Pour que l’on comprenne ce que je nomme dans le titre « parole antivalidiste », je dois déjà expliciter ce que j’entends par « validisme ». Il s’agit de la domination que subissent, dans la société, celles et ceux qui ont une déficience physique ou mentale. Cette domination est inhérente à la course à la performance (économique, notamment) et naturalise cette déficience comme devant conduire à un handicap. Pourtant, le lien de cause à effet entre les déficiences et le handicap n’est pas si automatique puisqu’une société est en mesure de s’adapter au point de compenser en grande partie les incapacités de chacun.
Mais le validisme a tellement été normalisé dans les esprits que les oppositions à cette domination sont rarement le fait de personnes qui ne sont pas intimement concernées. Et, parmi nous, handis, nous parlons de « validisme intériorisé », un grand marqueur de l’aliénation qu’entend nous faire vivre le validisme.
La prise de parole antivalidiste des concernés est donc le résultat d’une conscientisation du caractère social et politique de la domination subie. À la façon de ses énonciateurs, cette parole aussi est dominée dans la sphère publique mais elle tente de profiter de toutes les opportunités, notamment numériques. C’est ainsi que dans les années 1970, le Comité de lutte des handicapés (CLH) a édité la revue Handicapés méchants qui revendiquait un programme révolutionnaire global en tant qu’ « émanation directe des handicapés ». Aujourd’hui, ce sont Internet et ses réseaux sociaux qui offrent une nouvelle occasion de faire émerger ce discours. Néanmoins, hier et encore en partie aujourd’hui, ceux qui y parviennent sont les mieux dotés en capitaux culturels, sociaux et/ou économiques. Il s’agit donc de « chanceux », peu nombreux, puisque de par les difficultés à avoir une éducation « ordinaire », le handicap social empêche largement les accumulations de ces capitaux.
Avec l’expression « cause handie », je veux signifier nos intérêts en tant que personne en situation de handicap en utilisant un terme que nous employons de plus en plus (notamment Pierre Dufour pour ce qui est de la sphère académique) tandis que l’expression « personne en situation de handicap » – bien qu’elle soit intéressante – est plutôt issue de l’administration. Et avec le mot « handi », je veux aussi me réserver l’utilisation de « handicapé » dans un sens littéral, pour exprimer les difficultés qu’ajoute la société à nos incapacités. C’est la vision du modèle social du handicap.
Les déficiences (quand elles ne menaient pas à une mort rapide) ont, selon le lieu et les époques, mené à des handicaps divers contre lesquels les principaux concernés ont toujours lutté. Néanmoins, c’est particulièrement à partir du début des années 1970 que s’est forgée la conscientisation du caractère social de ces handicaps, contre lesquels il s’agissait de lutter collectivement. Nous nous trouvons dans la lignée de ces mouvements.
Une affirmation de soi
Avant d’être un discours politique, la revendication d’être handi est souvent une affirmation de soi et même de sa fierté. C’est la première pierre de la construction d’une parole radicale. En effet, dans une présentation de compte Twitter par exemple, l’utilisation de l’emoji fauteuil roulant ou du qualificatif « handi » témoigne d’un anticonformisme puisque l’on affirme fièrement ne pas appartenir à ce que la culture hégémonique considère comme la norme. Comme le disait déjà Frantz Fanon dans son étude du colonialisme, le complexe d’infériorité est à la fois cause et conséquence d’un système de domination. Comme pour le validisme, ce complexe d’infériorité était à la fois culturel (on peut notamment le lier au sentiment de légitimité) et physique (marqué par la couleur de peau dans son cas, par les différents stigmates dans le nôtre). Selon Fanon, le dominé pouvait donc combattre une partie du système de domination par l’auto-identification et la fierté de cette identité et c’est ce que font aujourd’hui beaucoup d’entre nous, sur les réseaux sociaux notamment.
Un autre combat se joue dans cette auto-identification : celui du langage qui va se diffuser dans la société. Car comme l’écrit Judith Butler, nous confions au langage une partie de notre capacité d’agir et celui-ci est, en retour, capable de tous nous former un peu. En effet, que ce soit dans une « bio » Twitter, un texte court ou encore un livre, les termes que nous mettons en place ou reprenons pour décrire nos situations vont, petit à petit, véhiculer notre façon de penser dans toute la société. À l’inverse (et ce sera toujours moins efficace), ceux que nous allons refuser de reprendre – car nous les jugeons péjoratifs par exemple – vont perdre du terrain, surtout auprès des valides qui s’intéressent à notre lutte politique.
Nos affirmations de nous-mêmes marquent un (début) de conscientisation de notre situation de dominés d’un validisme hégémonique. En effet, le simple fait de se revendiquer comme un ou une humaine s’écartant de l’objectif de performance vers lequel devrait tendre chaque existence dans le système capitaliste validiste est un premier caillou dans la chaussure de celui-ci qui veut toujours courir plus vite. Il accepte notre existence pour se motiver (l’inspiration porn) et s’auto-glorifier de sa charité. Mais il ne faudrait pas faire trop de bruit, et encore moins se revendiquer handi, puisque l’on rompt ainsi l’aliénation vers laquelle devait nous mener le validisme, qui nous a éduqué dans l’idée que nous n’étions pas capables (en nous éduquant à part, comme des enfants « spéciaux » dans le cas d’un handicap dès la naissance, ou bien en nous faisant sentir encore plus différents du fait d’avoir grandi dans un monde de valides où les handis sont pointés du doigt, dans le cas d’une déficience arrivée plus tard dans la vie).
Une voix politique
Notre voix est donc très vite, politiquement parlant, à la fois contestataire et radicale. Ce langage véhicule une pensée car il retranscrit à la fois nos réflexions et nos façons de sentir (Gramsci). Les revendications antivalidistes – même les plus légères – marquent l’erreur du validiste qui nous objectifie et nous considère passives et passifs, au moins sur le plan politique. C’est ainsi d’abord une parole concernée qui pourra faire vaciller ce système. Comme le disait Paulo Freire à propos de la domination de classe, la conscientisation est issue de la réflexion quant à l’expérience concrète de notre domination qu’il s’agit ensuite de combattre avec notre propre programme, afin d’accéder à une véritable émancipation.
Celle-ci passe notamment par l’analyse du discours que tiennent sur nous les « dominants » et conservateurs de tout poil. Un collectif d’associations antivalidistes déconstruit dans cet article le discours étriqué que les médias (même les plus progressistes) ont sur le handicap. Si les journalistes discernent des problèmes, le validisme est pour eux un tel « impensé » qu’ils ne parviennent pas à mettre en lumière, et à dénoncer, une domination systémique. Elena Chamorro, qui est membre du CLHEE1Collectif Lutte et Handicaps pour l’Egalité et l’Emancipation, revient concrètement dans ce billet de blog sur les débats d’une séance du conseil municipal à Lyon qui ont suscité une grande attention dans nos réseaux et même au-delà. Elena Chamorro montre comment une élue conservatrice vole encore une fois notre parole pour servir son agenda politique. Et comment, pour confisquer cet avis des handis sur la ville, elle va nous rabaisser à chaque expression plus péjorative les unes que les autres en nous objectifiant totalement.
C’est notre exclusion de la société et des villes inadaptées à nos déficiences cognitives, sensorielles et physiques et aux neurodiversités qui rend cette confiscation de notre parole possible, notamment dans les institutions politiques. Puisque nous ne sommes pas là, on peut se permettre de parler pour nous. Toutefois, les balbutiements d’adaptation de certaines villes concordent parfois avec la présence d’individus aux capitaux (sociaux et culturels notamment) exceptionnels. Et c’est le cas avec Audrey Hénocque, première adjointe au maire de Lyon qui a ainsi pu répondre – magistralement – puisqu’elle n’était pas mise à l’écart, enfermée, dans un domicile inadapté, en institution spécialisée ou encore dans un atelier de travail protégé.
Audrey Hénocque rompt donc ici (comme Odile Maurin à Toulouse) le schéma de confiscation de la parole, à la fois cause et conséquence de l’exclusion de la société de beaucoup d’entre nous. Comme le dit Elisa Rojas, « les préjugés s’ils existent (et ils existent) ne sont pas la cause mais plutôt la conséquence, et souvent même la justification après-coup, d’une organisation excluante ». L’exclusion politique prend ainsi sa source dès l’enfance des jeunes handis qui n’ont pas accès à des écoles ordinaires, parmi les autres enfants. Leur mise à l’écart leur est ainsi normalisée, par une habitude et un enfermement dont il est difficile de se défaire à la fois mentalement et physiquement. Ensuite, il n’est pas difficile d’imaginer que sa prise de parole politique dans l’espace public va souffrir de ces mêmes enfermements aussi parce que la société s’est si bien habituée à l’ignorer.
C’est d’autant plus le cas pour ceux qui ne sont pas parvenus à s’en extraire et restent entourés par le paternalisme des gestionnaires des institutions où ils vivent. Là se poursuit la confiscation de la parole politique puisque les associations gestionnaires entendent porter la parole handicapée vers le gouvernement. Nous sommes ici au summum de l’aliénation et « tant que les personnes handicapées seront représentées par les associations gestionnaires, il n’y aura pas d’issue », déclare Elisa Rojas. Il s’agit ici d’un déni de démocratie prolongeant encore celui que permet déjà notre démocratie représentative puisque ces porte-parole ont une expérience très éloignée des nôtres.
Ce n’est pas le seul reproche que les militants antivalidistes font aux gestionnaires des institutions. Le refus de liberté et d’autonomie dans les choix de vie des handis est intrinsèque à leur modèle, et l’enfermement conduit logiquement à des risques élevés de violences physiques, psychologiques et sexuelles. Des militants handis combattent ce système tout autour du globe, particulièrement depuis la deuxième partie des années 1960. C’est même au niveau international qu’ils ont lentement réussi à faire entendre leurs voix. Année après année, des concertations ont abouti à des textes pour les droits des personnes handicapées que l’ONU constate n’être toujours pas respectés en 2021 en France.
C’est le point de vue médical qui permet à l’État de refuser le droit de grève et un salaire ordinaire aux travailleurs dits handicapés des établissements et services d’aide par le travail (ESAT, aussi appelés ateliers protégés). Sur ce sujet aussi, les militants antivalidistes sont vent debout (pour ceux qui le peuvent), depuis les années 1970 en France, pour réformer ou abolir ces ESAT, car c’est le moyen qu’a trouvé le capitalisme pour nous exploiter, comme il le fait avec les valides, mais sans nous laisser les privilèges conquis par ceux-ci. C’est par la faible visibilité des militants et encore plus de ces travailleurs mis à l’écart que ce système peut perdurer.
Mais ces revendications arrivent tout doucement aux oreilles des valides, notamment grâce à l’utilisation de Twitter par les militants antivalidistes et leur représentante dans la catégorie humour : Céline Extenso. Avec ses messages reprenant avec humour les codes de la plate-forme, elle entend « amener ce grand public qui pourrait être sensible à la cause, à nous écouter. Il ne s’agit pas d’avoir un discours tiède mais plutôt d’adopter un autre ton ». Par ce prisme, elle parvient à toucher une certaine audience (20 000 lectures pour certains de ses tweets, à comparer aux 2 000 distributions du journal Handicapés Méchants) tout en ayant « vraiment très peu de réactions négatives, j’arrive vraiment bien à être écoutée et même à dialoguer, les gens me disent souvent qu’ils ont appris et compris des trucs ». Avec les discussions qui s’engagent parfois en dessous de ses tweets faussement légers, on peut voir comment les problèmes de validisme peuvent mettre d’accord des gens prêts à s’intéresser à la cause et qui veulent bien nous laisser la parole.
Il est donc tentant d’imaginer que si notre parole politique portait et était patiemment écoutée dans des comités de concertation autour du handicap par exemple, nous pourrions mieux combattre l’oppression validiste avec un certain consentement.
Cette oppression se retrouve aujourd’hui dans l’aménagement de la ville, dont nous sommes largement exclus pour conserver les intérêts marchands de rendement et de croissance de quelques possédants. Tant que nous resterons enfermés dans un système où l’usager n’a de valeur qu’en tant que consommateur, nous paierons notre impuissance financière et nous resterons donc sur le bas-côté de la société capitaliste et productiviste qui fait autant de mal à la planète qu’à certains humains.
Yohann Lossouarn est diplômé en histoire à l’Université Paris VII, concerné par le handicap et présent sur Twitter (@LossouarnY).