dièses contre les préconçus

À la recherche de nos identités perdues


Lecture du dernier livre de Kwame Anthony Appiah : « Repenser l’identité. Ces mensonges qui unissent » (Grasset, 2021).
par #Sarah Ramalho — temps de lecture : 7 min —

Alors qu’en cette période de campagne présidentielle les questions concernant l’identité obstruent le débat public d’un bout à l’autre du spectre politique, peu sont ceux qui sauraient définir les objets qu’ils ne cessent de convoquer. Et ce phénomène n’est pas restreint au seul territoire français. En effet, la question des conflits identitaires, et des “politiques de l’identité” résonne un peu partout dans le monde. Les controverses autour du multiculturalisme au Québec, des protestations indigènes au Brésil ou du mouvement des Black Lives Matter contribuent à inscrire l’identité dans les discours politiques. Faisant lui-même ce constat, Kwame Anthony Appiah, professeur émérite de philosophie et de droit à la New York University, revient sur cette notion controversée dans son livre Repenser l’identité : ces mensonges qui unissent.

Comme le suggère le titre, le propos est orienté par une perspective philosophique claire : il s’agit de réfléchir à ce que sont les identités, de saisir les raisons de leur importance, mais surtout de déterminer en quoi nos conceptions modernes de l’identité sont erronées. Ce “cortège d’idées fausses”, potentiellement dangereuses, est décortiqué au fil de cinq chapitres au sein desquels abondent des histoires chères à l’auteur. En effet, la question de l’identité est envisagée dans le livre sous cinq angles différents : la religion, la nation, la race, la classe sociale et la culture. Si le propos d’Appiah ne se veut pas normatif – il affirme ne pas chercher à régler des questions politiques –, l’auteur choisit néanmoins de formuler une injonction à la réforme de nos perceptions des identités “parce que, lorsqu’elles opèrent de façon optimale, elles permettent à des groupes, grands et petits, de faire des choses ensemble”.

Le tout est chapeauté par un chapitre introductif revenant sur la notion de genre, “la plus ancienne forme d’identité humaine”, qui “sous-tend et partage les problèmes des autres identités”. C’est l’occasion pour Appiah de procéder à un cadrage théorique. Il se penche ainsi sur la tendance humaine à classifier, mais aussi sur la signification d’un tel acte. Appiah définit les identités comme des étiquettes appliquées à des groupes précis pour ordonner l’espace social. Ces identités ne nous sont pas seulement données : elles façonnent nos perceptions et notre comportement. Citant Bourdieu, l’auteur invoque avec justesse les concepts d’habitus et d’hexis corporelle pour montrer que ces identités nous travaillent jusque sous la peau et dans nos gestes les plus inconscients, tout en affectant les perceptions et les attitudes des autres à notre égard.

Des identités en danger de fossilisation

Si l’auteur attache tant d’importance à ce moment définitionnel c’est parce que selon lui, en dépit du fait que ces identités sont toujours contestables et susceptibles d’être contestées, nous commettons souvent la même erreur majeure à leur propos. Nous envisagerions à tort les identités dans une perspective essentialiste fossilisante. En d’autres termes, une de nos tendances inhérentes en tant qu’êtres humains ayant besoin de référentiels stables pour agir serait de supposer que des caractéristiques similaires unissent ontologiquement et définitivement certains groupes d’individus.

Le but de Kwame Anthony Appiah dans cet ouvrage est donc de revenir sur cet écueil pour en pointer les conséquences et les implications sur nos vies. En défenseur du cosmopolitisme, il promeut une définition des identités comme processus pluriel en constant changement. L’idée selon laquelle les identités sont des constructions sociales, culturelles, et politiques n’est pas neuve, il est vrai, mais son insistance sur leur pluralité – reprenant le concept “d’intersectionnalité” de Kimberlé Crenshaw – et sur nos capacités à les vivre autrement que comme des agents passifs, à les façonner autant qu’elles nous façonnent, ne manque pas d’intérêt. Armé de références historiques pointues, l’auteur commence par déconstruire nos idées reçues quant à la religion.

De fait, il souligne que leur cœur ne réside pas dans les croyances, et par extension dans un socle fixe de textes sacrés. En citant précisément des passages du Coran, de la Bible, mais aussi plusieurs textes hindouistes, il parvient à montrer que ce qui se joue dans nos identités religieuses relève avant tout de la pratique, et du rituel, n’en déplaise aux fondamentalistes de tout bord. De la sorte, il est parfaitement possible d’être athée ou sceptique et d’appartenir à une communauté religieuse. Appiah résout ce qui semble être une contradiction intenable en rappelant la relativité des interprétations religieuses. Cette relativité prouve selon lui que la pratique est le ferment fédérateur de la communauté religieuse. Par ailleurs, la préservation d’une communauté implique de trouver un équilibre entre deux impératifs : le maintien des traditions et l’adaptation au contexte culturel. Le pluralisme religieux qui s’exprime au sein même des grands ensembles de croyances, loin d’être le signe d’une union défaillante, attesterait la vitalité de l’identité religieuse.

Une fixation raciale toujours d’actualité

L’auteur en vient ensuite à analyser le concept de nation via une incursion dans le XIXe siècle européen. Cette recontextualisation historique est de fait essentielle pour comprendre l’héritage de certaines de nos idées politiques contemporaines. L’étude de l’essor des nationalismes nous permet de comprendre que ce que nous entrevoyons derrière les mots “nation” et “peuple” n’est souvent qu’une simple construction bureaucratique. L’exemple de la figure historique d’Italo Svevo – habitant de Trieste, d’éducation teutonne, de citoyenneté autrichienne et engagé pour l’unification de l’Italie – fait écho avec la propre histoire de l’auteur, qui se définit lui-même comme “citoyen britannique avec un passeport ghanéen habitant New York” à mi-chemin entre plusieurs identités, mondes et cultures. Ainsi, la nation perçue comme union de personnes autour d’une langue, une histoire et des ancêtres communs relève de l’arbitraire. Au sein même des communautés, les tensions linguistiques et culturelles sont souvent la règle plus que l’exception. Par ailleurs, comme il le rappelle à juste titre, jusqu’en 1893 un quart des trente millions de citoyens de la France métropolitaine ne maîtrisaient pas la langue française. Cet exemple éclairant souligne l’influence de langues régionales, et les conditions subjectives derrière des éléments culturels qui nous paraissent acquis. Le français tel que nous le connaissons aujourd’hui procède d’un choix de l’administration royale. On a préféré étendre le patois parisien afin de faciliter l’administration du territoire. En conclusion : “Oui, « nous » avons le droit à l’autodétermination, mais cette idée ne peut nous guider qu’une fois que nous avons décidé qui est ce « nous ». À cette question, ainsi que je le suggère, ne correspond presque jamais une unique réponse possible.”

Le troisième chapitre consacré à la question de la race reprend des considérations qu’il avait déjà exposées dans de nombreux ouvrages précédents comme In my father’s house. Il propose alors une sociogenèse de la notion de race, conjuguée à l’étude du personnage d’Anton Wilhelm Amo Afer, esclave adopté par de riches aristocrates allemands lui ayant financé une éducation classique. Profitant de ce détour pour déconstruire avec systématicité les arguments qui prônaient sous couvert d’une pseudo-caution scientifique qu’un lien causal unissait caractéristiques biologiques et comportements, il n’hésite pas à souligner combien ces thèses sont loin d’avoir disparu. Au travers d’une métaphore faisant écho à ses origines ghanéennes1Il fait référence à la fabrication des poids de glaise servant à peser l’or. Pour former ces poids, on commençait par placer de la cire dans une enveloppe en glaise. La cire chauffée fondait puis s’écoulait hors de l’enveloppe, laissant un vide au cœur de celle-ci., Kwame Anthony Appiah nous montre que le concept de race a substantiellement disparu, laissant un vide derrière lui. Néanmoins, victimes d’une “fixation raciale”, nous continuerions à remplir cet espace vide en recourant, à tort, à des typologies raciales. C’est le cas selon lui lorsque des communautés continuent à se distinguer selon leur couleur de peau, y compris dans des discours antiracistes. L’originalité du propos se fait sentir lorsque l’auteur cherche à identifier les raisons de ce phénomène. Parmi elles se trouverait l’importance de la tradition panafricaniste, qui aurait contribué à instaurer une solidarité raciale” à double tranchant. Les communautés noires, réunies par les discriminations raciales auraient trouvé la force de s’élever en se réappropriant leur identité. Mais pour l’auteur, ce faisant elles se seraient enfermées à nouveau dans un schéma racial, schéma qu’il appelle à dépasser.

Une notion traversée par de multiples tensions

Si le foisonnement intellectuel fait en partie la richesse du livre comme nous le soulignions plus tôt – impossible de sortir de cette lecture sans avoir l’impression d’avoir voyagé physiquement et intellectuellement avec l’auteur –, il n’est pas sans risque pour l’efficacité du propos. En effet, les nombreux détours historiques et littéraires rendent parfois le propos assez difficile à suivre sans relecture. Peut-être est-ce dû au fait que le livre est tiré de conférences diffusées sur la BBC, le format audio-visuel se prêtant bien plus aux digressions (auto)biographiques.

On peut également regretter l’absence de positionnement clair sur les questions traitées. Si l’auteur affirme initialement ne pas vouloir prendre part aux discussions politiques contemporaines sur l’identité, ses opinions personnelles semblent parfois hanter le texte. Il peine ainsi à trancher entre posture philosophique neutre et positions plus engagées qui font pourtant le sel de son écriture. En résultent parfois des passages un peu tièdes qui laissent le lecteur sur sa faim, à l’instar du vœu d’union entre tous les hommes formulé en conclusion du livre.

Pourtant, Repenser l’identité n’en est pas moins un ouvrage qui possède de très nombreuses qualités, la plus importante étant celle de susciter une réflexion suivie sur nos schèmes de pensée, trop souvent pris pour acquis. Kwame Anthony Appiah nous rend sensibles aux tensions qui parcourent la notion d’identité. Il réussit ainsi le pari posé en début d’ouvrage : celui de nous orienter vers une éthique de la conversation, tout en ayant gagné en lucidité grâce à sa pensée lumineuse.

Sarah Ramalho est étudiante en droit international et action humanitaire à Sciences Po, et en sciences sociales à l’ENS Ulm.


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