dièses contre les préconçus

Mobilisés contre l’âgisme : l’association CIF-SP Solidaires entre les âges


L’âgisme, comme le sexisme ou le racisme, traverse notre société. Entre abandon, indifférence et mépris à l'encontre des personnes âgées, les remises en question tardent à venir.
par #Colette Le Petitcorps — temps de lecture : 7 min —

Notre association œuvre depuis 2010 à la lutte contre l’isolement social des personnes âgées à domicile, et pour la prévention de la perte d’autonomie. Notre expérience de terrain nous a conduit à repérer les discriminations liées à l’âge comme étant l’une des causes profondes de l’isolement.

Le pôle recherche-action de notre structure, ainsi que les expériences des personnes qui participent à nos activités sociales (visites à domicile, appels téléphoniques conviviaux, de transport solidaire…), nous permettent d’analyser les manifestations courantes de cet âgisme dont nous sommes les témoins.

Qu’entendons-nous par âgisme ?

L’âgisme, comme le sexisme ou le racisme, désigne les attitudes ou comportements de discrimination, de ségrégation, de mépris ou de supposée bienveillance envers un individu ou un groupe d’individus en raison de leur âge réel ou supposé1DEVILLERS Thérèse, GALLION Cyrille et MARENCAK Nicolas (dir.), Vieillir, et alors ? Petit manuel de lutte contre les discriminations, édité par CIF-SP (Centre d’Information et de Formation des Services à la Personne), 2018.. Une conduite âgiste consiste à appliquer un traitement différencié contribuant à la production et la reproduction d’inégalités sociales qui sont fondées sur des catégories d’âge. Dans le cadre de notre projet associatif, nous nous sommes interrogés sur le processus par lequel les individus sont socialement désignés comme vieux, comme personnes âgées – ce qui les mène à subir un traitement différencié dans leur vie quotidienne, dans leur accès aux droits humains et dans leur exercice de la citoyenneté.

En France et ailleurs en Europe, les mesures politiques envisagées et mises en œuvre pour les personnes âgées depuis le début de la pandémie sont un révélateur de la réalité institutionnelle de l’âgisme et de ses conséquences létales. Des milliers de personnes âgées sont mortes dans les EHPAD depuis le début de la crise sanitaire. Certaines, contaminées, se sont vues refuser l’accès aux services d’urgence et en réanimation dans les hôpitaux, tandis que d’autres mourraient de déshydratation profonde, en conséquence du confinement dans leur chambre et d’une présence insuffisante du personnel soignant. Les mesures « protectrices », à l’égard de la catégorie d’âge la plus vulnérable au risque de décès du Covid, par le biais des surconfinements imposés aux personnes vivant dans les EHPAD notamment, a tiré un trait sur la garantie des libertés individuelles et sur la qualité de citoyen sans distinction d’âge.

Nous avons demandé à une centaine de participants à nos actions (entre mars et mai 2020), quelle était, selon eux, la place des personnes âgées dans la société française. « Elles sont de trop », « on nous met sur le côté », « on n’a plus besoin d’eux », « elles sont délaissées, méprisées, inutiles », « elles sont exclues et ne savent plus à quoi elles peuvent avoir des droits », « elles dérangent », « elles comptent moins », « elles inspirent pitié », nous ont répondu des femmes et des hommes âgés entre 60 et 95 ans. L’isolement et les morts des personnes habitant dans les EHPAD ont été plus d’une fois cités comme des illustrations de la place des personnes âgées dans la société actuelle. La parole de nos adhérents exprime de façon forte une demande sociale pour l’octroi de moyens collectifs permettant le maintien de l’inclusion « des vieux » dans la société, quelle que soit la forme de leur vieillissement.

Déconstruire la catégorie de personne âgée

Le sens de la catégorie de « personne âgée » a évolué depuis son premier usage dans le rapport Laroque sur les problèmes de la vieillesse en 19622Haut Comité consultatif de la population et de la famille, Politique de la vieillesse. Rapport de la commission d’étude des problèmes de la vieillesse, présidée par M. P. Laroque, Paris, La Documentation française, 1962.. À l’époque, elle désignait les personnes à l’âge moyen de la retraite et de la fin de vie, l’espérance de vie étant à 67 ans pour les hommes et 73 ans pour les femmes. Aujourd’hui, nous fait remarquer le sociologue Bernard Ennuyer, avec l’augmentation globale de l’espérance de vie, les personnes âgées ne sont plus des vieilles personnes, si l’on caractérise la vieillesse comme la dernière période de vie après la maturité3ENNUYER Bernard, « À quel âge est-on vieux ? La catégorisation des âges : ségrégation sociale et réification des individus », Gérontologie et société, vol. 34, n°138, 2011, p. 133.. Des sous-catégories statistiques ont été créées pour distinguer les « jeunes vieux » ou « seniors » encore actifs dans la vie sociale, des « vieux vieux » de plus de 75 ans, ou de plus de 85 ans, pour lesquels le retrait de la vie sociale s’observe et le risque de perte d’autonomie s’accroît. De nombreuses études ont pourtant montré que ces catégories assignaient les individus à des comportements d’âge alors qu’il n’y a aucune homogénéité des modes de vie à 60, 70, 80 ou 90 ans. Les pratiques quotidiennes des personnes que nous avons questionnées durant les confinements nous le montrent bien. Il y en a qui lisent, font des mots fléchés, d’autres qui jardinent, cuisinent, certaines qui font des réunions Skype avec leurs amis et famille, d’autres qui maintiennent leurs réseaux politiques et leurs activités de bénévolat, etc. La personne âgée est une catégorie administrative, de gouvernance : on a pu constater dernièrement qu’elle peut être employée pour réguler les rapports entre générations, et éventuellement les opposer. « Pour sauver quelques vies de personnes très âgées, on va mettre au chômage des milliers de gens ? » demandait Christophe Barbier en avril 2020. De plus en plus virale sur les réseaux sociaux, la fausse opposition de classe entre les jeunes et les vieux, les précaires d’aujourd’hui et les « boomers », les travailleurs et les dépendants, participe d’un enjeu politique et économique : à qui fera-t-on payer le coût de la pandémie et comment le fera-t-on accepter.

Les effets de l’âgisme sur la dépendance

Les mesures ségrégatives qui sont fondées sur l’imaginaire social contemporain de la personne âgée passent à côté de l’objectif de l’adaptation de la société à notre vieillissement. La loi de financement de la sécurité sociale promulguée en décembre dernier ajoute une cinquième branche destinée au financement de la dépendance. Ce choix politique exclut donc l’autonomie de la liste des droits universels qui sont du ressort de la solidarité nationale et qui sont pris en compte dans la branche maladie. Ce choix continue à aller dans le sens du particularisme dans la prise en charge sociale des aléas de la vie liés au vieillissement, sans pour autant promettre l’augmentation significative des moyens alloués à la prévention et à la prise en charge de la perte d’autonomie.

Dès la mise en œuvre de nos premières actions de lutte contre l’isolement social, nous avons repéré que le regard social négatif sur les personnes âgées était l’une des causes de l’isolement à la vieillesse. 300 000 personnes de plus de 60 ans sont en situation de mort sociale (sans lien avec la famille, ni les amis, ni le voisinage, ni les réseaux associatifs), d’après le baromètre de 2017 sur la solitude et l’isolement à plus de 60 ans en France. On sait aussi que l’un des effets patents de l’isolement social est la perte d’autonomie. Autrement dit, l’âgisme institutionnel alimente le risque de dépendance au vieillissement. Nous avons remarqué chez les personnes que nous avons identifiées dans notre réseau associatif comme étant très isolées – souvent des femmes veuves et/ou des personnes avec une petite retraite – que le discours médiatique sur leur vulnérabilité face au Covid les avait incitées à ne plus se déplacer du tout. Certaines en ont perdu l’usage de leurs jambes. Des personnes ont aussi témoigné que leur médecin ne traitait plus leur pathologie, comme un œdème au pied par exemple, sous le prétexte que, vu leur âge, « on ne peut plus rien faire ». On a ainsi vu des personnes tentées de renoncer peu à peu à leur droit à la santé, à leur capacité à se déplacer, jusqu’à leur existence en tant que personne. Il s’agit bien d’un processus d’aliénation du sujet dans un rapport de domination fondé sur l’âge qui est, encore aujourd’hui, à peine nommé.

Faire autrement

Partant de ces constats, notre objectif est d’abord de nommer, de rendre visible et de sensibiliser la population aux discriminations liées à l’âge qui s’opèrent dans notre société actuelle. Il est ensuite de militer pour la protection sociale, nationale et solidaire, des individus face aux aléas de la vie liés au vieillissement4À titre d’exemple, une personne de plus de 60 ans développant un handicap ne bénéficiera pas des mêmes tuyaux de soutien qu’une personne en situation de handicap reconnu de moins de 60 ans : la prise en charge des frais sera moindre.. Auprès des personnes qui ont subi les coups des mesures âgistes, nous œuvrons à ouvrir à nouveau le champ de leurs possibles, à susciter l’expression et la réalisation de leurs envies. Enfin, avec nos bénévoles venant des quatre coins du monde, nous apprenons à renouer et à renforcer les relations intergénérationnelles autour d’une pratique humaine qui n’a pas de prix : la transmission de l’expérience.

Colette Le Petitcorps est sociologue chargée de mission recherche-action dans l’association CIF-SP Solidaires entre les âges à Poitiers.


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