Dans ses rapports sur la crise ukrainienne, le Haut-commissariat aux droits de l’homme de l’ONU estime que 2975 personnes furent touchées par les conflits armés, parmi lesquelles on compte 1417 morts et 2038 blessés depuis le début du conflit jusqu’au 3 avril dernier. Néanmoins, l’HCDR rappelle à juste titre que ces chiffres sont certainement sous-estimés étant donné la difficulté à collecter des données. Quant au nombre d’individus nécessitant une aide humanitaire, il s’élève à environ 12 millions de personnes, sur lesquelles seules 890 000 ont bénéficié d’interventions d’urgence. Il convient aussi de rappeler que sur les 1,14 milliards de dollars requis par les agences de l’ONU, 41,1% ont déjà été versés par des pays membres (dont les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni).
En comparaison, moins d’un tiers de l’appel de 4 milliards de dollars pour financer la réponse humanitaire à la crise du Yémen a été collecté, lors d’une conférence internationale organisée le 16 mars dernier. Bien que la somme soit plus conséquente, il semblerait que des considérations moins avouables que le simple calcul économique entrent en ligne de compte dans les allocations de financement. En effet, le porte-parole de l’ONU Stéphane Dujarric signalait lui-même que la réponse à la crise ukrainienne compte parmi les plus généreuses et les plus rapides de la part des États membres.
Le Yémen n’est pas un cas isolé, L’ONU déclarait déjà en 2021 que récolter des fonds suffisants pour financer l’action humanitaire en Syrie s’avérait de plus en plus difficile. Le phénomène semble s’être exacerbé depuis que la guerre a éclaté entre la Russie et l’Ukraine. De fait, le 18 mars, l’ONG Oxfam alertait sur la réaffectation des fonds d’aide par certains gouvernements pour financer les opérations en Ukraine, au détriment d’autres crises.
Comme le rappelle par ailleurs la responsable du bureau européen de l’organisation, « les populations du Yémen et de la Syrie, les millions de personnes qui souffrent […] de la faim en Afrique de l’Est et de l’Ouest, celles qui se trouvent encore dans des camps au Bangladesh et ailleurs, celles qui sont le plus durement touchées par la Covid et le changement climatique, ne doivent pas être pénalisées et payer le prix de notre devoir de protection envers le peuple ukrainien ».
Comment expliquer ce traitement différentiel ?
Dans un contexte de crise sanitaire qui a mis à mal les équilibres économiques nationaux, il semblerait que les États ne soient pas prêts à augmenter leur part d’aide au développement dans leurs dépenses. Mais ce qui se joue là dépasse la prudence économique, comme en témoignent les prises de parole de nombreuses personnalités politiques françaises sur la question. Selon eux, les ukrainiens, en tant qu’européens blancs, se situeraient dans un horizon insupportablement proche des gouvernements occidentaux. De fait, les élans d’empathie effusifs ne manquent pas : des candidats aux présidentielles aux éditorialistes de plateaux télés, en passant par l’exécutif, tous ont ressassé sans sourciller cette « loi de la proximité » qui justifierait l’urgence de l’action.
Dans les mots d’un éditorialiste de BFM TV, « on ne parle pas de Syriens qui fuient les bombardements du régime syrien soutenu par Vladimir Poutine, on parle d’européens qui partent dans leurs voitures qui ressemblent à nos voitures ». La justification à cette différence de traitement semble toute trouvée : les Ukrainiens partageraient notre « espace civilisationnel », à la différence d’autres réfugiés. C’est donc sous couvert d’un racisme à peine déguisé que s’organise l’aide au peuple ukrainien, présenté comme notre prochain. Aux influences de la sociodicée chrétienne se mêle une hiérarchisation ontologique des vies en danger.
Des limites de la logique d’assistance
Il ne s’agit pas là de minimiser la dangerosité de la situation en Ukraine, ni de réprouver les opérations menées, loin s’en faut. Néanmoins, le discours ambiant de sympathie envers les réfugiés ukrainiens nous invite à analyser de plus près les principes qui structurent la relation d’aide.
En effet, l’action humanitaire est encore trop souvent présentée comme une marque de charité qui devrait susciter une reconnaissance de la part de ceux qui, cantonnés dans la passivité, sont condamnés à rester des « bénéficiaires » anonymes à secourir. Dans une ère où le champ politique, de plus en plus perméable au vocable de la souffrance1Didier Fassin, la raison humanitaire : une histoire morale du temps présent, 2010, Paris, Seuil., cherche à soigner des maux avant d’assurer des droits, les personnes en situation de crise sont condamnées à n’être que des patients auxquels il s’agirait d’administrer un remède. Contre cette conception qui informe nos perceptions de l’autre, il semble important de rappeler, à l’instar de ce que font les professionnels du milieu eux-mêmes, que l’action humanitaire se doit avant tout de garantir les droits de personnes à l’histoire particulière. Loin d’être un privilège issu d’une relation asymétrique et verticale, l’aide internationale doit découler du statut de sujets de droit des individus attaqués.
Envoyer des biens matériels : une aide efficace ?
Si la logique d’assistance fonde les propos de nombreux politiques, elle est également active dans certains types de contributions individuelles. Envoyer des vêtements, des couvertures ou de la nourriture pour aider les populations relève bien d’une intention charitable. Pourtant, ça n’en est pas moins souvent une pratique qui échoue à mettre les besoins des populations recevant l’aide au centre des opérations. Cela ne signifie pas que l’envoi de biens matériels soit mauvais en soi. Néanmoins, la pratique pâtit souvent de deux défauts : inadéquate sur le long terme, elle est également coûteuse pour les ONG qui doivent les acheminer sur le terrain. C’est pourquoi l’AMF a réorienté sa campagne d’aide vers des dons financiers, plus à même de répondre aux besoins spécialisés des populations.
L’essentiel d’une action qui réponde aux besoins des personnes touchées, tout en préservant leur capacité d’action et de décision, repose sur la capacité à écouter. À cela se couple la nécessité de développer des initiatives à échelle réduite menées par des acteurs locaux. Cette perspective qui compose avec des réalités particulières plutôt qu’elle ne plaque des idées préconçues sur elles, est la seule à même de garantir le traitement juste des populations affectées.
De fait, les dons d’argent sont bien plus efficaces et à même de répondre aux attentes et besoins des personnes touchées. Lever des fonds offre une plus grande marge de manœuvre aux acteurs humanitaires pour apporter une aide adéquate aux personnes exposées.
Concrètement, qu’est-ce que cela signifie à notre échelle ? Pour proposer une aide efficace, il faut bien souvent prendre le temps de s’informer sur le mandat et les missions des associations et ONG, en cherchant si possible à privilégier les organisations locales. C’est à ce prix que des opérations pourront être menées dans le respect de la dignité d’autrui, et ce, quelle que soit son origine.
Sarah Ramalho est étudiante en droit international et action humanitaire à Sciences Po, et en sciences sociales à l’ENS Ulm.