Alors que la France a connu en 2020 une épidémie et deux confinements, nous avons discuté avec Anne Brunner de l’excellent travail de l’Observatoire des inégalités (dont elle dirige les études) sur les conséquences du Covid-19 sur inégalités sociales… ainsi que de la place qu’occupent les discriminations dans ses recherches.
Même si l’Observatoire des inégalités est surtout connu pour son travail sur les inégalités sociales, un simple détour sur votre site montre que vous vous intéressez à beaucoup de questions (comme par exemple les discriminations que subissent les personnes homosexuelles dans le cercle familial). Cet intérêt pour les discriminations a-t-il toujours été une évidence pour l’Observatoire, ou est-il plutôt venu avec le temps ?
Le point de départ de l’Observatoire, comme vous l’avez souligné, a été l’envie de montrer à travers des données factuelles les inégalités sociales. L’Observatoire a été créé en 2003, à une époque où on parlait beaucoup moins d’inégalités qu’aujourd’hui – et c’était vraiment ce sujet qui paraissait important aux fondateurs, qui sont Louis Maurin et Patrick Savidan. La question des inégalités entre les femmes et les hommes, les français et les étrangers, est venue très vite après – et la question des discriminations s’est bien sûr posée en même temps. Mais notre point de départ est tout de même plutôt les inégalités sociales, et c’est un sujet sur lequel il nous semble qu’il y a toujours beaucoup à faire. On essaie de dresser un état des lieux des inégalités de façon la plus globale possible, non seulement en termes de revenus mais aussi en termes de conditions de vie, d’éducation, de travail. On s’intéresse bien sûr aux inégalités de conditions de vie entre les ouvriers et les cadres, entre les riches et les pauvres, mais on peut aussi regarder entre les hommes et les femmes, entre les jeunes et les vieux, entre les blancs et les noirs… Entre différents critères qui peuvent relever aussi des discriminations, même si on ne confond pas les deux questions.
Quelle distinction faites-vous entre ces termes ?
Au quotidien, on entend très souvent parler de discrimination. On utilise souvent ce mot pour désigner un harcèlement ou une injustice à l’encontre d’une certaine catégorie de personnes, sans trop se poser la question du sens précis du terme. De notre côté, comme on se donne pour mission de mesurer les inégalités à travers des données chiffrées, on essaie de faire la part des choses entre ce qui relèverait d’une inégalité et d’une discrimination. Et pour les discriminations, on s’en tient souvent à la définition légale, c’est-à-dire : une différence de traitement, entre des personnes ou des catégories de personnes, en fonction de critères qui sont prohibés par la loi. On en dénombre une vingtaine, dont par exemple : le sexe, la couleur de la peau, la religion, l’orientation sexuelle, l’âge…
Il est interdit, en France, de différencier les traitements entre des personnes pour ces motifs. Cela veut dire que les discriminations font partie des inégalités… mais cela veut dire aussi que les inégalités, que l’on conçoit plutôt comme une différence d’accès à des ressources, des biens, des services, des conditions de vie, etc., dépassent la question des discriminations. Par exemple : si on vous refuse un logement au motif que vous êtes noir, c’est une discrimination et c’est interdit. Si on vous le refuse au motif que vos revenus sont considérés insuffisants, ce n’est pas considéré comme une discrimination, mais c’est une inégalité. Cela veut dire que lorsqu’on va parler des inégalités, comme par exemple les inégalités de salaire entre les femmes et les hommes, on va essayer à travers les chiffres de différencier de ce qui relève d’une inégalité (les femmes travaillent plus souvent à temps partiel et prennent plus souvent en charge les enfants et les tâches ménagères, elles exercent des métiers globalement moins bien rémunérés…) ou d’une discrimination, qui serait là le comportement de l’employeur qui rémunérerait moins bien les femmes que les hommes à travail égal, au seul motif de leur sexe.
Une des choses que montrent vos analyses est que, en plus d’être victimes d’inégalités sociales, les personnes précaires sont aussi souvent victimes de discriminations, comme par exemple en justice ou dans l’accès aux soins.
Sur la questions de l’accès aux soins, les personnes précaires subissent d’abord des inégalités sociales. Elles ont à la fois moins de moyens financiers pour se faire soigner, des conditions de vie beaucoup plus éprouvantes physiquement, et peuvent aussi rencontrer des difficultés à échanger d’égal à égal avec un médecin par exemple. À ces inégalités s’ajoutent des discriminations. Celles-ci sont plus rares, et d’une très grande violence. Des testings ont été menés, notamment par le Défenseur des droits – qui a à nouveau publié sur la question en 2019. Il a contacté trois sortes de médecins libéraux : des dentistes, des gynécologues et des psychiatres. Comme il y avait des gynécologues dans la liste, et pour éviter les biais de genre, ce sont uniquement des femmes qui ont téléphoné pour demander un rendez-vous. Ce testing a permis de mesurer si les médecins ont des comportements différents selon le type de personnes qui les appellent, selon si elles signalent ou non une mutuelle sous conditions de ressources (CMU-C), et donc d’établir s’il y a une discrimination. Ce qu’on voit dans les faits, c’est que 30% des personnes qui ont indiqué une mutuelle sociale se sont vu refuser un rendez-vous. Il est souvent compliqué d’obtenir un rendez-vous chez un gynécologue ou un psychiatre… mais lorsque les patientes signalaient en plus qu’elles avaient une mutuelle sous conditions de ressources, c’était plus de 40% d’entre elles qui se voyaient essuyer un refus de rendez-vous. Cela montre clairement qu’il y a un certain nombre de médecins, parmi les gynécologues, dentistes et psychiatres libéraux, qui refusent les personnes qui se signalent comme pauvres.
Les travaux de l’Observatoire montrent aussi que la pauvreté conditionne bien des choses auxquelles on pense peut-être moins souvent – comme l’éducation des enfants, en raison notamment de logements plus petits.
Il a en effet été établi que la possibilité d’avoir une chambre à soi pour travailler, sans la présence de frères et sœurs, était plus favorable à la réussite scolaire de l’enfant (et le confinement a pu mettre l’accent sur ce problème). Après, les inégalités sociales à l’école existent aussi pour bien d’autres raisons que les inégalités matérielles : je pense par exemple à l’aide des parents, à l’apprentissage de la lecture et de la langue, ainsi qu’à l’apprentissage des normes et des attentes de l’école, de tout ce qui n’est pas explicité par les enseignants. Les parents maîtrisent plus ou moins les astuces pour guider leurs enfants dans leur orientation selon le niveau de diplôme qu’ils ont eux-mêmes atteint. De plus, les jeunes de familles modestes peuvent avoir une ambition moins grande en termes d’orientation scolaire que les enfants de familles favorisées, même à notes comparables, comme s’ils avaient accepté d’avance qu’il leur serait plus difficile d’accéder aux études les plus sélectives. Toutes ces dimensions déterminent en partie le destin scolaire des enfants, ainsi que leur possibilité d’accéder à certaines positions sociales et certains emplois – voire à un emploi tout court.
De manière plus générale, quelles évolutions observez-vous sur le thème des inégalités ?
Souvent on commence par rappeler qu’il y a des choses qui vont bien. Je pense par exemple à la question du logement et de son confort. Depuis 40 ou 50 ans, il y a de moins en moins de logements qui ne disposent pas du confort sanitaire de base (cuisine, salle de bain…), alors que c’était pratiquement 40% au début des années 1970. Un autre sujet sur lequel on progresse, bien qu’il devienne de plus en plus sensible – et cela peut sembler paradoxal –, est celui des inégalités entre les femmes et les hommes. En termes d’accès à l’emploi, en termes d’accès à l’éducation, et puis même en termes d’inégalités de salaire : même si les choses ne vont pas assez vite du tout, les études montrent qu’on est bien sur une pente de réduction des écarts.
Ensuite, il y a aussi des choses qui n’évoluent pas dans le bon sens. Les inégalités de revenus, par exemple. Depuis les années 1980 et 90 jusqu’au tout début des années 2010, il y a eu un enrichissement continu des plus riches, ainsi que plusieurs périodes où les plus pauvres ont vu leurs revenus ne plus augmenter avec le reste de la société, voire même parfois décrocher. C’est une tendance qui s’est plutôt calmée sur les dix dernières années, mais on est encore loin d’avoir rattrapé tout ce qui a été perdu auparavant.
Un autre sujet sur lequel les choses se dégradent est le chômage, qui est devenu de masse depuis le début des années 80. On pourrait aussi parler du développement de l’emploi précaire, des CDD, de l’intérim : on l’observe depuis longtemps, mais ce qu’on observe depuis un certain nombre d’années, c’est que ce développement touche surtout certaines catégories de la population, et en particulier de plus en plus les jeunes. Ces dernières années, à chaque poussée du chômage, les jeunes les moins qualifiés se sont retrouvés dans une file d’attente. En fin de compte, on voit aujourd’hui de plus en plus de jeunes qui passent pendant plusieurs années par des périodes d’intermittence entre le chômage et les contrats précaires, et qui mettent de plus en plus de temps – lorsqu’ils y arrivent – à accéder à un CDI, et à avoir donc des perspectives pour se loger, former des projets d’avenir, fonder une famille…
Vous dites que vous commencez souvent par rappeler les choses qui vont bien. Voyez-vous des signes d’espoir dans le moment que nous vivons ?
Si vous parlez de la crise sanitaire puis économique qui a démarré en 2020 et qui manifestement va durer au moins en partie en 2021… je ne vois pas grand chose de positif à souligner. La première chose à laquelle je pense, c’est que cette crise révèle des inégalités qui existaient déjà en grande partie avant mais qui deviennent de plus en plus criantes, comme celles des inégalités de salaire et de conditions de travail. On a ainsi beaucoup parlé du fait que les métiers « indispensables » sont parmi les plus mal payés, et que les cadres ont davantage pu se protéger par le télétravail. La crise a aussi mis au jour les inégalités de logement, que cela soit d’un point de vue sanitaire ou d’un point de vue santé mentale. Passer plus de temps avec les enfants confinés dans un logement trop petit, comme le subissent beaucoup de familles pauvres, ce n’est pas anodin. Et on pourrait aussi parler ici de la fracture numérique par rapport à l’école. La récession économique va rendre l’insertion professionnelle des jeunes encore plus difficile. Les travailleurs précaires qui ont perdu leur CDD ou leur mission d’intérim pendant le confinement vont avoir de grandes difficultés à retrouver un emploi. Les jeunes qui arrivent sur le marché du travail cette année vont grossir les files d’attente aux portes des entreprises et reléguer encore plus loin les moins diplômés et les plus précaires.
S’il fallait voir des signes d’espoir dans cette période, ce serait peut-être ceci : je pense que le fait de rendre ces inégalités plus visibles, de les objectiver et de rendre de plus en plus de monde conscient de leur existence peut contribuer à la construction des politiques publiques pour lutter contre ces inégalités, et espérer ensuite les réduire.
Anne Brunner est directrice des études à l’Observatoire des inégalités. L’entretien a été mené par Paul Tommasi.