéantise, d’indolence voire d’illégalisme apparaissent, il est vrai, peu compatibles avec l’exercice d’une activité économique régulière et transparente… 

Lorsqu’on évoque les métiers qu’exercent ou peuvent exercer les personnes ainsi catégorisées, viennent d’abord à l’esprit des activités indépendantes liées au commerce ambulant, à la vente sur les marchés, aux fêtes foraines, ou d’autres artisanales liées à la pratique de métiers dits « traditionnels ». Plus rarement on associe l’expression « Gens du voyage » au « travail salarié », mis à part, peut-être, quelques activités saisonnières agricoles dont l’exercice est conçu compatible avec la mobilité. Ainsi, les tenir à l’écart du travail salarié renforce symboliquement un peu plus leur maintien dans les marges, tant depuis plusieurs siècles s’est construite une société dans laquelle l’individu se structure autour du salariat1Castel, R. (1995). Les métamorphoses de la question sociale. Une Chronique du salariat. Paris: Fayard.. Alors imaginer que certains d’entre eux y participent, ou peuvent être salariés en CDD, CDI, voire même occuper des métiers intellectuels ou des fonctions d’encadrement, semble encore appartenir à un monde chimérique.

Pour autant, loin de cette vision homogénéisante, ces individus travaillent, investissent une multitude de secteurs d’emplois et d’activités qui diffèrent en fonction de leur biographie, de leurs modes de vie, de leur âge, de leur genre, de leur(s) lieu(x) de vie, etc.

D’une description d’un modèle économique lié à la famille…

Généralement, les Voyageurs sont perçus comme une population définie par un rapport particulier à la mobilité. Cette perception élude le fait qu’une minorité seulement est ou a été nomade ou est semi-nomade. Ainsi, comme membres de communautés nomades, ils occuperaient des niches économiques dans les interstices de l’économie de marché où la famille et les obligations intra-communautaires tiendraient une place prépondérante. Les relations familiales sont présentées comme le fondement et la matrice de l’identification de soi et de la différenciation avec l’autre. L’analyse de l’organisation sociale des Voyageurs insiste davantage sur les rapports et relations de parenté que sur ceux de classes sociales et de positions socio-économiques. Dès lors, cette approche met principalement en relief les activités économiques perçues comme traditionnelles et qui se transmettent entre les générations. D’un côté, elle concentre l’attention sur quelques métiers reconnus comme la vente sur les marchés ou la récupération de ferraille ; de l’autre, elle se réfère souvent à des activités devenues obsolètes comme la vannerie, le rempaillage, le maquignonnage, la forge, etc. Cette perspective laisse ainsi dans l’ombre tout une part de pratiques contemporaines qui sont révélatrices des adaptations et de la créativité des Voyageurs.

Si durant de nombreuses années, les niveaux de vie des Voyageurs ont été présentés comme relativement semblables, en suivant les parcours de familles manouches sur plus d’un siècle, Alain Reyniers montre que les inégalités socio-économiques, tout comme la succession de temps de mobilité et de fixation, existent depuis longtemps2Reyniers, A. (1992). La roue et la pierre. Contribution anthropologique à la connaissance de la production économique des tsiganes. Thèse de doctorat. Université Paris V.. Aujourd’hui, les manières dont les Voyageurs s’installent sur un territoire représentent un indice évident d’une inégalité de richesses : les plus aisés acquièrent des terrains privés, tandis que les moyennement dotés s’acquittent du coût de stationnement sur les aires d’accueil et que les plus pauvres se retrouvent sur des terrains illicites. Pour Daniel Bizeul3Bizeul, D. (1993). Nomades en France : proximités et clivages. L’Harmattan., cette disparité spatiale entre Voyageurs « aisés » et Voyageurs « pauvres » s’accompagne également de stratégies d’évitement entre individus et familles. Les moyens économiques, les réputations influent sur le voisinage social et conditionnent aussi, à l’inverse, le rejet du discrédit et la mise à distance d’autres familles.

La perte de mobilité, en diminuant les opportunités économiques, favorise la paupérisation d’une partie d’entre eux, notamment les plus fragiles économiquement. Les plus précaires, ceux du bas de l’échelle sociale, sont confrontés à une fragilisation économique amplifiée par les législations sur le stationnement et les réglementations sur l’exercice de métiers. Premièrement, les Voyageurs voient se succéder des politiques qui criminalisent leurs possibilités de stationnement sur la majorité du territoire et assignent ceux qui voyagent ou souhaitent reprendre le Voyage. Deuxièmement, afin de multiplier leurs possibles sources de revenus, ces Voyageurs privilégient la pluriactivité qui leur permet d’adapter leurs offres à la saisonnalité ou aux opportunités du marché. Mais, dans un contexte d’accroissement des règlementations, certaines activités et métiers règlementés deviennent difficilement accessibles : beaucoup ne peuvent s’inscrire au registre des métiers et être artisans, faute de pouvoir justifier du diplôme ou de l’expérience de salariat. Enfin, parallèlement à ces deux processus, les modes d’appropriation et de diffusion d’activités indépendantes – notamment sur un nombre restreint d’activités qui réclament peu d’investissement (monétaire, matériel, temporel) – développent la concurrence entre Voyageurs sur un même territoire et engendrent, à terme, des formes de saturation des activités qui fragilisent encore davantage les plus précaires.

Toutefois, si leurs conditions d’existence et leurs modes de vie itinérants sont bien contraints, tous, loin s’en faut, se paupérisent. De manière générale, les rapports à l’économie et l’univers des possibles professionnels des Voyageurs sont largement déterminés par leurs environnements sociaux et relationnels, par la place qu’ils occupent dans la hiérarchie sociale. Ils opèrent des ajustements, des accommodements pour adapter les activités aux évolutions économiques, règlementaires et législatives et aux changements qu’ils observent. En cela, leurs pratiques économiques s’opposent à la conception d’une population marginalisée car dans l’incapacité de trouver des réponses à ces changements. Leurs visions du travail sont façonnées par des rationalités économiques propres : le travail en famille, la discontinuité et la réalisation rapide de travaux, l’évaluation du travail à la tâche réalisée, un rapport au temps qui privilégie l’immédiateté dans la recherche des gains et un rapport à l’espace volontariste qui consiste à aller vers le client. C’est à partir de ces rationalités qu’ils adaptent leurs comportements et pratiques. Ces adaptations sont visibles quand ils poursuivent des activités économiques plus traditionnelles (ferraillage, vente sur les marchés, etc.) ou quand ils s’ouvrent à de nouvelles activités artisanales (travaux de couverture et peinture en bâtiment, travaux d’entretien d’espaces verts et d’élagage, etc.) ou encore commerciales (vente par internet, création de niches économiques comme « les marchés de Voyageurs »). Sur ce point, les Voyageurs, en étant pleinement ancrés dans leur époque, font preuve de vitalité et d’inventivité aux fins de dégager des ressources à travers l’investissement de nouveaux secteurs d’activités, de nouvelles manières de commercer, en adoptant par exemple des nouveaux modes de prospection et de communication, comme l’usage de sites internet ou de plateformes numériques.

…à l’évocation d’un statut mésestimé, le salariat

Malgré l’essor des recherches consacrées aux Voyageurs, la question de leur rapport au salariat, en France, reste largement ignorée par les sciences sociales. De plus, les différents acteurs qui interviennent auprès des Voyageurs (élus, porte-paroles des structures associatives, opérateurs des politiques de l’emploi) appréhendent le salariat comme un support stable d’intégration sociale. À partir de cette acception, l’emploi salarié comme symbole du lien de subordination, d’une forme de docilité, de l’engagement dans la durée est présenté comme inconciliable avec leurs modes de vie, la pratique du voyage et les traits culturels qui leur sont attachés. D’une part, parce qu’ils privilégient le travail indépendant, une gestion autonome du temps et une maîtrise du rythme de travail. D’autre part, parce qu’ils ont été essentiellement socialisés dans un entre-soi communautaire en dehors des formes contractuelles et disciplinaires du travail. De fait, ils apparaissent réfractaires à toute soumission hiérarchique à l’extérieur de l’espace socialisé de la famille et du respect dû aux anciens.

Les pratiques économiques des Voyageurs restent peu visibles aux membres et encadrants de la société salariale qui raisonnent plutôt selon une distinction binaire : emploi ou non-emploi. En s’arc-boutant sur une approche des économies par la seule culture et la tradition, cette vision prompte à promouvoir la nécessité pour les Voyageurs de devenir modernes révèle une permanence : celle de les présenter comme anachroniques ! La mise en avant des liens de solidarité familiaux et la place prépondérante de la famille y sont présentées sur un modèle archaïque4Lagrave, R.-M. (1993). L’étranger de l’étranger : « les gens du voyage ». Civilisations. qui laisserait voir un présent Voyageur analogue à un passé national révolu.

En conséquence, le statut salarial se trouve rarement interrogé du point de vue des Voyageurs eux-mêmes qui se voient dénier leur propre perception de ce statut et leurs positionnements, qu’ils choisissent ou non de recourir à ces types de contrats. Tout se passe comme s’ils avaient de manière évidente un rapport distant au salariat, comme si l’expression si souvent entendue et partagée « ça ne fait pas de sens pour les Voyageurs » justifiait que l’on n’examine pas plus avant leurs propres pratiques et expériences du salariat. L’emploi salarié entendu comme réponse économique à un paysage changeant n’est qu’un paragraphe supplémentaire dans une donnée récurrente de leur histoire faite d’adaptations successives aux modifications de leurs environnements. C’est dans cette même hétérogénéité des Voyageurs qu’il faut percevoir le recours au salariat. Cette pratique est traversée, se construit et se délite dans des conceptions et des oppositions internes qui éclairent des différences tant genrées que générationnelles. Cette salarisation apparaît alors comme une autre source de distinction entre les différents individus, groupes familiaux. En cela, le salariat est une alternative possible pour certains et reste inenvisageable pour d’autres.

Les interprétations dominantes, prisonnières d’un réductionnisme culturel, se voient démenties par les pratiques des Voyageurs. Pour parler de ces derniers, il serait préférable de se référer à un continuum, plutôt que de resservir les images éculées aux seuls stéréotypes. Contre la représentation d’une population marginalisée parce qu’incapable de s’adapter aux évolutions du monde capitaliste, nous voudrions insister sur cette propension des Voyageurs à s’acclimater aux évolutions de leur environnement social, économique et légal. Même les activités ancrées dans l’histoire de ces populations se voient profondément modifiées dans leur exercice, afin de se perpétuer en se réinventant. Les réalités de vie des Voyageurs des années 60 ne sont pas celles des années 80 qui ne sont pas non plus celles des années 2000 ou d’aujourd’hui.

Depuis plus d’un siècle, les législations successives n’ont eu de cesse de contrôler les Voyageurs et leurs parcours, et de les assigner à résidence sur des espaces dédiés. Le droit d’aller et venir n’a jamais été remis en question, mais pour travailler, dégager des ressources, il est nécessaire de pouvoir s’arrêter. À cette succession de politiques sécuritaires, pourraient se substituer des politiques de sécurisation des temps de halte, d’arrêt, qui en facilitant et en garantissant des conditions matérielles de stationnement, favoriseraient certainement l’essor de débouchés économiques et le maintien d’un mode de vie itinérant pour ceux qui voyagent ou voudraient reprendre le Voyage. Mais, afin de ne pas s’enfermer dans une vision parcellaire des « mondes voyageurs », d’éviter toute forme d’essentialisation, il est nécessaire de rendre compte de ceux, tout aussi nombreux, pour qui le Voyage n’est plus une réalité effective.

Ainsi, s’intéresser à la diversité des pratiques économiques des Voyageurs est également un moyen de s’ouvrir à l’altérité et d’éclairer nos représentations d’autres modèles économiques, d’autres acceptions de la notion de travail et de sa place dans la société.

Mickaël Guérin est docteur en sociologie. Sa thèse, soutenue en 2021, est intitulée : « Travailler comme les Gadjé ? : recomposition des activités économiques et salarisation des Gens du voyage. »


Icône de recherche