Au cours des dernières décennies, l’Europe a assisté à une montée des partis populistes de droite. Le succès de ces partis n’est cependant pas uniforme. Alors que les partis populistes de droite ont fait partie des gouvernements nationaux en Autriche, en Suisse et en Italie, ils sont absents ou ont échoué en Irlande, au Portugal et au Luxembourg. On peut dès lors se demander pourquoi les partis populistes de droite connaissent plus de succès dans certains pays et régions que dans d’autres.
La Belgique offre un laboratoire d’étude idéal pour cette question. En dépit de circonstances institutionnelles comparables (par exemple, un même système électoral, des élections simultanées, etc.), les partis populistes de droite ont toujours eu plus de succès en Flandre qu’en Wallonie.
D’un point de vue théorique, les performances électorales des partis populistes de droite sont souvent conceptualisées comme un marché, où le succès et l’échec dépendent de la « demande du public » et de « l’offre des partis ». Les explications liées à la demande mettent en évidence les facteurs qui créent un terreau fertile pour la prospérité des partis populistes de droite (par exemple, des mauvaises conditions socio-économiques), tandis que les explications liées à l’offre examinent les facteurs qui permettent aux partis populistes de droite de traduire la demande existante en votes réels (entre autres, l’organisation et la direction des partis politiques ou encore des arrangements institutionnels).
La demande du public
Les recherches existantes suggèrent qu’il existerait, en réalité, un terrain propice au populisme de droite en Wallonie. D’un côté, la Wallonie est une région qui se remet toujours du déclin de son économie industrielle et où le chômage est plus important qu’en Flandre. De l’autre côté, les taux d’immigration y sont historiquement plus élevés. Par ailleurs et contrairement à ce que l’on pense parfois, des recherches récentes ont montré que les électeurs flamands et wallons ont des opinions plus similaires qu’on ne le croit sur beaucoup de questions sociopolitiques.
Se pencher sur les explications potentielles liées à la demande ne semble donc pas très utile pour expliquer les différences de succès des partis populistes de droite en Belgique, du côté francophone et néerlandophone.
L’offre des partis politiques
Si le potentiel de demande pour des partis de droite populiste radicale semble partagé dans toute la Belgique, l’offre de ces partis est beaucoup plus forte en Flandre, où des groupes d’extrême droite ont pu s’appuyer sur un vaste réseau de soutien ancré dans une partie du Mouvement flamand (Vlaamse Beweging). Bien que des mouvements ou groupes d’extrême droite soient apparus occasionnellement dans le sud du pays, ils n’ont jamais pu gagner beaucoup de terrain.
Le Front National belge (FNb) en est un exemple. Contrairement au Front National français, le FNb n’a jamais réussi à mettre en place une organisation partisane fonctionnelle. La part des voix du FNb a atteint au maximum 5,11% en Wallonie aux élections régionales de 1995. Le parti s’est officiellement scindé en 2012. Ce parti politique était relativement non-professionnalisé et dépourvu d’orientation ou de direction claires, ce qui a entraîné son fractionnement.
Mais pourquoi la percée de l’offre est-elle plus faible en Wallonie ? En d’autres termes, pourquoi les partis populistes de droite ne semblent-ils pas pouvoir s’implanter durablement dans cette région ?
Le contexte politique : les grands partis et les médias comme gardiens (gatekeepers)
Mes recherches ont montré que, pour expliquer les différences de succès des partis populistes de droite, il faut prendre en compte le contexte sociopolitique plus large des deux régions, qui est façonné par les médias mais aussi l’offre partisane dans laquelle les élites politiques et leurs partis opèrent.
Tout d’abord, la nature de la concurrence entre les partis en Flandre est différente de celle en Wallonie. Le paysage partisan flamand est beaucoup plus fragmenté et le soutien aux partis traditionnels a chuté. En Wallonie, les clivages traditionnels (les lignes qui divisent la société en différents groupes d’orientation autour des piliers socialiste, libéral ou chrétien-démocrate) sont encore prononcés, ce qui explique la force des partis traditionnels wallons, notamment celle du Parti socialiste (PS). En effet, le PS est parvenu à « geler » les lignes de conflit traditionnelles. Contrairement à la plupart des autres partis sociaux-démocrates en Europe, le PS a maintenu son programme économique de gauche, conservant ainsi une position centrale dans le paysage des partis wallons. Malgré des pertes électorales modérées, le parti continue à jouer un rôle central dans le « pilier » socialiste. En d’autres termes, la demande persistante de l’extrême droite a été absorbée par le PS et le parti a agi comme un « tampon » pour freiner la demande extrémiste. En Flandre, au contraire, les partis traditionnels ont contribué à l’introduction d’un nouveau clivage politique en cooptant le programme nationaliste du Vlaams Belang (VB).
Ensuite, les médias flamands ont également contribué à la fabrication des enjeux du VB. Après sa première percée électorale en 1991, le VB a remporté des sièges au conseil d’administration de la VRT (entreprise chargée du service public de la radio et la télévision pour la communauté flamande). En réponse, la RTBF (équivalent de la VRT pour la communauté française) a élaboré un ensemble de directives pour garantir que cela ne se produise jamais en Wallonie. Ces lignes stipulaient que les acteurs extrémistes ne pourraient pas participer aux débats et ne seraient jamais présentés en direct. Comme il y avait un consensus parmi les journalistes et les rédacteurs en chef francophones pour ne pas fournir une plateforme aux partis considérés comme liberticides, l’embargo médiatique a finalement été officialisé. Cela n’a pas été le cas en Flandre. Bien que les médias flamands n’aient initialement pas traité le VB comme un parti ordinaire, la couverture médiatique est devenue moins hostile au fil du temps. Selon des journalistes avec lesquels je me suis entretenue, 2004 a marqué un tournant important à cet égard. Cette année-là, le Vlaams Blok a été condamné pour racisme, entraînant un changement de nom du Vlaams Blok en Vlaams Belang. C’est également l’année où le parti a remporté 24% des voix en Flandre. Pour les médias, ce succès électoral a été un signal pour commencer à traiter le VB comme un acteur « normal ».
Existe-t-il un « antidote » contre l’extrême droite ? Bien que la Wallonie ne soit certainement pas à l’abri de l’extrême droite, il est peu probable qu’elle assiste à la montée d’un parti populiste de droite tant que les médias et les partis traditionnels continuent à maintenir leur ligne stricte de non-engagement. Le timing et la rigidité de cette stratégie de démarcation semblent jouer un rôle clé dans son efficacité parce qu’en Wallonie, les partis populistes de droite ont été « étouffés dans l’œuf ».
En octobre 2021, cette hypothèse a été mise à l’épreuve lorsqu’un nouveau parti d’extrême droite appelé « Chez Nous » est apparu à l’horizon. Pour le meeting de lancement, le parti avait invité plusieurs personnalités bien connues, dont Jordan Bardella, président du Rassemblement National français et Tom Van Grieken, président du Vlaams Belang. Cependant, suite à des protestations de diverses organisations, dont le front Antifasciste 2.0 et les syndicats (notamment la FGTB et la CSC), le maire de Herstal, Jean-Louis Lefèbvre (PS) a choisi d’annuler la réunion, obligeant ainsi le parti à se déplacer en ligne. Il est également intéressant de noter que si les médias flamands ont accordé une assez grande attention au lancement du nouveau parti, les médias francophones ont eux limité leurs reportages au strict minimum, notamment en ne prenant en compte l’événement qu’après son annulation.
Si le sort de « Chez Nous » reste évidemment inconnu, mes résultats suggèrent que les partis populistes de droite ont moins de chance de percer sur le plan électoral quand les partis traditionnels et les médias limitent systématiquement leurs structures d’opportunités.
Léonie de Jonge est chercheuse en science politique à l’Université de Groningue.
Une version antérieure de cet article a été publiée sur BePolitix : absp.be/Blog/populisme-droite-wallonie