Ils n’ont rien à faire ici, ils sont voleurs, ils sont assassins, ils sont violeurs, c’est tout ce qu’ils sont.
Éric Zemmour, à propos des MNA (mineurs non accompagnés)
Trois lettres pour désigner des enfants coupés de leur monde. Et si on offrait, au moyen de la fiction, l’accès au devant de la scène à ces jeunes acrobates ? C’est ce que propose Marine Messina en prenant la plume pour faire de son livre, Le vertige des acrobates, le porte-parole de ces enfants oubliés et délaissés. Opposée aux sigles et aux termes qui désignent ces derniers et plus largement, les populations migrantes, l’auteure offre un nouveau point de vue, celui des protagonistes eux-mêmes. Depuis la fin de ses études à Sciences Po, Marine Messina se consacre à la question migratoire. Elle est la coordinatrice de l’antenne lilloise de Singa, un organisme visant à générer du lien social entre migrants et locaux. Cet intérêt résulte de sa propre histoire familiale profondément liée aux trajectoires migratoires du début du XXe siècle. Ce roman initiatique est le point d’orgue de ce travail, construit à partir de témoignages de jeunes migrants qu’elle nomme les acrobates. Car, à l’image d’équilibristes, ces enfants peuvent tomber à la moindre avancée, leur courage et leur résilience ne tenant qu’à un fil.
Ces récits ont été compilés lors du projet « Mots pour maux », mené avec le soutien de la fondation Marc de Montalembert. Pendant deux ans, Marine Messina sillonne des centres d’accueil d’urgence pour mineurs isolés à Athènes, Chypre, au Kurdistan turc et en Jordanie. Une immersion longue qui vise avant tout à gagner la confiance des jeunes pour leur donner la parole et mieux leur rendre justice. À travers le caractère fictif du roman, l’auteure retranscrit avec exactitude les paroles des enfants au-delà des frontières et des médias, pour l’ancrer directement dans nos esprits. Par moments, le lecteur vient à douter de la véracité des faits. En effet, nous découvrons une violence extrême qui nous semble tout bonnement incroyable et fictive. Pourtant ce récit puise ses fondements dans un caractère réel qui est emmailloté dans une violence sans nom, entre viols et asservissement. Le lieu principal de l’action est un centre d’accueil pour garçons. Si le livre a pour décor la Méditerranée, aucun nom de lieu n’est donné. Le lecteur finit par comprendre qu’il s’agit d’une île européenne dont une des langues est le grec. L’auteure fait le choix de céder cette information dans les dernières pages de son livre, le but étant de présenter ces histoires comme récurrentes dans l’ensemble des centres d’accueil qui crient à l’unisson. Elle rythme son récit en offrant différents supports. La trame narrative est saccadée par des photos, des échanges de SMS, des poèmes ou encore des breaking news. Tant d’éléments qui nous projettent dans la traversée et dans le quotidien réel de ces jeunes. Six personnages nous permettent de découvrir, à travers leur voyage initiatique, le parcours de ces jeunes garçons. Le livre s’ouvre sur le binôme d’Anna, jeune femme française âgée de vingt-quatre ans, et Malik, un enfant somalien de treize ans qui cherche à rejoindre sa tante en Angleterre.
Anna, les yeux du lecteur
Armée de son double master fraîchement obtenu à Sciences Po, Anna décide d’intégrer une ONG de protection de l’enfance située en Méditerranée. À travers ses yeux, le lecteur découvre la réalité de cette crise migratoire, un récit qui n’est plus l’écho des médias, mais celui des enfants. Il prend également connaissance de la logistique des ONG, l’agencement des chambres, les techniques des éducateurs, avocats et psychologues. En somme, c’est tout le système administratif qu’on nous expose au travers d’Anna qui opère elle-même son initiation.
Les procédures sont présentées de manière simplifiée. Les avocats se chargent des demandes d’asile visant des regroupements familiaux qui doivent répondre aux normes imposées par la procédure Dublin, qui permet un regroupement uniquement avec des oncles et tantes directs. Les psychologues assurent une évaluation psychologique et post-traumatique pour ces enfants, victimes de violences. Malik a fui les milices des Shebab en Somalie. C’est également le cas d’Adama, pourchassé par son père, qui souhaitait lui faire intégrer le corps armé d’AQMI au Mali. Au cours de son exil, le garçon a été victime de viol et témoin de l’esclavage moderne. En résulte des épisodes hallucinatoires voire de la schizophrénie dans le cas de Kadi. À leur arrivée dans le centre, ces enfants ont besoin d’un soutien et d’un encadrement apportés par les éducateurs sociaux pour assurer au mieux leur intégration. C’est ici qu’intervient Anna dont le travail s’entrecroise avec la vie des enfants du centre.
La construction en miroir
La Méditerranée a toujours représenté un carrefour des cultures et des échanges ; un pont de liaison entre les continents. En ne nommant pas le lieu du décor, l’auteure plonge le lecteur dans cette idée. Ainsi, s’entrecroisent dans le roman les parcours des enfants, mais aussi des adultes entre passé et présent.
Écrit à la première personne, ce livre puise non pas uniquement dans le récit biographique de jeunes enfants, mais également dans celui de l’auteure. Elle intègre ces éléments construisant un récit en miroir. Dès les premières lignes, deux portraits s’affrontent. Anna et Malik sont tous deux des oiseaux migrateurs dont les pérégrinations diffèrent. Elles s’effectuent bien par les airs pour nos deux protagonistes, mais l’une est munie d’un passeport européen, l’autre de faux papiers. La première est libre de ses mouvements dans un espace Schengen garant d’une liberté, le second finit enfermé en attente des lois établies par ce même espace. Malik s‘apparente à Arthur, le petit frère d’Anna. Ils ont quasiment le même âge et portent un prénom renvoyant à la royauté : Arthur pour le célèbre roi mythique et Malik dont le prénom signifie « roi » en arabe. De plus, ils sont tous les deux le produit d’une migration.
Le paradoxe laisse place à un parallèle qui prend forme entre le passé familial d’Anna et le présent de Malik. Anna et l’auteure sont des produits de la migration. Elles sont toutes deux issues d’une famille sicilienne qui a fui les exactions de la mafia pour s’installer en Tunisie. Suite aux indépendances qui fleurissent au Maghreb au cours des années 1950, leurs familles doivent prendre l’exil en France. À cette époque, le droit de migrer était possible et garanti par les Nations Unies1Déclaration universelle des Nations unies de 1948 : « Tout homme a le droit de quitter tout pays, y compris le sien. » (Article 13. 1.), car ce droit apportait une viabilité économique aux pays d’accueil. Aujourd’hui, ce droit à l’exil n’est plus d’actualité. Le discours a changé, cet argument économique n’est plus recevable. Ainsi, on prive de leur droit premier des jeunes enfants en perte de repères.
Le mentor et la famille
Comme dans tout voyage initiatique, on retrouve la figure du mentor. Celle-ci est plurielle, mais chaque binôme, à l’exception de Miran et de Kadi du fait de leur âge, possède un mentor aux traits similaires. Anna et Malik puisent leur force dans leurs grands-mères. Adji et Adama puisent quant à eux dans une figure masculine aux traits paternels quand le père fait défaut. C’est le cas de Moussa, qui, à Bamako, protège Adama. Très rapidement, les enfants se retrouvent seuls, sans mentor, alors qu’Anna poursuit son parcours avec des contacts réguliers avec sa nonna. Pour autant, le lien familial reste fort en raison de la pression de la réussite. Dans l’espoir de leur offrir un avenir meilleur, les familles, voire tout le village, financent le voyage de ces enfants. Ceux-ci ont donc le sentiment de devoir secourir financièrement à leur tour leurs proches. Pour ce faire, Adji se met à travailler illégalement de nuit. L’auteure met en évidence une problématique majeure : comment ces enfants peuvent grandir et se construire sans mentor, dans une région aux codes culturels et linguistiques différents ?
Le mentor est le point d’enracinement, une forme de retour au berceau. Cette liaison méditerranéenne, cette migration est également symbolisée par la langue. Quand la nonna prend la parole, elle valse du sicilien au français en passant par le tunisien. Adama, Malik et Adji se lancent dans une danse similaire en s’appropriant une nouvelle langue.
La langue et l’écrit comme salvateurs et nouvel ancrage
L’origine des migrants est plurielle. De la corne de l’Afrique à la Syrie et Palestine, du Pakistan à la Gambie, des enfants s’arment de courage et de résilience pour parcourir terre et mer. Malgré cette diversité, c’est toujours au détour de la langue que les employés du centre parviennent à créer du lien.
Le premier ami d’un nouvel arrivant parle généralement la même langue que celui-ci. La langue renvoie aux racines et aux origines. Elle permet aux enfants de retrouver le connu de la terre perdue. Elle unifie les locuteurs entre eux. Cette unité, offerte par la langue, est un terme clé dès les premières pages du livre. C’est également le cas des points de chute de ces enfants. Athènes, Sofia, Palerme, Beyrouth, Nicosie ou La Valette, toutes les villes de la Méditerranée crient à l’unisson face à la crise migratoire.
La langue maternelle représente donc un « refuge ». Cependant, au cours des dernières pages du livre, elle finit par renvoyer au traumatisme par l’essence même du souvenir. Adama décide de la mettre de côté pour s’épanouir. Il en fait le « deuil » et arbore le français comme nouveau refuge, à l’image de la nonna. Comme les grands-parents d’Anna, Adama en maîtrisant la langue, ne devient-il pas lui-même européen ?
Les centres et la loi du système D
Comme l’indique Thomas, psychologue du centre, « ici c’est du système D ». En effet, les financements sont trop peu nombreux et les besoins trop grands. Les salaires trop bas et les conditions trop précaires ne permettent pas d’attirer des employés. La structure tend à accueillir de plus en plus d’enfants. Pour autant, il n’y a pas assez de lits et les infrastructures et effectifs à disposition sont à revoir, à l’image des interprètes inaccessibles et quasiment inexistants. Il est impossible de trouver un traducteur qui puisse retranscrire le récit des enfants lors de la demande d’asile. Les premiers arrivants sont donc les traducteurs des nouveaux.
Dans cette course de fond, les salariés et bénévoles finissent essoufflés et ne trouvent plus leurs repères. Ingrid, l’avocate, perd ses principes et sa foi envers les jeunes enfants. Les vocations s’effritent et les employés n’y restent qu’un temps. Le centre est une épreuve physique et psychologique pour les adultes qui y interviennent. Leurs corps et esprits se transforment jusqu’à l’oubli de la quête première. C’est pourquoi Lucas, psychologue, fait le choix de démissionner pour rester en adéquation avec les valeurs qu’il défend et qu’il ne retrouve plus au sein de l’ONG. Anna parle « d’enterrement de la solidarité ». En effet, cette « crise migratoire » s’apparente à un « business ». Ainsi, la directrice du centre obtient des subventions de sponsors, ce qui permet à ces derniers d’améliorer leur image de marque en défendant une cause. Les passeurs et l’Europe perçoivent les migrants comme un paquet qu’on envoie et renvoie ; une forme de valse que dansent Malik et les migrants. La description de l’auteure évoque des transferts de footballeurs.
Un centre qui s’éloigne de sa mission première
Toutefois, Adji en est convaincu, l’école est salvatrice. Il s’y prépare chaque matin et motive les troupes pour s’y rendre et effectuer leurs devoirs. Armés de la langue et du savoir, ils peuvent rêver à un avenir meilleur. Mais le système est sclérosé et rien n’est pensé pour les classes allophones. Le manque cruel de professeurs et d’infrastructures scolaires sont un réel handicap pour les élèves qui s’enlisent dans une inertie linguistique. Le regroupement de niveaux hétérogènes dans une seule classe sans mixité, avec les élèves locuteurs, est un frein à leur socialisation.
Ce centre, pensé à l’origine comme un lieu d’accueil et d’asile, finit par s’éloigner de son intention première. Comme l’indiquent des protagonistes palestiniens dans le livre, leur lieu d’asile devient une prison. À l’anniversaire de leurs dix-huit ans, l’initiation prend fin. Les adolescents sont appelés à quitter le centre. Les pensions données aux réfugiés majeurs n’arriveront que plusieurs mois après. Ainsi, les enfants abandonnent la légalité afin d’atteindre leur but, à l’image de Malik qui ne parvient pas à obtenir l’aval de l’administration en raison de la rigidité de la procédure Dublin. Face à l’échec des lois européennes, il fait le choix de rejoindre sa famille en Angleterre par ses propres moyens. On ne saura jamais s’il survivra à son périple. Sans papiers, ils s’orientent vers le travail au noir comme Adji ou encore la prostitution. Sans soutien administratif, ils sont livrés à eux-mêmes. À la suite de son départ du centre, Kadi finit par subir son dernier « rite initiatique », un viol collectif dans les rues de la ville européenne.
Cette situation résulte d’une responsabilité collective. Marine Messina appelle à une prise de conscience, car c’est en raison de la défaillance du système que ces jeunes finissent dans la délinquance ou dans la prostitution. Il est donc nécessaire de donner de l’écho aux voix des réfugiés pour les sortir de cet anonymat et leur offrir des instruments d’intégration. Sur les cinq jeunes migrants présentés, seul Adama parvient in fine à obtenir l’ensemble des aides possible et à débuter sa vie dans le cadre légal.
Rezlane Kamli est historienne de formation.