dièses contre les préconçus

Avouer sa folie


Est-il possible de dire sa folie dans une société qui passe son temps à la stigmatiser ?
par #Agathe Martin — temps de lecture : 7 min —

Les procédures d’aveu, si bien décrites par Foucault, ont encore cours dans nos sociétés contemporaines. Nos institutions sont pleines de ces procédures d’aveu qui alimentent les sciences et pratiques de gouvernement des hommes. Nos sociétés occidentales intiment l’ordre à ses sujets d’avouer ce qu’il sont et ce qu’il font de leurs âmes et de leurs corps : par la confession au prêtre, lors d’un procès en justice, lors de la consultation d’un médecin, dans les usines, les casernes, les écoles… Les institution disciplinaires se fondent notamment sur cet aveu, qui fournit un savoir sur des individus qui se retrouve assujettis dans la relation de pouvoir. L’institution peut dès lors s’appuyer sur ce savoir pour mieux diriger les conduites des personnes qu’elle a en son sein.

La psychiatrie est loin d’échapper à cette règle. Lorsque l’on se retrouve « fou », il y a un moment où l’aveu devient une problématique centrale. L’aveu du patient est un élément clé de la thérapeutique. Il se situe au tout début de la prise en charge. Le patient qui reconnaît ou non sa folie va voir la suite de ses traitements dépendre de cet aveu. Sans cette admission, il se retrouve doublement suspect : suspect d’être fou, mais surtout suspect d’être délibérément et volontairement devenu fou.

Avouer aux psys

Lors du premier contact avec l’institution psychiatrique, on nous demande indirectement (pour pouvoir sortir, pour être entendu, pour accéder à des droits minimaux) d’avouer qu’on est ou qu’on a été fou. Sans cette étape, rien ne sera possible : ni le respect du psychiatre, ni le choix des mesures ou du traitement, ni la possibilité de sorties partielles ou totale de l’hôpital.

Le psychiatre, après cet aveu intimé de façon directe ou très détournée, produit alors un savoir clinique qui sera consigné dans le dossier médical. Dossier de savoirs formalisés sur soi, il est, à l’image des sciences humaines, un outil pour exercer le pouvoir et conduire le patient vers là où il doit aller.

Ce premier aveu de folie tourné vers le psychiatre est d’une violence qui n’a d’égal que celle du regard de la société sur la folie. Mais cette procédure d’aveu est considérée comme « thérapeutique » par l’institution. Elle vise, dans la violence sourde de la psychiatrie publique et de cette institution de soin semi-carcérale, à faire admettre au forceps le fait d’avoir eu un moment de folie, voire à attribuer un label de folie qui ne partira, lui aussi, que dans la douleur. On nous demande de dire : « Oui, j’ai été fou. »

La psychiatrie publique, mais plus souvent privée, propose ensuite de parler de sa folie, et non plus seulement d’en reconnaître le principe. Elle peut offrir des espaces pour parler de sa folie. Non plus pour statuer sur fou ou sain d’esprit, mais bien pour comprendre ce qui qualifie cette folie et quelle est sa nature propre. C’est la rencontre avec les psychothérapeutes, psychologues et psychanalystes qui permet à cette parole de s’exprimer. Sa vocation est parfois de décharger la parole, mais elle est aussi l’occasion de construire un savoir sur soi. Cette fois, il semble que l’on puisse, en participant plus activement, en tirer bénéfice. Pourtant, ces espaces psychothérapeutiques sont parfois douloureux, car finalement ils renvoient à un aveu semi-public d’un soi fou encore plus intime et détaillé que face au psychiatre. En un sens, cette relation amène à se demander en quoi un étranger, fusse-t-il un expert de la question, aurait droit à ce pouvoir d’investiguer ce qui en nous est le plus intime. 

Vivre dans la folie, c’est vivre dans des méandres où, le plus personnel, le plus privé de son âme et de son psychisme éclate au grand jour. Quelque part, exprimer sa folie, son contenu et sa nature est totalement impudique. Raconter sa folie, c’est accepter de faire tomber une pudeur du plus profond de soi. Et même si cet aveu peut permettre de se construire ou de se reconstruire sujet de son existence, il n’en reste pas moins que celui-ci fait l’effet d’un viol psychique par un total étranger. 

Avouer dans la vie

Que faire alors pour se constituer sujet de sa vie, de son histoire et de son présent, hors de ces procédures d’aveu violentes et sourdes ? S’avouer seul ? Pour s’avouer seul, il faut un médium qui permette de construire son discours. Alors se raconter à soi en s’exprimant artistiquement peut être une voie de libération et de retour sur son histoire, ses rêves et ses démons. Les sorties d’hospitalisation sont souvent un moment où se retrouver avec soi devient la seule issue possible, où le monde n’est plus supportable, et ce probablement parce qu’il porte cette psychophobie1Nom donné aux discriminations et préjugés qui touchent les personnes considérées folles. que même le fou porte en lui. Stigmatisé et autostigmatisant, le regard du fou se tourne vers lui-même en quête de ce qu’il est. Aveu à soi-même, sans intrusion dans l’intimité psychique, l’aveu par l’art transfigure pour mieux communiquer la folie qui nous habite par moments. 

Se raconter à soi, sans interlocuteur, rend possible l’accès à tout ce qui nous traverse sans le mur de la pudeur. Cela rend aussi peu à peu à même de revenir au milieu des vivants. Comme s’il fallait apprendre à se présenter dans le contexte psychophobe de l’institution pour pouvoir retourner ensuite dans le monde social émotionnellement ultra-violent avec les fous que nous sommes.  

Mais si se raconter est un moment décisif dans la reconnaissance de ce que l’on est, se raconter à une mauvaise oreille peut être hautement destructeur. Quoi de plus violent psychiquement que de s’ouvrir sur quelque chose de nodal, de foncièrement intime et critique et d’être mal ou pas entendu ? Si l’autre peut permettre de panser des plaies psychiques, il peut aussi les agrandir, les approfondir et rendre ces plaies encore plus vivaces. Alors cet aveu à l’autre, au psychiatre, au psychothérapeute, à soi, doit s’adresser à un être qui entend, écoute et comprend. 

Et pourtant, s’il semble que rien d’autre ne puisse être fait, il reste dans notre atmosphère de psychophobie latente des rencontres réelles, celles avec quelqu’un prenant part à notre propre vie. C’est en partageant avec d’autres respectés par nous, respectables probablement aussi par ailleurs, que le regard sur soi est fondamentalement transformé. Cet aveu de folie, fait à celui qu’on estime et qui nous rend ce respect, devient moteur d’un profond changement dans la (re)construction d’un soi admissible voire valorisé. 

Avouer au monde

Alors quand cet aveu interpersonnel a un effet positif, peut-être peut-on envisager la parole publique sur soi et sur sa propre folie. Si l’aveu n’est pour l’institution qu’un moyen de valider des diagnostics, des savoirs sur les personnes, et de formaliser des comportements à tenir pour « guider » la conduite du patient, il peut, quand il s’inscrit hors des procédures du pouvoir, s’avérer être un vecteur de libération et de construction de soi. Que cet aveu soit artistique et intime ou qu’il vienne dans un élément d’échange dans une relation personnelle, avouer sa folie devient moteur. S’exprimer dans sa propre vie, avec le monde qui nous entoure, est souvent plus porteur d’un aller-mieux que les procédures d’aveu institutionnalisées.

Et quand la confiance en soi et en l’autre revient, peut-être que dire publiquement sa folie peut s’avérer plus facile. Et peut-être que ces sorties de bois plus fréquentes pourront, au fil du temps, devenir mieux admises socialement. Peut-être que la psychophobie régressera par ce que notre monde considère comme des aveux publics. Peut-être que notre structure de société ne permet pas de faire évoluer les représentations de la folie autrement ? Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui, l’aveu de sa folie reste souvent cloisonné dans les murs d’une chambre d’hôpital, et que cette folie n’est encore pas possible à dire à l’extérieur. 

Et si j’emploie ici ce terme de folie, c’est parce que je pense que nous, les fous, devons assumer ces étiquettes que certains jugeront dégradantes pour les regarder en face. Les euphémismes ne feront disparaître ni les représentations sociales, ni les connotations péjoratives ; et je pense qu’il faut se réapproprier les termes plutôt que tenter de les faire disparaître. Et si la folie doit s’avouer, c’est que le regard posé sur elle reste semblable à celui posé sur le coupable, sur le mauvais homme, la mauvaise femme, celui qui a délibérément failli et qui doit quitter la communauté humaine. Révélatrices du regard de nos sociétés sur la folie, les procédures d’aveux de la psychiatrie nous rappellent dans quelle psychophobie nous baignons. Et les vertus du discours pour soi et pour l’entourage dans lequel chacun évolue nous rappellent à quel point il est indispensable d’être inséré dans un système humain qui nous rend plus fort et plus à même de nous voir et nous mouvoir fidèlement.

Dans le silence de l’institution, dans la solitude ou dans des relations avec des proches, avouer sa folie reste difficile et souvent douloureux. Alors, peut-être que si cette latente psychophobie s’estompe, la parole des fous se libérera et rendra possible un autre regard sur la folie. Un regard qui pourra permettre de se demander finalement ce qu’elle est.  

Agathe Martin est membre du collectif Comme des fous, et responsable du blog Erreur Système.


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