Mon passeport ayant expiré, je me suis rendue dans une antenne de la préfecture de Paris pour le renouveler. Pour mes photos d’identité, j’ai pris soin d’aller dans un Photomaton qui me garantissait des photos aux normes officielles. Raté. Ma photo a été refusée. J’étais beaucoup trop sombre dessus. Je me suis dit que mon Photomaton de quartier devait être un peu vieux, la cellule de l’appareil photo ou l’imprimante encrassées. (…) J’ai donc renouvelé l’opération, en râlant tout de même intérieurement d’avoir à payer une deuxième fois. Mes clichés ont à nouveau été refusés. La peau de mon visage y paraissait trop sombre, beaucoup plus sombre que ne l’est ma carnation, et l’on ne distinguait pas bien mes traits. (…) In fine, j’ai donc été obligée de faire faire mes photos d’identité trois fois et de payer plus cher pour qu’enfin elles soient acceptées.
Isabelle Boni-Claverie, dans Trop noire pour être française (Éditions Tallandier, 2017).
Les personnes noires sont très souvent contraintes de faire appel à des professionnels aguerris en raison de la qualité plus que discutable des photos tirées dans les Photomatons. Les pellicules photographiques rendent en effet les peaux foncées plus ternes, et ne laissent transparaître que très peu de détails du visage. Cela pose un vrai problème, alors que 10% (ou presque) des photos d’identité prises dans des photo-cabines sont considérées non conformes pour la création de documents officiels. Et les racines de cette difficulté sont très anciennes.
L’émergence de la « Shirley Card »
Commercialisées pour la première fois en 1889, les pellicules photo étaient alors formées de plusieurs couches de substances chimiques, parmi lesquelles le nitrate de cellulose. Connu pour être un produit dangereux car hautement combustible, voire explosif, il créait néanmoins une lumière spécifique appréciable et des couleurs harmonieuses. Les premières pellicules étaient alors principalement dédiées aux peaux claires qui pouvaient se réjouir de portraits réussis, tandis que les peaux noires devaient subir des nuances brunes et noires qui ressortaient mal à l’impression.
Si prendre en photo les peaux noires fut compliqué pendant des décennies, c’est aussi à cause de la « Shirley Card ». Celle-ci doit son nom à Shirley Page, une employée blanche qui travaillait chez Kodak dans les années 1950. Elle représentait à l’époque la perfection sur laquelle la norme devait être établie. Dotée de cheveux bruns, d’une peau blanche et d’un sourire de gagnante, les techniciens la considéraient comme une beauté unique, et créèrent à partir de cette seule personne la norme esthétique pour calibrer les couleurs des films et des photos.
Lorna Roth, professeure à l’université de Concordia expliquait dans un article en 2009 que la « Shirley Card » faisait de la peau claire une norme là où les autres tons de peau étaient considérés comme nécessitant des corrections spécifiques. Il y a donc dès le début de la photographie un mélange discutable entre une incapacité technologique et un racisme dissimulé dans lequel, selon les mots de Franz Fanon, « le noir est enfermé dans sa noirceur et le blanc dans sa blancheur ».
À l’heure d’une ségrégation raciale et d’un racisme endémique aux États-Unis, Kodak envoyait un message clair à ses clients : le Blanc est la norme. Il a fallu attendre les années 90 pour voir apparaître une « Shirley Card » multiraciale qui prenne en compte tous les types de peaux.
Étonnamment, l’émergence de cette nouvelle « Shirley Card » est en grande partie due à certains grands chocolatiers et fabricants de meubles qui soulignaient qu’ils « n’obtenaient pas les bons tons de bruns sur le chocolat » ou qu’ils « n’obtenaient pas les bonnes variations de couleurs du bois sur leurs publicités ». Il était visiblement plus louable de revoir la « Shirley Card » pour cette raison que pour faire en sorte de respecter les particularités esthétiques des peaux sombres.
Des problèmes toujours d’actualité
Syreeta McFadden – écrivaine et professeure d’anglais au Manhattan Community College – évoque, dans son article Teaching camera to my skin, des photos de famille datant de la fin des années 80, sur lesquelles elle n’arrive pas à distinguer son propre visage. Ce qu’elle questionne réellement dans cet article ne sont pas les capacités du photographe mais celles de la pellicule. Elle s’aperçoit, sans toutefois parvenir à l’expliquer, que « plus vous avez le teint clair, plus il y a de chance que l’appareil photo vous restitue fidèlement ».
Quiconque a déjà essayé de photographier avec un Polaroid ou un Kodak un groupe de personnes avec différents teints de peau sait qu’il était impossible de matcher tous les tons de couleur ; et sans trop de réflexion ni d’hésitation, photographes et entreprises s’accordèrent pour stipuler que la peau noire était en quelque sorte inadaptée.
Après avoir discuté quelques minutes avec le photographe Yves Samuel, j’ai vite compris qu’un problème qui avait à l’origine un fondement technique ne relevait aujourd’hui plus que d’un racisme silencieux encore très présent. Il n’a fallu que huit minutes à mon interlocuteur pour imaginer mille et une solutions qui pallieraient ces problèmes techniques toujours d’actualité. À l’inverse, malgré leurs vingt-huit mille cabines et plus quatre-vingts ans d’expertise, Photomaton n’a rien fait pour corriger ce problème.
J’ai entrepris d’appeler le service client de Photomaton, en prétendant être vexée par le rendu défectueux de mes photos en raison de ma couleur de peau. L’homme qui me répond ne paraît pas surpris par mon discours, auquel il a sûrement déjà dû être confronté. Téléphone en main, je lui pose la question qui fâche : cette situation vous semble-t-elle anodine ? Refroidi et toujours indifférent, il semblait plus gêné par le fait qu’on lui pose la question que par le problème en lui-même. Dépourvu de réponse, et choisissant ses mots avec précaution, il déblatéra en fin de compte tout un tas d’informations concernant le remboursement, sujet qui n’était pas à l’origine de ma requête.
Des problèmes qui dépassent la seule photographie
Pourtant il ne faut pas aller bien loin pour comprendre ce qui pose problème dans les Photomatons. À commencer par ce flash aveuglant qui crée ces petites taches scintillantes dans les yeux et contraste – pour les peaux brunes ou noires – beaucoup trop brusquement, effaçant certains détails notables. Le fond qui reflète cette lumière démesurée pose aussi problème : il nous noie copieusement dans une orbe chatoyante. En toute logique et avec l’approbation de plusieurs spécialistes, un fond tirant plus vers le gris, associé à un éclairage moins criard, seraient plus idoines à ces couleurs de peaux.
L’inaction de Photomaton entraîne l’émergence de nouvelles solutions telles que Smartphone ID, une application mobile créée pour faire gagner du temps sur la prise de photo d’identité. Cette nouvelle application sonne comme une réponse à ces technologies non adaptées à la diversité de la population française, européenne et mondiale.
Avec l’évolution de la technologie, la photographie n’est plus le seul domaine qui fait des siennes : l’outil de reconnaissance faciale d’Apple s’est aussi fait remarquer par son incapacité à différencier les personnes d’origine asiatique. Après les conditions de travail médiocres dans l’usine chinoise sous-traitante Foxconn, voilà que le peuple chinois se voit réduit à un même visage, une même identité, à une seule et même apparence. Toutes les entreprises n’ont pas pour objectif d’aider l’humanité, et ni Apple ni Photomaton ne sont des cas isolés.
Tara Leleu est étudiante en journalisme.