dièses contre les préconçus

Le fond de l’air effraie


L’extrême droite comporte de nombreuses chapelles, aux discours parfois antagonistes et aux relations tendues. Leur point commun : vouloir préserver à tout prix « l'identité blanche ».
par #Stéphane François — temps de lecture : 9 min —

Pour l’opinion publique, mais aussi pour certains observateurs universitaires, l’extrême droite serait incapable d’élaborer une pensée complexe. Ses militants ne seraient que des brutes épaisses incultes, foncièrement racistes. Cette vision est éminemment caricaturale. Il y a dans cette mouvance des personnes cultivées, et même très cultivées, qui ont élaboré une vision du monde très construite. Et son contenu est indéniablement raciste et racialiste.

L’une des grandes constantes de l’extrême droite est qu’il faut préserver l’identité blanche à tout prix, tant sur le plan ethnique que culturel. Cela a été formulé dans différents cadres théoriques : dans un premier temps, dans celui de la nation, puis, à compter des années 1980, dans celui de la civilisation européenne (comprendre « blanche »), qu’il faudrait défendre d’une « invasion inversée ». Les partis d’extrême droite ont davantage modifié leurs discours que le fond de leur idéologie.

L’extrême droite est diverse : il n’existe pas « une » extrême droite, malgré un minimum commun de valeurs et des thématiques, mais des extrêmes droites, aux discours parfois antagonistes et aux relations tendues. Il y a un monde, au sens propre, entre les catholiques traditionalistes et les néopaïens, entre les occidentalistes et les anti-américains, entre les partisans d’un fonctionnement étatique de type républicain et les monarchistes, entre les révolutionnaires (les néofascistes) et les réactionnaires (les catholiques traditionalistes), etc. Le point commun a été la conception identitaire de la civilisation « blanche ». On en revient toujours à cette thématique.

La « Grande Europe »

En effet, dès leurs prémisses, des acteurs importants des extrêmes droites ont élaboré un discours hiérarchisant, faisant de la « race blanche » la race supérieure. Si le discours a évolué, intégrant et renversant les découvertes de l’anthropologie sur les notions de « race »1Je me permets de renvoyer à mon étude, Au-delà des vents du Nord. L’extrême droite française, le Pôle nord et les Indo-Européens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014., il n’a pas disparu, bien au contraire. Il y a eu « juste » un glissement du biologique vers le culturel. Mais les a priori racistes et/ou xénophobes n’ont pas disparu.

Ce discours n’investit plus la conception biologique de la race, mais un schéma anthropologique et ethnographique : ethnies et systèmes de représentations iraient ensemble, produisant mécaniquement un « choc des civilisations », et non pas un métissage culturel. Ce nationalisme métamorphosé, plus ethnique qu’étatique, plus séparatiste qu’impérialiste, tend à laisser apparaître sur la scène internationale mondialisée des « réorganisations » et des « nationalismes civilisationnels » aux contenus ouvertement ethniques. Selon les militants de l’extrême droite, on serait dans une guerre de civilisation, l’ennemi étant incarné par le monde arabo-musulman. Aujourd’hui, ces discours sont devenus banals et décomplexés. Ainsi, un candidat à l’élection présidentielle de 2022 a pu dire, reprenant la thématique du « grand remplacement » sans que cela offusque l’opinion publique française, que l’immigration serait un phénomène d’invasion de l’Europe par des populations non-européennes. Et le même, dans la foulée, a pu insister sur la grande fraternité des peuples d’Europe, sur sa patrie, la « Grande Europe ». Nous retrouvons ici tous les thèmes de l’extrême droite identitaire…

Confiné initialement dans les franges les plus radicales de l’extrême droite, ces discours se sont progressivement diffusés dans le reste des extrêmes droites, et au-delà de celles-ci. Aujourd’hui, l’immigré, ou le « migrant » (sic), est perçu comme un envahisseur, venu coloniser l’Europe et imposer ses pratiques cultuelles et culturelles jugées incompatibles avec la civilisation européenne. Cette xénophobie se caractérise donc par une volonté de repli « entre soi », entre personnes de même « race ».

On retrouve ici ce qui constitue le cœur idéologique de la rhétorique des extrêmes droites, devenues identitaire : une conception ethnoculturelle de l’identité. Il s’agit d’en assurer la sauvegarde face au danger que feraient peser l’immigration extra-européenne (xénophobie) et le métissage (mixophobie) sur sa pérennité. Surtout, ces formations politiques usent aujourd’hui d’une rhétorique victimaire. Il s’agit de se présenter comme un mouvement réactif, portant un discours subversif en lutte contre une supposée « pensée unique » « cosmopolite » et « immigrationniste ». Il y a, depuis les années 1970, une inversion des discours. D’impérialiste, l’extrême droite est devenue défensive : il faut protéger la civilisation « blanche », descendante des Européens (pour les militants extra-européens) d’un « génocide lent », d’une « substitution de population », ourdi, forcément, par les « Juifs ».

Un antisémitisme toujours présent

En effet, l’antisémitisme n’a jamais disparu à l’extrême droite, malgré une période, dans les années 1990, où il était moins visible en Europe. Cet antisémitisme se manifeste de nouveau violemment et bruyamment, dans un milieu extrémiste de droite radicalisé. Après un pic antisémite à la fin des années 1970 et au début de la décennie suivante (attentat de la rue Copernic en 1980, attentat de la rue des Rosiers, attentat du cinéma Rivoli à Beaubourg en 1985), la violence antisémite baisse significativement en France. Durant le même temps, la parole antisémite d’extrême droite se fait plus discrète, surtout à compter de la seconde moitié des années 1990. Au point que certains observateurs ont pu dire qu’il était devenu résiduel.

Il a commencé à se manifester de nouveau au début des années 2000. L’exemple le plus connu, en France, est celui d’Alain Soral, qui propose sur son site des rééditions d’ouvrages « classiques » de l’antisémitisme d’extrême droite, en particulier dans celui du début du XXe siècle. Un rapide coup d’œil au catalogue permet d’y voir la présence de classiques de l’antisémitisme comme Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens de Gougenot des Mousseaux, paru initialement en 1869, La France juive de Drumont (1886), Les Juifs et l’économie de l’Allemand Werner Sombart (1911), Le Juif International de l’Américain Henry Ford (1920), mais également des ouvrages négationnistes comme la réédition du Nuremberg ou la Terre promise de Bardèche (1948) …

À cette forme d’antisémitisme issue des traditions extrémistes de droite du début du XXe siècle, nous voyons également le retour d’une autre forme, marquée par le néonazisme et le suprémacisme blanc, qui s’exprime de plus en plus ouvertement depuis le début des années 2010. Il y a ainsi des éditeurs d’extrême droite qui rééditent mêmes des brochures antisémites de la Seconde Guerre mondiale, comme l’ont fait les Éditions du Lore avec le catalogue de l’exposition de Paris de 1941 sur « le Juif et la France » ou la brochure de Georges Montandon, datant de la même époque, Comment reconnaître un Juif ?, sans compter les traductions par le même éditeur de plaquettes de discours d’Adolf Hitler, Heinrich Himmler, Alfred Rosenberg… ou de néonazis païens comme Matt Koehl.

Des éditeurs, comme Akribeia pour prendre un autre exemple français, jouent un rôle important dans ce renouveau en traduisant des antisémites et des néonazis de différents pays, en particulier étatsuniens. Il s’agit du principal éditeur en France, et dans le monde francophone, à la fois des théoriciens suprémacistes blancs américains, qui voient l’action des « Juifs » dans le supposé « génocide blanc » à l’œuvre avec le « grand remplacement », et des nouvelles générations d’auteurs antisémites et/ou négationnistes. Akribeia a traduit par exemple des livres de Greg Johnson et de Robert S. Griffin, et diffuse les pseudo-éditions « Pierre Marteau », à travers des ouvrages comme La Race selon le national-socialisme du néonazi italien Giantantonio Valli. Cette volonté de traduction ne s’arrête pas à des textes théoriques : il y a depuis quelques années des traductions des Carnets de Turner de William Luther Pierce, véritable vade mecum du terrorisme suprémaciste blanc étatsunien, qui circule en France depuis 20182Notamment : National Alliance, 2007 ; Omnia Veritas Limited, 2018 ; RHW, 2018 ; bibliothèque dissidente, 2019..

Les principaux livres de ces théoriciens antisémites permettent à l’extrême droite française la plus radicale d’évoluer et de diffuser un discours « nationaliste blanc » et « postnazi » dans l’espace francophone. Le postnazisme peut être défini comme un discours défendant la race blanche, foncièrement raciste, au contenu ouvertement antisémite, mais qui ne cherche pas à minimiser ou à nier le génocide des Juifs européens. Au contraire, ses tenants l’assument et souhaitent « passer à autre chose » selon le mot terrible de Greg Johnson, l’un de leurs théoriciens actuels importants, au motif que la race « blanche » subirait aujourd’hui son propre génocide par la promotion de l’homosexualité, le métissage, la substitution ethnique et l’« immigration-colonisation », organisée par les Juifs. Ces militants, à la suite des théoriciens/militants des années 1970 et 1980, considèrent que ce sont les Juifs, rescapés du génocide européen, qui se vengeraient de l’échec de leur extermination… Ils s’inspirent également des terroristes des années 1970 et 1980, comme David Lane, l’auteur du Manifeste du Génocide Blanc. S’il n’est plus cité explicitement, ses idées, notamment celle d’un génocide blanc organisé par les « Juifs », sont toujours présentes implicitement dans les motivations des terroristes, en particulier chez les Américains. On retrouve également l’idée de la nécessité de la défense de la race blanche des périls qui la menacerait.

La thèse du poison intérieur

Derrière ces traductions et ces rééditions, il y a donc une conception précise du monde, ordonnée sur la race et la place de la « race blanche » dans le monde. Ce tour d’horizon montre que l’antisémitisme d’extrême droite n’a jamais disparu et qu’il n’était pas résiduel

Enfin, on peut mettre en évidence le contenu complotiste du discours des extrêmes droites. Tout serait lié et s’expliquerait par l’action de forces obscures, qui paradoxalement sont connues : États-Unis (via l’action de la CIA), l’URSS, Israël ou le judaïsme, « big pharma », l’islamisme, etc. Cette conception du monde tend à expliquer par simplification le fonctionnement du monde. Il s’agit d’interpréter des pans entiers de l’Histoire, en particulier de l’histoire contemporaine, comme le résultat de l’intervention de « forces » obscures (officines diverses, actions subversives, sociétés « secrètes » – comprendre la franc-maçonnerie –, etc.).

Ce motif discursif est régulièrement utilisé comme moyen d’explications d’une situation ou d’un échec (la « cinquième colonne », l’« ennemi de l’intérieur », etc.) par les différentes organisations d’extrême droite depuis le XIXe siècle. Il est aussi mobilisé à des fins de propagande et de mobilisation d’une population que ces militants cherchaient à dresser en permanence contre un adversaire tapi et agissant dans l’ombre. Durant longtemps, il s’est agi du Juif, du franc-maçon, du communiste, voire du complot judéo-maçonnique ou judéo-bolchévique. Depuis le 11 septembre 2001, il s’agit du musulman, forcément extra-européen et forcément hostile. Il faut reconnaître que ce type de construction théorique s’applique très bien à l’histoire immédiate qui, par définition, est mal connue : comme on n’a pas accès aux archives, comme il faut démêler les événements, certains faits importants restent incompréhensibles. On peut citer le terrible accident de l’usine AZF de Toulouse, le 21 septembre 2001. Des cadres identitaires y ont aussitôt vu un attentat islamiste.

Aujourd’hui, les extrêmes droites reviennent en force, transformées, mais intactes dans les grandes lignes (antisémitisme, racisme, défense de la « race blanche »). Les digues qui les maintenaient éloignées du pouvoir ont progressivement cédé à partir des années 1990. Nous traversons aujourd’hui une nouvelle phase historique. L’obsession identitaire, longtemps confinée aux milieux les plus radicaux, est devenue banale, et mise en avant par deux candidats à l’élection présidentielle, qui ont fait un peu plus de 30% des suffrages exprimés (23,15% pour le Rassemblement national et 7,07 pour Reconquête). Il faut donc prendre ces discours avec sérieux, car il faut bien le reconnaître que le fond de l’air effraie…

Stéphane François est professeur de science politique à l’université de Mons, spécialiste des extrêmes droites. Il vient de publier Géopolitique des extrêmes droites aux Éditions Le Cavalier Bleu (2022).


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