dièses contre les préconçus

La panique woke : non, les kangourous ne font pas de scooter


Alex Mahoudeau, alias @pandovstrochnis sur Twitter, démonte dans son livre « La panique woke » les ressorts rhétoriques de l'anti-wokisme à la française.
par #Albin Wagener — temps de lecture : 8 min —

Parfaitement connu sur les réseaux sociaux sous le pseudonyme Pandov Strochnis, le chercheur Alex Mahoudeau, docteur en sciences politiques, est notamment réputé pour sa rigueur intellectuelle et son sens aigu de l’exigence critique – le tout en situant toujours son propos. Après plusieurs années de coups de boutoir contre « l’islamo-gauchisme » et le « wokisme », son ouvrage, La panique woke, vient proposer une analyse remarquable de ces paniques morales, et en dissèque les ressorts avec une extrême finesse.

Si les compliments pleuvent, c’est surtout parce que ce livre est probablement le seul, dans le paysage intellectuel et scientifique français, à offrir au grand public une explication documentée et informée de la manière dont se sont montées les paniques morales au fil des décennies. En outre, ce travail éclaire la manière dont la sphère réactionnaire contemporaine organise ses guerres artificielles contre le wokisme… Ainsi, en offrant un voyage géographique et temporel qui nous emmène des pudibonderies criminelles du conservatisme états-unien jusqu’aux postures effarouchées d’une certaine éditocratie républicaine, Alex Mahoudeau nous permet de percevoir le cheminement structurel de ce que l’on appelle les « paniques morales » – tout en montrant que la paternité de celles-ci témoigne d’une authentique influence américaine sur les antagonismes de la vie politique française.

Une histoire de kangourou

En 150 pages, affublé d’une bibliographie nourrie, cet opus paru aux éditions Textuel nous donne un condensé critique de ce que nous avons besoin de savoir sur la matérialisation et la genèse de la panique woke en France – sans oublier, en guise de conclusion, de prendre position pour une politique émancipatrice qui soit sérieusement capable de parler des faits sociaux. En outre, Alex Mahoudeau met l’accent sur la manière dont les phénomènes de discrimination sont mis en scène par celles et ceux qui utilisent le paravent de la panique woke pour, en réalité, reproduire des systèmes de domination.

Mais alors, c’est quoi cette histoire de kangourou et de scooter ? Il s’agit en fait d’une analogie utilisée par l’auteur pour montrer que les paniques morales se focalisent sur les bons mots plutôt que sur les raisonnements (p. 100-103), et pointer du doigt l’absurdité de la manière dont ces paniques sont mises en discours – surtout dans un contexte où l’alt-right utilise l’ironie et le sarcasme pour imposer ses thématiques et essayer de gagner définitivement la guerre culturelle. Comme l’écrit Alex Mahoudeau, « tout le monde se moque de savoir, dans la blague du kangourou qui fait du scooter, que les kangourous ne font pas de scooter. C’est cette absurdité qui fait la blague, essayer de la debunker serait incohérent. L’émergence de l’alt-right repose sur la plaisanterie, multipliant les séquences ou images soigneusement sélectionnées pour caricaturer, réduire ou ridiculiser les propos de leurs contradicteurs » (p. 102) – une méthode d’ailleurs défendue par la fameuse note de Fondapol sur le wokisme.

À de multiples endroits, l’ouvrage méticuleux d’Alex Mahoudeau tutoie le travail de Simon Ridley, auteur d’un remarquable livre sur l’alt-right en 2020, par ailleurs souvent cité dans le livre dont il est ici question. Plus généralement, celui que l’on connaît aussi sous le nom de Pandov Strochnis s’évertue à proposer une approche interdisciplinaire de la panique woke, empruntant par exemple à l’analyse de discours (via Ruth Wodak) ou encore à la sociologie (via Sarah Mazouz), ce qui enrichit considérablement son propos et permet de montrer toute l’étendue de ce que cache en réalité les polémiques sur le wokisme – à savoir un réel projet politique qui, afin d’éviter de s’occuper de thématiques économiques et sociales, met en scène des querelles identitaires souvent anecdotiques en jouant sur plusieurs récits fragmentaires (enchaînant ainsi anecdotes et opinions d’ordre général), ce qui les transforme en de véritables machines de guerre médiatiques.

Un traitement paniqué de tout signe de progrès social

Alex Mahoudeau retrace pour les lectrices et lecteurs la généalogie des paniques morales, de leur genèse nord-américaine à leurs déclinaisons françaises. De l’avènement des nouvelles droites (en partant du néoconservatisme pour comprendre l’émergence d’un néo-réactionnariat qui délaisse les terrains économiques pour contaminer les zones identitaires) en passant par les nombreuses guerres culturelles des années 1980, l’auteur met également en lumière les étapes franchies entre la présidence de Bush et celle de Trump. Cette démonstration illustre un fait particulièrement saillant : alors même que les « anti-woke » français s’émeuvent d’une contamination de polémiques américaines sur le sol français de la part du camp progressiste, c’est bel et bien leur fonctionnement, leur idéologie et leur incarnation médiatique qui relèvent d’une filiation directe avec les mues successives de la droite conservatrice américaine.

En d’autres termes, ce ne sont pas tant les thématiques progressistes et sociales qui seraient de pures créations issues d’une pensée typique des campus nord-américains. À revers, c’est le traitement paniqué de tout signe de progrès social qui trouve directement sa source dans le creuset intellectuel et idéologique de l’alt-right états-unienne. Cette évidence jette une lumière tout à fait nouvelle sur le colloque contre le wokisme « en » Sorbonne de janvier 2022, les ouvrages époumonés de Brice Couturier et Mathieu Bock-Côté ou encore Les prises de position à propos du « iel » de Jean-Michel Blanquer et Brigitte Macron, pour ne citer que ces exemples.

Dans un second temps, Alex Mahoudeau montre que le cas de l’Université de Leicester (au sein duquel un plan social prévoyait en parallèle la fermeture des filières entières, notamment en lettres) constitue un précédent important pour comprendre la manière dont les paniques morales émergent. Celles-ci relèvent d’un emballement artificiel à l’encontre d’aberrations particulièrement anecdotiques, emballement construit de toutes pièces afin d’occuper, en masse et en continu, le terrain médiatique. Ainsi donc, Alex Mahoudeau définit les paniques morales à la fois comme des moments d’inquiétude collective (p. 73), des moments d’hostilité (p. 75), des objets d’une certaine forme de consensus normatif (p. 77), des difformités disproportionnées (p. 81) et des entités formidablement volatiles (p. 88). Ces définitions, aussi nourries que détaillées, offrent d’ores et déjà aux lectrices et lecteurs une grille d’analyse extrêmement éclairante des controverses médiatiques, afin de distinguer la panique morale d’une authentique disputatio qui honorerait le cadre démocratique.

L’épouvantail d’une « dictature des minorités »

Ainsi, comme le précise l’auteur, « la panique morale ressemble plutôt à une façon de parler de politique : ses entrepreneurs se concentrent généralement sur le fait d’agiter de vagues menaces, en laissant l’émotion faire le reste. Les analystes des paniques morales ont régulièrement montré, avec raison, la façon dont ce ‘reste’ représente souvent une reprise en main de situations de crise par un capitalisme autoritaire » (p. 146). C’est cette particularité sous-jacente qui permet de montrer à quel point les paniques morales, et notamment ici la panique woke, constitue d’abord et avant tout un projet politique. En soulignant le pouvoir de ces distractions médiatiques et sociales sur des problèmes qui n’en sont pas, ou sur des anecdotes progressistes transformées en généralités menaçantes, Alex Mahoudeau rappelle ce qu’il ne faut surtout pas oublier : nous sommes bel et bien ici en présence d’un projet politique, qui se drape dans de simples considérations de « morale » ou de « bon sens » afin d’obtenir une répercussion médiatique infiniment plus puissante. 

Ce projet politique s’incarne bien évidemment dans des matérialités linguistiques, comme le souligne l’auteur. Autrement dit, c’est d’abord dans la langue que s’incarnent les idéologies, à travers des choix de formules, de mots et de discours. Ainsi, dans une troisième partie particulièrement plaisante à lire (ou peut-être est-ce mon tropisme personnel d’analyste de discours qui parle), Alex Mahoudeau rappelle le fonctionnement rhétorique de ces paniques, suggérant par là-même que les idéologies s’incarnent d’abord et avant tout par le langage. Il souligne ainsi aussi bien les fondamentaux des rhétoriques réactionnaires (p. 94) que les spécificités des paniques anti-woke, à savoir : la non-nécessité de la cohérence dans le discours (p. 96), la préférence pour le bon mot plutôt que pour le raisonnement construit (p. 100), la construction d’un bloc qui mélange des considérations d’ordre moral et des anecdotes isolées (p. 104), le fait de taire certains problèmes pour les faire disparaître (p. 108), ainsi que la revendication d’un statut de victime (p. 112), qui réussit la prouesse de transformer la situation de domination sociale réelle en posture victimaire face à ce que certains n’hésitent même pas à appeler, sans sourciller, la « dictature des minorités ».

Enfin, Alex Mahoudeau n’hésite pas à décortiquer le projet politique dissimulé derrière les paniques morales de l’anti-wokisme à la française (p. 117), à travers notamment l’utilisation des dispositifs et des contraintes médiatiques afin d’imposer un agenda qui utilise de manière particulièrement intelligente les spécificités contemporaines des acteurs contemporains de l’information (journaux, chaînes d’information en continu, pages sur les réseaux sociaux). En utilisant sérialisation (une panique en chassant une autre), appel à l’affect et storytelling identitaire, les paniques anti-woke sont par exemple particulièrement adaptées au format des chaînes d’information en continu. Même si le caractère éphémère des paniques morales ne fait aucun doute, leur enchaînement incessant finit par laisser une empreinte durable dans le débat public, créant ainsi un climat délétère, archi-identitaire et potentiellement dangereux pour la démocratie.

Le but : faire diversion

Le but est donc de faire diversion : comme le rappelle Alex Mahoudeau, « au-delà du maintien de l’existant, le camp politique conservateur n’a, fondamentalement, rien à proposer » (p. 137). Ce camp masque ainsi sa politique néolibérale et autoritaire en mettant en scène « des conflits de ‘valeurs’, précisément, ou d’esthétique » (p. 137), qui lui évitent d’avoir à aborder d’autres sujets. Ne cédant pas à la duperie rhétorique et aux tourbillons discursifs des entrepreneurs de la panique morale, Alex Mahoudeau rappelle que « les discours constitutifs de la panique woke s’appuient en fin de compte sur l’idée qu’il n’y a en effet ‘qu’une seule politique possible’, mélange de libéralisme économique (notamment orienté sur la défense d’un ensemble de ‘valeurs’ dont la définition varie au gré des besoins), de suffisamment de filets de sécurité sociale pour justifier de son existence, tout en ayant définitivement intégré le modèle de la pénalisation des ‘assistés’, de solutions policières aux problèmes sociaux et du fait que c’est aux individus d’assumer la charge de la mobilité sociale en s’élevant individuellement par leur travail, plutôt que collectivement par leurs luttes » (p. 136-137).

Pour toutes ces raisons, et parce que ce livre est probablement le seul à proposer une analyse aussi rigoureuse et précise des coulisses des paniques morales à l’heure où j’écris ces lignes, cet ouvrage ne peut être que chaleureusement recommandé à toutes celles et tous ceux qui s’intéressent à la revitalisation de l’alt-right à la française, à ses guerres culturelles et à son occupation violente de l’espace médiatique. Ainsi, La Panique woke rappelle que ces controverses morales doivent d’abord être traitées, voire combattues pour ce qu’elles sont : des écrans de fumée qui permettent à des idéologies économiques et sociales autoritaires de mettre silencieusement en place un arsenal politique redoutablement efficace, tandis que se répandent dans l’espace médiatique les diversions criminelles que constituent les paniques morales.

Albin Wagener est chercheur en sciences du langage, rattaché à l’Université Rennes 2 et à l’INALCO.


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