Contrairement à la classe, au genre ou la race, les relations entre adultes et enfants ne sont presque jamais pensées comme des rapports de pouvoir à part entière. Et si on essaye, ça donne quoi ?
Nous en avons discuté avec Tal Piterbraut-Merx, chercheure en philosophie, dont le travail interroge les relations adulte-enfant comme problème pour la philosophie politique. Son roman Outrages est paru aux éditions Blast en mars 2021.
Entretien mené par Rachel Colombe.
Comment analyses-tu les rapports de pouvoir adulte-enfant ?
J’essaie de réfléchir à l’articulation des différents concepts de pouvoir, domination, oppression… L’un des outils que j’utilise pour appréhender les rapports adulte-enfant, c’est le passage par l’analogie avec les rapports de genre, en montrant que le pouvoir des adultes sur les enfants prend des formes similaires à celles du patriarcat. Des féministes matérialistes, notamment Christine Delphy, ont effectué cette analogie, à partir du constat que femme et enfant sont dominé·e·s par le père au sein de l’institution familiale. Cependant, il existe une différence théorique majeure entre les rapports adulte-enfant et ceux de genre : c’est le fait que les premiers s’inversent nécessairement. Ainsi, tout adulte a été enfant, là où la mobilité des transfuges de sexe n’est pas inévitable.
Une question émerge alors : est-ce que cette inversion des positions constitue un obstacle théorique pour penser les rapports d’âge comme des rapports de pouvoir, au même titre que la classe, le genre et la race ?
Ce que j’essaie de dire dans mon travail, c’est que cette instabilité des rapports d’âge permet de renouveler les pensées du pouvoir et de la domination. Il y a au sein des théories critiques contemporaines des conflits entre des penseur·euse·s plus matérialistes et des penseur·euse·s queer. Les premier·e·s figeraient un peu les rapports de domination en rigidifiant les pôles dominant·e/dominé·e et rendraient dès lors la possibilité même d’une révolution massive plus ardue. À l’inverse, les second·e·s analyseraient des rapports de pouvoir plus horizontaux, fluides, et des stratégies de résistance par la subversion des normes, mais seraient incapables de comprendre le socle économique du rapport de domination. Justement, les rapports adulte-enfant, parce qu’ils s’inversent mais sédimentent deux pôles distincts, parfois abstractisés par l’approche via la domination, peuvent être remis en mouvement lorsqu’on s’intéresse au dynamisme des trajectoires individuelles. L’enfant est une strate particulièrement temporalisée, qui bouscule une conception plus classique de la catégorie de sujet politique. Par ailleurs, les rapports d’âge ont beaucoup été pensés à travers l’âgisme, mais la position des personnes âgées dans notre société n’est pas semblable à celle de l’enfant, parce que le statut juridique de la minorité entérine un ordre social bien différent.
Tu parles d’inversion : justement, comment la penser à l’aune du statut « d’ancien enfant » occupé par l’adulte, notamment lorsqu’il s’agit de faire récit de nos enfances ?
Peut-être que ce postulat d’inversion nécessaire se complexifie lorsqu’on s’intéresse aux violences subies dans l’enfance. Ce qui m’interpelle particulièrement, c’est que la catégorie du traumatisme vécu dans l’enfance vient en quelque sorte brouiller ces deux régimes de parole distincts de l’adulte et de l’enfant. Un certain discours « psy », comme celui de Muriel Salmona autour de la « mémoire traumatique », montre parfois un intérêt moindre pour les victimes de violences intrafamiliales qui sont encore dans l’enfance : les victimes mises en avant médiatiquement sont surtout des femmes adultes.
Le récit que l’on retrouve le plus fréquemment dans la prise en charge des personnes victimes de violences sexuelles dans l’enfance est qu’à cette période cruciale devrait succéder une période d’amnésie plus ou moins longue. Et, en rupture avec cet état, à un certain moment de l’âge adulte, ces souvenirs reviendraient, parfois brutalement et souvent au cours d’un travail thérapeutique. Mais ils seraient intacts, à l’instar de ce qui était vécu enfant, comme si la mémoire n’était pas altérée. J’ai l’impression qu’on traite ces victimes comme si le processus de maturation d’adulte était chamboulé par tous ces actes qui viendraient refaire surface. Comme s’il y avait des résurgences, des vignettes d’enfance en elles et qu’on interrogeait ces adultes-là pour avoir accès aux « enfants d’avant ». Il y a aussi une notion répandue, dans le champ psy et du développement personnel, celle de « l’enfant intérieur », qui serait toujours là, crierait à l’aide, et n’aurait pas conscience que désormais la personne peut trouver des ressources, n’est plus un enfant.
Quel aveuglement politique, ou quelle portée est-ce qu’on peut prêter à cette idée que seule la parole émise en position d’adulte, de dominant·e, pourrait être entendue ?
Disons que je crois que, lorsque c’est l’enfant qui parle, il y a une crainte vis-à-vis de son discours, une peur qu’il soit forgé par des catégories d’adulte. Il y a cette idée que l’enfant serait incapable d’avoir une lecture ou un récit d’ellui-même fiable, autonome, que sa parole est influençable, et ce sont d’ailleurs les mêmes mises en doute qu’on retrouve au sujet des enfants trans comme le souligne l’anthropologue Andræ Thomazo.
C’est à partir de ce biais je réfléchis à tout ce discours sur « la libération de la parole » : il y a un certain nombre d’enfants victimes qui évoquent des violences auprès d’adultes de leur entourage, mais sans qu’il y ait prise en charge institutionnelle adaptée parce qu’iels ne sont pas considérés comme des sujets, et le discours qu’iels portent sur elleux-mêmes est donc discrédité. Du coup, on écarte un peu ces discours-là, et, de manière paradoxale, il y a une écoute vis-à-vis des récits d’adultes, mais toujours rétrospectivement, donc sans capacité d’action directe sur la famille au moment des faits.
Cela vient aussi rencontrer les débats sur le statut de la mémoire. Pour moi c’est étrange : on parle des victimes comme si elles étaient figées dans ces souvenirs. Il me semble que beaucoup de ces récits sont aussi guidés par des questions politiques, notamment de prise en charge judiciaire. Des mobilisations féministes insistent sur le fait qu’il faut créditer les récits des adultes car il faut des preuves matérielles et, à défaut, des témoignages. Et ces preuves sont souvent jugées insuffisantes dans le cas des violences sexuelles intrafamiliales. En ce qui concerne les témoignages, si l’on dit que la mémoire est altérée par le temps on ne peut pas créditer de véracité les récits. Dire qu’il n’y a pas eu de transformation mémorielle devient donc une stratégie pour contourner les reproches larvés du « pourquoi ne pas avoir agi plus tôt ? ». Il n’est pas question d’attaquer ces récits : je n’ai pas envie que les parcours judiciaires soient complexifiés, ni de nier le fait que des victimes se retrouvent dans cette théorie. Mais je suis frappée par ces trajectoires hyper-linéaires où il faudrait avoir vécu ces violences, les avoir oubliées… Alors que je ne sais pas du tout ce que veut dire « oublier les violences ». L’oubli c’est une question philosophique très complexe. Tu peux avoir conscience de quelque chose mais ne pas y re-réfléchir activement, et cette idée que tout à coup il y aurait des morceaux qui ressurgiraient du point de vue de l’enfant, ce transport dans le temps, c’est un peu du Proust.
Oui, tu parlais du judiciaire, mais la place de ces récits dans le milieu médical est aussi à interroger. Les personnes qui ont défendu la théorie d’une « mémoire traumatique » l’ont aussi fait parce qu’elle est à même de convaincre les médecins. Elle relance, dans le champ des neurosciences, la compréhension qu’on a de la mémoire. Tout ceci interroge sur la place de la preuve dans le milieu médical et sur l’écoute des patient·e·s : qu’est-ce que ça voudrait dire d’être pris·e au sérieux depuis la place de l’amnésie, qu’est-ce que seraient des violences qui ne pourraient exister qu’à condition d’avoir été oubliées ?
La question qui se pose alors, c’est : comment articuler la prise en charge des violences à la pensée des rapports de pouvoir adulte-enfant que tu proposes ?
Il me semble que dans le champ psy ou juridique, la question se focalise beaucoup trop sur des seuils, comme l’âge légal de consentement, et moins sur les institutions qui exercent du pouvoir. Il n’y a par exemple pas de remise en cause nette de l’institution familiale, on ne vient pas dire que le statut de minorité, les relations parentales, ça crée des rapports de pouvoir tellement écrasants que des actes de violence sont permis plus facilement, ou difficiles à prévenir ou à solutionner lorsqu’ils adviennent. On désigne, disons, le scolaire comme un outil bienveillant qui pourrait aider l’enfant, et le familial comme un espace globalement protecteur et résiduellement aggravant, mais on considère l’enfant comme un isolat par rapport à toutes ces institutions, et leur structure n’est jamais remise en cause frontalement.
Au contraire, analyser l’inceste comme pratique engluée dans les rapports de pouvoir entre les adultes et les enfants permet une perspective différente sur ces questions. L’anthropologue Dorothée Dussy, dans l’ouvrage Le berceau des dominations, a déjà et de façon saisissante essayé de penser les relations incestueuses comme outil d’apprentissage des rapports de pouvoir au sein de la société.
Une double question me taraude : quand sera-t-il possible d’appréhender l’inceste non comme une simple déviance monstrueuse, mais comme un geste qui a tout à fait sa place dans l’ordre patriarcal et des rapports de pouvoir adulte-enfant ? Et quand cesserons-nous de restreindre le champ des réponses au judiciaire ? C’est tout l’imaginaire vis-à-vis de la famille et du statut de l’enfance qu’il importe de transformer. Or dans le champ de la protection de l’enfance, des alliances politiques souvent douteuses s’opèrent avec une facilité déconcertante.
Oui, l’enfant fait figure de ralliement, alors même qu’il est par ailleurs objet d’affrontements politiques (éducation à la sexualité, justice des mineur·e·s).
Il me semble que dans une partie des milieux queer, plutôt qu’une abolition de la famille, il est question de sa reconfiguration. On en arrive à une question un peu extrême : qu’est-ce que tu fais des enfants ? Dans quels espaces pourraient-ils vivre, hors des institutions éducatives, familiales ?
J’ai l’impression que dans les milieux queer aujourd’hui, en tout cas ceux auxquels j’ai accès, les échanges sur la parentalité s’axent beaucoup autour du genre, mais les questions ne sont pas directement posées sous l’angle de l’émancipation des mineur·e·s. Il y a de nombreuses réflexions sur comment devenir parent, hors des schémas hétéros, mais c’est quand même « avoir un enfant », « comment je vais éduquer mon enfant »… Le rapport de propriété est très présent.
Du côté d’expériences un peu plus communistes ou collectivistes, je me suis intéressé aux kibboutzim dont parle Shulamith Firestone dans La dialectique du sexe. Dans certains de ces espaces, très intéressants, les enfants n’habitaient pas avec leurs parents biologiques mais pouvaient les voir, vivaient dans des maisons d’enfants, évoluaient entre elleux, et il y avait des groupes d’âge avec un apprentissage agricole et scolaire. Mais l’idée était de former un « homme nouveau » et non de remettre en cause, d’abolir le statut de l’enfant. Dans ces projets un peu utopiques, justement, l’enfant, parce qu’iel n’aurait pas encore de réflexes capitalistes, sexistes, racistes… est un énorme enjeu, incarne l’espoir d’un nouveau monde. On n’échappe pas à cette idée de l’enfant comme un être qu’il faudrait façonner par l’éducation.
Tal Piterbraut-Merx est chercheure en philosophie et écrivaine. Sa thèse porte sur les relations adulte-enfant comme problème pour la philosophie politique. Elle a publié le roman Outrages aux éditions Blast en mars 2021.
Rachel Colombe est chercheuse en études de genre et éducation, et s’intéresse aux rapports sociaux d’âge et de genre à l’adolescence.