dièses contre les préconçus

Handicap et jeux vidéo : la voie de l’accessibilité


Plusieurs entreprises du monde du jeu vidéo mettent désormais l'accent sur l'accessibilité de leurs consoles, interfaces ou gameplays. Faut-il y voir le signe d'une réelle évolution ?
par #Ninon Dubourg — temps de lecture : 6 min —

Alors que les revenus engendrés par les jeux vidéo de toutes sortes (PC, consoles, mobiles) ne cessent d’augmenter, les éditeurs cherchent maintenant à rendre leurs œuvres accessibles aux personnes en situation de handicap afin d’attirer et de satisfaire un maximum de joueurs. La sortie du jeu vidéo de simulation de conduite Forza Horizon 5, le 9 novembre 2021, et sa cinquième grosse mise à jour de mars 2022, est l’occasion de faire un bilan sur l’accessibilité des jeux vidéo.

Du combat pour l’accessibilité au « hand-e-sport »

Les personnes handicapées représentent a minima 15% de la population mondiale (dont 12 millions de Français), lorsque les joueurs réguliers de jeux vidéo représentent environ 40% de la population mondiale (et 14 millions de Français). On comprend alors l’intérêt économique qui sous-tend l’effort d’accessibilité mené par les studios. Les plus gros éditeurs ne cachent pas vouloir faciliter l’accessibilité des joueurs handicapés – ciblant ainsi 400 millions de personnes selon Xbox.

Cependant, si l’on veut comprendre ce développement, c’est vers les joueurs eux-mêmes qu’il d’abord faut se tourner. Personnes handicapées et alliés passionnés de jeux vidéo commencent à créer des communautés en France comme à l’international au début des années 2010, décennie qui voit exploser le nombre de joueurs assidus et les revenus engendrés par les jeux vidéo. L’association française Capgame et le blog Game lover sont ainsi fondés en 2013, une année après la naissance d’associations similaires aux États-Unis, comme Dager ou, plus tard, Can I play that ?. En plus de partager conseils, tests d’accessibilité et astuces, leur but commun est d’œuvrer pour l’accessibilité dans les jeux vidéo. Leurs combats et avancées sont relayés par la presse spécialisée, comme le média du jeu vidéo Gamekult qui dédie un dossier au sujet dès 2017 ou les documentaires tournés en 2018 et 2019 par le syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs.

Interpellés notamment par ces associations, les constructeurs, producteurs de périphériques ou grands studios réagissent entre 2017 et 2019 : Sony et Xbox lancent des guides d’accessibilité à destination des développeurs, Microsoft et Logitech développent respectivement en 2018 et 2019 des manettes adaptées, Ubisoft et EA, par exemple, s’engagent à plus d’accessibilité. Mais c’est souvent grâce aux évolutions législatives que les pratiques évoluent le plus efficacement. Contraignant les studios américains et tous ceux souhaitant commercialiser un titre aux États-Unis à rendre le plus possible les jeux accessibles à tous, le 21th Century Communications and Video Accessibility Act (CVAA), entré en vigueur au premier janvier 2019 dans le monde vidéoludique, a permis à l’industrie de faire un bond en avant. Depuis mars 2019, l’Europe a également adopté le European Accessibility Act, mettant en place les mêmes exigences.

Aujourd’hui, l’amélioration de l’accessibilité (notamment des manettes) permet à un plus grand nombre de joueurs handicapés de jouer de manière individuelle ou collective, que ce soit en ligne ou bien lors de tournois e-sport. Ceux-ci sont organisés lors des grandes manifestations autour des jeux vidéo, comme la Paris Game Week en France, par les associations comme CapGame (sur PES, Street Fighter et Forza Motorcycle) ou à l’occasion de la ligue officielle e-sport lancée par la Fédération Française de Handisport ouverte aux licenciés (sur Trackmania et Fifa 21).

Le développement d’un jeu prenant de nombreuses années, c’est seulement depuis la fin des années 2010 et le début des années 2020 que les efforts conjugués des joueurs et de l’industrie du jeu vidéo se font ressentir.

Un nouveau jalon dans l’accessibilité des jeux vidéo : Forza 5 Horizon

Sortis en 2018, les jeux The Persistence, rogue-like d’horreur de survie (en réalité virtuelle sur Playstation) ou Celeste, jeu de plateformes indépendant (sorti sur toutes les supports), sont considérés comme des jeux pionniers en termes d’accessibilité. L’année suivante, Gears 5, jeu de tir à la troisième personne édité par Xbox (2019), puis The Last of Us 2, jeu d’action aventure exclusivité de la Playstation 4 (2020) font partie des jeux dits « triple A » (au budget important) qui ont permis aux gros studios d’élever les normes d’accessibilité du secteur. La cérémonie annuelle des Game Awards a notamment créé en 2020 une récompense « Innovation in Accessibility » décernée à un jeu ayant des fonctions d’accessibilité innovantes. La première année distingue The Last of Us 2, alors que, le 10 décembre 2021, le titre est remporté par le jeu Forza Horizon 5 pour l’impressionnante quantité d’options d’accessibilité disponibles.

Alors que The Last of Us 2 permettait une réelle adaptation visuelle, auditive ou moteur grâce à plus de 60 options d’accessibilité dans les menus, Forza 5 innove. En plus des options assez classiques d’IU (Interface utilisateur) que l’on trouve maintenant dans la plupart des jeux (accessibilité des menus, sous-titres modifiables, transcription voix/texte et texte/voix en temps réel) ou des efforts liés à la jouabilité (réglage des manettes, des zones d’affichage, et du niveau de difficulté), ou encore en termes de graphismes (contraste et colorimétrie adaptée aux différents daltonismes ou pour toutes perceptions des couleurs), le jeu de course en monde ouvert développé par Playground Games a porté ces options à un autre niveau.

D’abord, la difficulté est hautement accessible, notamment grâce à une spécificité du jeu qui intègre depuis Forza Motosport 3 (2009) la possibilité de « rembobiner » le jeu pour permettre au joueur de remonter le temps en cas d’erreur de conduite. Ensuite, le cinquième opus d’Horizon est doté d’une option de gestion de la vitesse de jeu (hors ligne) afin de pouvoir le ralentir, d’une aide à la conduite et au freinage efficace, d’indications visuelles de la trajectoire à suivre et d’un limitateur de vitesse, afin que tous les joueurs puissent prendre le volant. Enfin, les 9 niveaux de difficulté des « Drivatars » (intelligence artificielle des adversaires, réglable de « touriste » à « imbattable ») prouve que les développeurs ont travaillé avec leur communauté pour faire de l’accessibilité du jeu une priorité, comme l’a annoncé le directeur créatif du jeu, Mike Brown, le jour de la sortie du jeu sur le blog Xbox. Les joueurs ont ainsi mis au centre du processus de game design, notamment via l’UX (expérience d’utilisateur), suivant des décisions qui ont été prises dès le début du développement du jeu.

Une des principales nouveautés, qui a fait couler beaucoup d’encre, est la mise en place de traduction en langue des signes (américaine et britannique) lors des cinématiques et dialogues du jeu. Cette fonctionnalité, révélée dès la sortie du jeu, est disponible depuis la mise à jour du mois de mars. Il aura fallu attendre 5 mois pour que les publics ASL et BSL puissent profiter de la traduction, sans information sur les autres langues des signes pour l’instant.

Évidemment, un petit nombre de joueurs se plaignent de la « casualisation » du jeu qui active d’office toutes les options d’aide, renforçant le côté arcade de Forza Horizon 5. D’autres polémiques apparaissent dès la sortie du jeu quant à l’utilisation des outils mis à disposition des personnes handicapées pour « tricher ». En effet, l’aide à la conduite peut par exemple servir à laisser tourner la voiture sur un circuit et ainsi remporter des récompenses à la chaine, sans être devant son écran. Gagnant beaucoup d’argent virtuel facilement et rapidement, ces joueurs déstabilisent le marché du jeu et sont donc condamnés par leurs pairs. Cependant, sur les forums, c’est surtout l’accessibilité qui est critiquée par certains qui se lamentent de l’existence de ces options inclusives.

Par ailleurs, les efforts d’accessibilité, en termes d’interface, de gameplay et de graphismes s’accompagnent également d’une réelle nouveauté en termes d’inclusivité et de représentation de plusieurs handicaps visibles. La personnalisation de l’avatar (non jouable mais présent à l’écran en de nombreuses occasions) permet de choisir un personnage muni de prothèses de bras ou de jambes. Les développeurs de Forza Horizon 5, aidés de leur communauté, ont fait de l’adaptation au public handicapé une priorité. Alors qu’il est évident que ce jeu constitue un jalon dans l’accessibilité des jeux vidéo, on ne peut qu’espérer qu’il ouvre la voie et serve de modèle pour l’industrie vidéoludique.

Ninon Dubourg est docteure en histoire médiévale de l’Université de Paris. Sa thèse porte sur l’intégration de personnes infirmes dans le clergé et dans la société laïque.


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