dièses contre les préconçus

« Ultra-moderne solitude »… Les stigmates implicites des millions de célibataires


« Le célibat a cessé d’être ce qu’il fut longtemps : un sacerdoce ou une malédiction. Se voir affublé de "vieux garçon" ou de "vieille fille" est tombé en désuétude. Et pourtant, les célibataires sont encore porteurs d’un stigmate. »
par #Pascal Lardellier — temps de lecture : 10 min —

L’enfer, c’est d’être seul au Paradis.

Johann Wolfgang von Goethe

Le célibat a cessé d’être ce qu’il fut longtemps : un sacerdoce ou une malédiction. Se voir affublé de la locution de « vieux garçon » ou de « vieille fille » est tombé en désuétude. Et pourtant, les célibataires sont encore porteurs d’un « stigmate », au sens qu’Erving Goffman donnait à ce terme. Le regard d’autrui juge, assigne, il note une différence, signale une anomalie. De fait, le statut des célibataires les situe implicitement en dehors de la normalité. La preuve en est qu’on se justifie toujours d’être célibataire, jamais d’être en couple. Et même si le célibat s’est banalisé, notamment dans les villes, les millions de personnes vivant seules bien qu’en âge d’être en couple subissent diverses pressions et discriminations, alourdies par une série de préjugés ou de handicaps implicites. Les traits acerbes de Balzac dans Physiologie du mariage, et la suspicion dont il entourait les célibataires (“ Ne les invitez pas à dîner, ils sont dangereux ! ! ”) ont-ils laissé des traces dans l’imaginaire collectif ?

Les célibataires, une communauté impensée

A minima, une communauté s’oppose à ce qui est hors communauté. On a conscience d’y appartenir, d’en partager les codes et les valeurs. Or, les célibataires n’entrent pas dans le cadre de cette définition. Car un troublant silence caractérise ces célibataires, qui se vantent rarement de l’être. D’un point de vue quantitatif, ils constituent l’une des premières communautés de France (et de la plupart des pays occidentaux). En France, les célibataires sont entre 8 et 11 millions (en fonction de la définition adoptée) ; quant aux familles monoparentales, elles sont 2 millions, moyenne basse. Je l’expliquais à la fin de La Guerre des mères (Fayard, 2009) : il y a dans la société des minorités visibles et identifiées, alors que d’autres parties de la population restent silencieuses. Les premières, conscientes de leur statut, s’expriment et se battent pour la reconnaissance et leurs droits. Mais les secondes ne sont pas constituées en groupe conscient, et restent diffuses, inorganisées, empreintes d’un fatalisme et d’une résignation intégrée. Les célibataires, hommes et femmes,  sont une communauté qui ne se fait pas entendre, et qui a peu de conscience de son existence. Déjà parce qu’on pense qu’on ne fera qu’y passer. Loin des communautés ontologiques (ethnie, religion, orientation sexuelle…), il s’agit d’une communauté transitoire, indistincte et impensée.

Il est étonnant de constater qu’il a fallu attendre l’apparition des sites de rencontres, il y a un peu plus d’une vingtaine d’années, pour que ceux-ci donnent une compacité à cette évanescente communauté. En tout cas, cette communauté constitue une espèce de « vide du centre » de la société, puisqu’elle est partout présente, jamais représentée, et nulle part visible. Le célibat ? En règle générale, on y revient piteux (ou alors soulagé), et on en sort heureux, car amoureux.

Une pression implicite et permanente

Les célibataires ont un poids économique conséquent, ils subissent une pression fiscale importante, et subissent de concert les fêtes de famille et les questions qu’on y pose, ces mariages où l’on ne vient pas en couple et les hôtels-clubs, où la chambre single est souvent moins jolie et plus chère. On n’appartient généralement pas à cette communauté par naissance ou par conviction, mais par hasard : beaucoup de temps consacré aux études ou à la carrière. Ou on y appartient involontairement, comme si le divorce ou la séparation soldant une histoire commune et quelques années partagées pouvaient être considérés comme un accident. Un jour, de deux, on redevient seul. Retour à l’anormalité, à cette anomalie entachant ces singles. Lent essor d’une pression sociale, et, l’air de rien, pression mentale, morale, s’exprimant par des questions, des remarques, des situations ; et puis un coût : tout ce qui était partagé (loyers, crédits, taxes, courses, factures…). On se dit qu’à deux, c’est parfois plus compliqué, et souvent plus simple.

Cet aspect des choses est l’un des éléments clés de la stigmatisation de fait des célibataires. Leur « double peine » réside dans ce fait de tout payer seul, et de ne rien partager comme frais courants. Devant l’impôt, l’accès au logement, l’emprunt, et a gestion des enfants (quand il y en a), eh bien les solos sont pénalisés. Comme, anecdote significative, dans le choix (et le surcoût) d’une chambre single en vacances. Bien sûr, il convient de ne pas généraliser outre-mesure, car tous les solos ne sont pas égaux. Il y a les trentenaires des grandes villes, diplômés, travaillant dans les médias, la communication, les nouvelles technologies, sûrs d’eux, à l’aise dans leur statut (transitoire et agrémenté « d’aventures »), vivant bien à tous niveaux. Et puis les « sans-grades » du célibat, employés, ouvriers, aux revenus modestes, devant tout assumer (frais, etc.), et privés de plus des moyens socioéconomiques et socioculturels de vivre bien leur célibat, en pouvant financer sorties et activités qui pourraient permettre de « rencontrer ». Car ce qui caractérise les célibataires, c’est bien une mise en tension, à cause de leur statut ambivalent autant que de la solitude, à assumer à tous niveaux. On s’en accommode parfois, on en souffre souvent, tant la pression sociale on y revient enjoint d’être en couple, « naturellement ». L’autonomie a un coût réel qui peut précariser, isoler plus encore.

De ce fait, les célibataires ressentent une tension forte au quotidien : s’épanouir, réussir, se réaliser et en même temps, se donner les moyens de faire couple, leur entourage exerçant une pression insistante en ce sens. Combien ont entendu la question faussement complice de collègues bien intentionnés : « alors, t’en es où !? Encore seule ? » S’accommoder de sa solitude oui – parfois choisie, souvent subie –, ressentir cette pression de l’environnement et les sous-entendus de ceux qui pour qui célibat est synonyme de handicap social ou de tare relationnelle…

Célibat choisi ou célibat subi ? Chacun des célibataires y répond en son for intérieur. La perception de sa propre situation est souvent amenée à évoluer. Être seul depuis deux mois ou deux ans n’est pas tout à fait la même chose. Il est clair qu’une large majorité des célibataires souhaitent rencontrer à moyen terme « quelqu’un à aimer » et avec qui « faire couple ». Le couple offre, pragmatiquement, stabilité affective et sexuelle et reconnaissance sociale.

Pour autant, la genèse du couple, ou ses « conditions de production », se trouvent confrontées à une crise de la rencontre. Raréfaction des contextes et des rites de séduction antérieurs (dont les danses à deux, parmi lesquelles le rock et le slow), rapports hommes/femmes de plus en plus balisés juridiquement (notamment dans le milieu professionnel) et désormais possiblement hashtaguisés, essor des notions de harcèlement (moral et sexuel) et attention médiatique aux affaires de violences, qui nimbent les relations de couple d’un soupçon a priori. Tout cela constitue un ensemble qui ne facilitent pas des contacts spontanés. La séquence épidémique n’a pas arrangé les choses : la confiance régnait auparavant, alors que la distance et la suspicion sont en train de s’imposer comme nouveaux paradigmes relationnels.

Ce faisceau de difficultés pour simplement établir le contact « dans la vraie vie » explique en grande partie le succès des sites de rencontres. Là, le statut partenarial est clairement affiché, les corps sont absents, l’anonymat est de mise, et l’écran, opportunément, fait écran. En tout cas, ces sites sont fréquentés par des millions de singles. Et cet engouement massif est révélateur de l’aspiration de tous ces solos à se conjuguer au pluriel. Retour circulaire à la pression ressentie par celles et ceux qui vivent en solo, quand tant vivent en couple, normalement.

Être solo, certes, mais « solo Premium »…

Les évolutions sémantiques sont souvent révélatrices de mouvements sociaux plus profonds. Ainsi, depuis quelques années, les célibataires sont devenus des singles, des solos, des « célibattants », qualificatifs prétendument plus branchés, censés prendre acte des métamorphoses de ce statut, et le redorer. Jean-Claude Kaufmann a consacré un beau livre aux célibataires : La Femme seule et le Prince charmant. Il y décrit la gêne (voire la honte) dans la file d’attente au cinéma le vendredi soir d’une personne seule au milieu de couples qui se retrouvent, excités et heureux. Beaucoup de célibataires aspirent ainsi à « se caser », et à rentrer dans le rang des gens normaux. Scruter les fiches perso mises en ligne sur les sites de rencontres permet de constater qu’ils sont nombreux à avouer que la solitude est pesante, appelant celui ou celle

qui les aidera à en sortir enfin.

La communauté des célibataires est souvent caricaturée, ramenée à des clichés « bridget-jonsiens ». Le premier de ces clichés consiste à penser qu’ils sont forcément trentenaires, urbains, actifs, aisés et totalement socialisés. Là, on pense de prime abord aux trentenaires des séries américaines, ou à la « célibattante » chère aux magazines féminins.

Et comment qualifier l’immense production des talk-shows, des films sentimentaux et autres séries télévisuelles, sinon comme une permanente campagne propageant le modèle de l’union romantique comme matrice du couple idéal ? Il y a une quinzaine d’années, la télé-réalité avait fait du célibat un vrai filon, du Bachelor à L’Île de la tentation, de Mariés au premier regard et Maman cherche l’amour au bien nommé L’amour est dans le pré. Mais selon qu’on regarde Friends, Sex and the city, Bridget Jones ou le récent et poétique #je suis là (de Cédric Klapisch), les manières de considérer la condition célibataire ne sont pas les mêmes. Pour autant, dans les médias et dans les séries, où sont les sans-grade du célibat, ceux qui sont plutôt âgés, modestes, provinciaux, dépressifs ? Où sont les solos vraiment seuls ? Un film tendre et à contre-courant d’Isabelle Mergault, Je vous trouve très beau, a donné en 2005 un peu de lustre aux solos quinquas et ruraux, sous le personnage rustre et attachant d’Aimé, incarné par Michel Blanc. Cette veine du loser un peu ringard et très touchant a ensuite constitué le cœur des castings de L’Amour est dans le pré, présenté par la fausse ingénue Karine Lemarchand. Pour le reste, on est sur des standards de célibataires plus jeunes et urbains, comme le mettait en scène récemment Cédric Klapisch dans Deux moi.  

Le cruel paradoxe de la « société de communication »

On y revient : les célibataires sont en permanente tension, à cause des préjugés et des représentations en faisant des personnes à part, à la marge, affectées peut-être d’un problème (maniaquerie, égoïsme…) qui les rendrait « incasables ». Ils sont aussi en tension à cause de l’écrasante normalité sociale et de la légitimité morale du couple. Mais de même, nous vivons dans une société de communication hyper-technologique dans laquelle les dispositifs de rencontres sont pléthore : sites, applis, forums…  Et pourtant, en dépit de ce permanent éloge social et médiatique de la convivialité et d’une sociabilité légère et fun, on constate l’explosion conjointe du sentiment de solitude et du nombre de personnes seules. La solitude n’a jamais été ressentie avec autant d’acuité qu’à une époque proposant une offre relationnelle incroyable et faisant de la communication une vertu cardinale. Si on est seul, serait-ce parce qu’on n’y arrive pas relationnellement ? En tout cas, la solitude est le revers de l’individualisme caractérisant notre époque. La solitude, ce « mouroir de l’âme » exprimée en des vers célèbres par maints poètes et interprètes. Elle est devenue une grande cause nationale, faisant l’objet de colloques, de plans d’actions mis en place par les ministères (cf. la Fête des Voisins), afin d’aider les personnes seules à rester en contact.

D’ailleurs, la question se pose : pourquoi la solitude est-elle problématique dans une société individualiste ? Être seul devrait être une chose normale et assumée. Il faut alors rappeler que la solitude est un problème d’abord pour les personnes qui vivent seules. Bien sûr, les célibataires fréquentant sites et applis vivent souvent leur solitude de manière très socialisée. Ces singles comptent nombre d’amis, sont insérés dans des réseaux, au sein desquels on est « libres ensemble » (F. de Singly). Mais le fait est que cette solitude pèse. Solo, on sent sur soi le « doigt accusateur » (J. C. Kaufmann), via les questions que posent l’entourage, et les amis en couple. Alors, sites et applis comme « archipel des solitudes », qui relient et tissent des liens qui peut-être prendront corps, pour permettre de retrouver le bonheur de ceux qui vivent en double. Bonheur, pour un temps seulement ? Ça c’est une autre histoire !

Tout le monde célibataire un jour bientôt ?

Bien sûre d’elle est la personne ayant la certitude de finir sa vie avec son conjoint actuel, si tant est que ce soit une fin en soi. L’ère des certitudes conjugales et amoureuses est révolue, depuis quelques décennies déjà. Les couples sont entrés dans une zone de fortes turbulences. Tout le monde est concerné. Et ceci doit enjoindre à une attention, voire à une empathie pour les célibataires, quand on ne l’est pas, ou plus (ou pas encore !). Alors probablement toutes et tous célibataire un jour dans une société d’individualisme connecté, où une lente désinstitution a rongé les affiliations et distendu les liens traditionnels. Un gain bien sûr : une souveraine liberté, une impérieuse autonomie ; mais un revers : il faut avoir les moyens (socioéconomiques, socioculturels…) de bien vivre seul, transitoirement. En vivant bien le faisceau de pressions finalement assez discriminatoires subies par les solos.

Pascal Lardellier est professeur en sciences de l’information-communication à l’Université de Bourgogne (Dijon).


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