dièses contre les préconçus

La « fracture numérique » ne dit pas tout


Contrairement à ce que laisse entendre un certain discours sur la fracture numérique, les inégalités numériques ne sont pas que matérielles : la classe, le genre, l'origine ou l'âge conditionnent aussi les avantages qui peuvent être retirés du digital.
par #Fabien Granjon — temps de lecture : 9 min —

Les premières enquêtes menées sur la « fracture numérique » ont mis en lumière des « disparités numériques » imputées à des carences dans l’aménagement des territoires, dans l’équipement des ménages ou celui des institutions étatiques. Elles défendent une forme d’égalitarisme techno-solutionniste, essentiellement vigilant à la répartition des infrastructures, des équipements et des services numériques. Ces enquêtes entendaient souligner combien certaines privations matérielles empêchent la participation à un destin commun dont on nous assène qu’il passe fatalement par le développement des usages des TNIC1Technologies numériques, information et communication, NDLR., eu égard à la numérisation croissante des sociétés (services commerciaux, administration, etc.). L’intérêt pour la « fracture numérique » s’est donc d’abord traduit par une attention portée aux inégalités d’accès et de distribution des ressources numériques, mettant en regard ceux qui sont équipés et ceux qui ne le sont pas (ou le sont partiellement). Le mérite de ces premières recherches est de proposer une vue d’ensemble des lignes de fracture qui ressortissent du technical access (first-level digital divide). Leur force explicative reste néanmoins très partielle, et mâtinée des travers classiques caractérisant les approches diffusionnistes. Elles s’intéressent plus particulièrement à ceux qu’elles nomment tour à tour « e-exclus », « faibles usagers » ou « publics éloignés » dans la mesure où elles s’attachent à mesurer les processus de pénétration de l’informatique connectée dans le corps social (mais aussi à identifier les supposés « besoins » des futurs utilisateurs, ainsi que les « freins » à l’adoption de ces technologies), lesquels restent appréhendés comme des indicateurs pertinents d’usage. Cet amalgame abusif est dénoncé, toutefois, par le courant du social access.

Des fractures de différentes natures

Celui-ci souligne l’existence d’un autre type de fracture, dite de « second degré ». L’approche adoptée par ce courant  met l’accent sur les pratiques concrètes du numérique, et rend compte d’inégalités quant aux motivations des usagers, ainsi que dans la distribution et la maîtrise de compétences, de savoirs et de savoir-faire, et dans la possibilité d’avoir recours au réseau relationnel (voisins, famille, amis, etc.) en cas de problèmes techniques rencontrés. Au fil du temps, la vision basiquement infrastructurelle, principalement focalisée sur des problèmes d’accès aux équipements et aux services s’est donc enrichie d’approches nettement plus attentives aux identités sociales des utilisateurs, aux processus d’appropriation et aux inégalités d’usage. Les investigations menées selon des procédures d’enquête nettement plus qualitatives (généralement par entretiens) permettent de prendre en considération la diversité et la nature des répertoires d’usage mobilisés par les usagers et de repositionner ceux-ci dans les contextes sociaux qui sont les leurs. L’objectif : tenir compte d’éléments aussi divers que le capital social, l’évolution des modes de vie, les configurations familiales, ou encore le savoir-faire technique. Les parcours d’apprentissage, les processus d’acquisition de la maîtrise technique et la stabilisation des pratiques sont alors saisis au regard des milieux sociaux considérés, dont on estime logiquement qu’ils affectent, sous différents aspects, les usages et, de manière plus globale, la « pleine participation » à la société. 

La prise en compte de ces variables rend possible la mise en lumière d’une segmentation sociale des usages bien plus précise. Elle révèle un certain nombre de différences dans l’utilisation des TNIC tenant, par exemple, à l’appartenance communautaire ou nationale, à l’implantation géographique (urbaine/rurale), aux rôles sexués ou à la position familiale que les usagers occupent dans leur groupe domestique, à l’économie morale du ménage, à la structure et au volume des capitaux, ou encore au rapport à l’écrit. Les usages d’une femme issue des classes populaires, sans diplôme, vivant en milieu rural ne sont pas ceux d’un homme, cadre, fortement diplômé et vivant dans une grande ville. L’apport principal de ces sociologies tient à ce qu’elles rompent avec le techno-déterminisme suggérant un passage logique des ressources aux bénéfices tirés de leur mobilisation. En ressaisissant les pratiques numériques au regard des pratiques sociales ordinaires des utilisateurs et en restituant celles-ci vis-à-vis de leurs rationalités situées, ces recherches ont apporté une complexité qui manquait cruellement aux premières enquêtes. Toutefois, cette attention heureuse à l’épaisseur sociale des usages du numérique se couple à des intérêts de recherche qui, pour l’essentiel, restent focalisés sur des pratiques perçues comme indigentes ou déficientes (i.e. censément nuire au bon fonctionnement numérique de l’« organisme sociétal »). Ces intérêts n’envisagent donc pas que des pratiques en apparence étendues et « expertes » puissent, elles aussi, relever de formes d’inégalité.

Des opportunités inégales

L’attention portée à ce dernier phénomène et, au-delà des usages eux-mêmes, à leurs conséquences concrètes viendra alimenter une nouvelle génération de travaux qui seront pour partie rangés sous la bannière « third-level digital divide ». La recherche s’oriente ici non plus seulement vers les conditions techniques et sociales d’accès et d’usages, mais également vers les opportunités et les profits (culturels, économiques, sociaux, politiques, etc.) qui peuvent être concrètement tirés des pratiques de l’informatique connectée, ainsi que sur les diverses manières dont ils sont susceptibles de pondérer ou de renforcer les inégalités sociales. Il s’agit alors de savoir si l’usage d’Internet permet ou non de multiplier les opportunités d’amélioration de la vie courante. Une série de recherches ont été conduites dans cette optique, portant sur le marché du travail, l’information politique, l’engagement civique, les sociabilités, les opportunités marchandes ou le domaine de la santé ou de l’éducation. Elles montrent toutes qu’il est possible d’identifier des liens entre les usages d’Internet et la probabilité d’en tirer des bénéfices. Le réseau des réseaux est alors décrit comme pourvoyeur de certaines formes de bien-être, en permettant, par exemple, de lutter contre la solitude et la dépression (notamment chez les personnes âgées), de faciliter le soutien moral ou encore de renforcer le sentiment d’auto-efficacité ou d’estime de soi. Mais d’autres enquêtes soulignent aussi que les usages de l’informatique connectée sont loin d’être tous capacitants. 

Le numérique est un domaine qui permet de se distinguer (pour ceux qui en ont une familiarité « native »). Il peut néanmoins aussi faire naître des sentiments de honte ou d’infériorité chez ceux qui, a contrario, sont plus éloignés de la culture informatique la plus exclusive. Il a par exemple été montré que les adolescents américains issus de classes socialement défavorisées font un usage d’Internet nettement moins orienté sur le travail scolaire que leurs pairs socialement plus aisés, et davantage indexé aux difficultés liées à la recherche, à l’évaluation et à la hiérarchisation des informations trouvées en ligne. Plus ces usages s’ancrent concrètement dans la pratique, plus la capacité à envisager d’autres formes du faire numérique s’amenuise, tandis que, chez les adolescents qui développent des pratiques plus « sérieuses », se développe une forme d’assurance qui les amène à se percevoir comme (plus) compétents. Ces adolescents s’ouvrent également, offline, des chances de conversion de leurs habiletés numériques plus importantes. La plupart de ces travaux s’accordent donc pour dire que les inégalités sociales cadrent largement les pratiques numériques qui, globalement, sauf exception, ne s’avèrent pas en mesure de contrecarrer les injustices sociales et en deviennent même une modalité.

Un capitalisme de la surveillance

Par ailleurs, le développement du capitalisme de surveillance va provoquer l’essor d’un nouveau type d’inégalités dites algorithmiques et prédictives (une sorte de « fracture numérique de quatrième niveau »), donnant naissance, selon certaines études, à une sous-classe numérique. Celle-ci est caractérisée par un empêchement sévère à déployer des usages du numérique réellement émancipateurs car le capitalisme de surveillance assigne les internautes les plus défavorisés à une position de consommateurs épiés et contrôlés. L’opacité des procédures de surveillance couplée à ce que cette dernière permet de produire, à savoir une personnalisation accrue des services, concourt à maintenir les usagers les moins armés dans une position de passivité, sans réel moyen de se défaire de la rationalité marchande qui prévaut à l’existence et au design des univers numériques qu’ils fréquentent. À l’aune du capitalisme de surveillance, ce ne sont pas les « exclus » du numérique (faibles usagers, drop-outs) mais les plus intégrés qui s’avèrent être, de fait, les plus inégalitairement traités. C’est là un point crucial qui suggère, une nouvelle fois, qu’il n’est pas suffisant d’envisager les inégalités sociales-numériques sous l’angle unique du manque ou de l’apparente défaillance. En l’espèce, se trouver en capacité de développer des usages avancés de l’informatique connectée n’équivaut en rien au développement de pratiques d’affranchissement. Ces usages se trouvent même, souvent, au fondement d’un renforcement de l’assujettissement. À cela s’ajoute que, si le capitalisme de surveillance configure ses dispositifs afin de maximiser la création de valeur, il les informe également à partir de représentations, de stéréotypes et de valeurs affectés de « biais discriminatoires » ayant pour conséquence d’éloigner certains individus – du fait de leurs origines ethniques, culturelles, de classe, etc. – des opportunités de conversion de leurs usages en gains effectifs de bien-être. La surveillance se fonde en quelque sorte sur une ingénierie sociale des inégalités (engineered inequity). 

Ces différents courants de recherche montrent finalement, en creux, que les pratiques de l’informatique connectée ne peuvent se résumer à des manipulations pratiques de contenus, d’objets et d’interfaces, car elles sont d’abord le produit d’un rapport à la pratique cadré par des conditions d’existence, résultat d’un ajustement social configuré par des valeurs, des croyances, des représentations, un ethos, etc. Pour ceux qui ne disposent pas des penchants et appétences nécessaires à l’exploitation de cette « chance qui leur est offerte », les potentiels de l’informatique connectée ne peuvent, en réalité, donner de réels avantages. Aussi, tout nous invite à considérer les écarts de pratique dans le domaine du numérique comme constitutifs d’inégalités sociales déterminant, certes, des conditions d’accès (moyens matériels et sociaux) et d’usages effectifs, mais, plus foncièrement encore, des aptitudes, qui structurent les usages, qu’ils soient rares ou fréquents, « ordinaires » ou avancés. À cette aune, s’il s’agit donc de prêter quelque attention aux conditions de possibilité de développement des pratiques de l’informatique connectée (accès technique et social, acculturation, construction de répertoires d’usages, etc.), c’est aussi, plus fondamentalement, aux logiques sociales déterminant la configuration des usages auxquelles il devient important d’être sensible. Il ne s’agit plus, dès lors, de circonscrire les réponses différenciées du corps social à une norme sociétale qui tendrait à s’imposer à tous du fait de l’évolution de la sphère techno-commerciale. Il n’est pas davantage intéressant de montrer que ces nouvelles règles comportementales sont l’objet d’une négociation complexe et permanente de la part de chaque individu, que celui-ci participe « librement » à leur établissement ou qu’il soit, a contrario, contraint d’y adhérer. Plus radicalement, le positionnement qui semble le plus pertinent est celui qui pose le problème de l’appropriation et des usages des outils et services numériques au regard des inégalités sociales qui leur préexistent.

La « fracture numérique » ne dit pas tout

Aussi serait-il préférable de parler d’inégalités sociales-numériques – plutôt que de « fracture numérique », quel qu’en soit le « niveau » – et d’envisager celles-ci comme s’insérant au sein de rapports sociaux de classe. En plus d’être attentifs aux positions occupées par les sujets sociaux dans les rapports de (re)production, ainsi qu’à l’ensemble des conséquences qui en découlent, il faudrait également porter attention aux manières variées de penser, d’agir, de sentir des individus en tant qu’elles sont aux commandes des usages du numérique. Mais ces dispositions individuelles ne sauraient être rabattues sur un ethos de classe homogène supposé tout-puissant et induisant une détermination identique pour tous les membres des classes considérées. S’intéresser aux inégalités sociales-numériques revient alors à s’appuyer sur un principe de vision et de division du monde social permettant de saisir les rapports que les sujets sociaux entretiennent avec leurs conditions réelles d’existence, lesquelles nous semble pouvoir être révélées par l’observation des pratiques numériques, et ce, sans pour autant considérer qu’il existe une homologie stricte entre positions dans l’espace social et usages de l’informatique connectée. Il s’agit alors de porter attention aux normes variées et intériorisées d’appropriation du numérique, ainsi qu’à la manière dont celles-ci configurent les pratiques de l’informatique connectée. Cette attention aux dispositions se départit des approches motivationnelles comportementalistes, qui expliquent de manière plus mécanique les tendances individuelles menant à l’action. Elle se tient également à distance du courant des usages et gratifications et de la satisfaction fonctionnaliste des besoins et des aspirations, qui est lui fondé sur un individualisme méthodologique, et qui imprègne une assez large partie des travaux portant sur ladite « fracture numérique ».

Fabien Granjon est sociologue, professeur au sein de l’Université Paris 8. Il vient de publier Classes populaires et usages de l’informatique connectée. Des inégalités sociales-numériques aux Presses des mines.


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