dièses contre les préconçus

Derrière la légèreté des « vacances au bled » : le poids de l’histoire et des rapports sociaux


Que disent les « vacances au bled » des histoires nationales et individuelles des enfants d'immigrés algériens ? Lecture du livre de Jennifer Bidet, « Vacances au bled. La double présence des enfants d'immigrés ».
par #Théoxane Camara — temps de lecture : 6 min —

Comme en témoigne la chanson devenue célèbre du 113 « Tonton du bled », les « vacances au bled » des enfants d’immigrés algériens alimentent la production culturelle et l’imaginaire collectif depuis des décennies. Constituant a priori un sujet « léger », ces séjours estivaux n’en soulèvent pas moins de grandes questions sociologiques. Quelles formes ces séjours ont-ils pris depuis l’Indépendance de l’Algérie jusqu’aux années 2000, à mesure que les enfants d’immigrés sont devenus adultes et au gré de l’histoire politique algérienne ? Comment ces vacances s’inscrivent-elles dans des histoires nationales, familiales, et individuelles ? Comment (re)jouent-elles, par les situations de coprésence qu’elles créent en Algérie, des appartenances sociales de classe, de genre, de nationalité et de race ? Ce sont différentes questions que la sociologue Jennifer Bidet explore dans Vacances au bled, à l’appui d’une argumentation rigoureuse, documentée et fluide reprenant son travail de thèse, soutenue en 2013.  Deux grands apports de cet ouvrage méritent d’être soulignés – sans qu’ils épuisent toutefois la richesse des analyses qui y sont livrées.

Un renversement des points de vue : l’émigration algérienne vue de l’Algérie

Adoptant un point de vue résolument transnational, l’ouvrage est traversé par de nombreux va-et-vient entre les contextes français et algériens. L’écriture mime ainsi la « double présence des enfants d’immigrés » algériens (sous-titre de l’ouvrage), à cheval entre ces deux espaces nationaux. Les vacances au bled se trouvent ainsi inscrites dans l’histoire et la société algériennes, autant que dans l’histoire et la société françaises.

Le premier chapitre de l’ouvrage nous plonge dans l’histoire politique et économique de l’Algérie de l’Indépendance aux années 2000. L’auteure propose une socio-histoire des séjours de vacances des familles d’émigrés algériens, mettant en avant différents moments d’inflexion des politiques mises en œuvre par l’État algérien à l’égard de ses ressortissants. À l’appui d’archives1Notamment la revue L’Algérien en Europe, publié sous des différents noms à partir de 1965., de rapports, d’entretiens avec des hauts responsables algériens chargés de la politique touristique et d’entretiens auprès de descendants d’immigrés âgés (i. e. nés dans les années 1960 et 1970), Jennifer Bidet articule grande et petite histoires pour montrer comment le « mythe du retour » définitif en Algérie a peu à peu laissé place à un mode de vie transnational, marqué par des allers-retours entre la France et l’Algérie.

Tout au long de l’ouvrage, l’auteure insiste sur l’articulation des hiérarchies sociales propres aux deux pays (la France et l’Algérie), et montre comment cela se répercute sur la présence en Algérie des descendants d’émigrés algériens ainsi que sur sa propre posture d’enquêtrice. Observatrice directe de nombreuses interactions mettant en contact Algériens et descendants d’immigrés algériens (avec la police, avec la famille restée en Algérie, avec les douaniers, etc.), l’auteure consacre un chapitre passionnant à l’analyse des rapports de classe sur les plages de luxe algériennes (chapitre 6). Dans un complexe balnéaire de Béjaïa (première région touristique du pays), les descendants d’émigrés algériens appartenant aux classes populaires françaises cohabitent avec des vacanciers issus des classes supérieures algériennes. Tout, dans leurs pratiques, les distingue (leur façon de bronzer, de consommer, de s’amuser), et chaque groupe témoigne pour l’autre d’un mépris de classe ethnicisé. Pour les Algériens de classes supérieures, les descendants d’immigrés sont des « immigrés » jugés « vulgaires », et associés à la figure de « racaille » (p. 242). Pour les enfants d’immigrés, les Algériens en question sont des « blédards » – figure stéréotypé de « l’Algérien rural et peu éduqué » (p. 244), qui fait fi des hiérarchies de classes sociales en Algérie.

L’enquête ethnographique menée en Algérie, dans la région de Sétif, durant trois été successifs (2009, 2010, 2011), l’étude d’archives et de rapports de l’État algérien vis-à-vis de ses ressortissants, et la mobilisation de publications de sciences sociales sur l’Algérie contemporaine permettent ainsi de sortir l’analyse et le lecteur d’un certain enfermement ethnocentrique. C’est là un grand apport de l’ouvrage.

Une étude des pratiques vacancières différenciées contre la vision homogène des « vacances au bled »

Un autre apport réside dans le choix-même de l’objet d’étude. Alors que depuis les années 1980, les discours politico-médiatiques s’enrayent sur la thématique de « l’intégration » des enfants d’immigrés postcoloniaux à la nation française et mettent en doute leur loyauté vis-à-vis de cette dernière, l’ouvrage de Jennifer Bidet dépasse cette logique du soupçon en se plaçant du point de vue des principaux concernés. En étudiant les pratiques de vacances en Algérie de Sabrina, Myriam, Rachid et d’une cinquantaine d’autres adultes descendants d’immigrés algériens, l’ouvrage pose une problématique sociologique par-delà les frontières nationales, et invite ainsi à sortir du thème du « problème de l’intégration » des enfants d’immigrés.

La sociologue tire un trait sur « les discours détachés des contextes » (p. 8) pour saisir comment les descendants d’immigrés gèrent en situation leurs appartenances multiples et les assignations dont ils font l’objet. Loin des idées abstraites de « double culture » et de « double identité » associées aux enfants d’immigrés, Jennifer Bidet examine leur « double présence » et la place qui leur est faite dans la société algérienne.

Ce déplacement de focale lui permet également d’être au plus près des pratiques et trajectoires des descendants d’immigrés algériens, et de faire éclater la catégorie faussement homogène des « descendants d’immigrés ». En effet, loin de livrer une « approche grossière » (p. 8) des descendants d’immigrés et de leurs pratiques, Jennifer Bidet rend compte de la différenciation de leurs pratiques de vacances en Algérie, selon leurs caractéristiques sociales individuelles (origine sociale, niveau de diplôme, sexe, âge et génération historique d’appartenance, situation familiale). L’enquête ethnographique en France et en Algérie, fondée sur des observations, des photographies et des entretiens auprès d’enfants d’immigrés appartenant parfois au même groupe de connaissance ou à la même famille, met en lumière différentes manières d’être en vacances (pratiques vestimentaires, durée du séjour, emploi du temps, mode d’hébergement, type d’alimentation privilégié, budget, sociabilités…). Au fil des pages, l’auteure dessine ainsi plusieurs styles de vacances, liés à des manières différenciées de vivre la binationalité et mettant finalement en doute l’expression unique et uniformisante de « vacances au bled ».

Le chapitre 5, consacré à la maison que les parents ont fait construire en Algérie, est en cela particulièrement éclairant. Le (non-)investissement matériel et émotionnel des enfants dans cette maison révèle leurs manières d’appréhender leur lien avec l’Algérie. Surtout, l’auteure montre comment cela s’inscrit dans des trajectoires individuelles et familiales de mobilité sociale. Ainsi comprend-on par exemple la différence entre Myriam et Badria d’une part ; et Rachid d’autre part. Myriam et Badria, respectivement fonctionnaire de catégorie C et employée de cantine, investissent fortement la maison de leur mère à Sétif. Située dans un quartier central et ancien de la ville (le quartier « Boumarchi ») et décorée par leur mère de manière distinctive, cette maison leur permet un certain reclassement et les conduit à entretenir des liens avec des commerçants aisés du quartier. À l’inverse Rachid, diplômé de Master et cadre, n’est pas particulièrement attaché à la maison construite par son père dans une petite ville proche de Sétif et préfère passer ses vacances dans le village de sa grand-mère maternelle. L’Algérie est pour lui un espace d’affiliation affective ; il n’y puise pas de ressources pour asseoir son statut social, déjà solidement campé en France.

L’ouvrage de Jennifer Bidet inscrit ainsi un « petit » objet sociologique dans une réflexion plus large, à la croisée de la sociologie de la mobilité sociale et des classes sociales, des migrations, mais aussi de la famille. Prenant la mesure des différents rapports sociaux (sexe, race, classe, génération) et des différentes échelles temporelles et spatiales en jeu, l’analyse sociologique qui se déploie dans ce livre se révèle d’une grande finesse. Extrêmement bien documenté (archives, rapports gouvernementaux, données statistiques, ethnographie, entretiens, photographies, pages et groupes Facebook) tout en restant clair et accessible, il intéressera tout lecteur, universitaire ou non, curieux de mieux comprendre l’expérience binationale des descendants d’immigrés et de leur famille.

Théoxane Camara est doctorante en sociologie (Gresco, Université de Poitiers) et associée à l’Institut Convergences Migrations.


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