dièses contre les préconçus

Répondre à la haine sur internet


Les initiatives numériques se multiplient pour lutter contre le fléau de la haine en ligne – et elles ont toutes quelque chose à nous enseigner.
par #Léo Medvedev — temps de lecture : 7 min —

Le problème de l’expression de la haine sur internet est connu. Les réseaux sociaux permettent à la haine de blesser sa cible avec un effort minimum, et de se diffuser avec une facilité insupportable.

On le sait : une partie du problème se situe au niveau du fonctionnement même des réseaux sociaux. Avant même la question de la modération (qui est souvent la seule abordée dans le débat public) se trouve ainsi celle de leurs modèles : ils se reposent en effet tous sur la publicité. Les contenus les plus mensongers, odieux et outrageants sont donc souvent les bienvenus, du moins tant qu’ils permettent de générer du clic et de retenir l’internaute. C’est même une des raisons pour lesquelles les réseaux sociaux refusent régulièrement de modérer ces contenus : ces publications fidélisent en effet très bien leurs soutiens, et attirent en même temps l’attention des personnes qui les dénoncent. Et le fait est que cette question, pourtant fondamentale, est souvent abordée de manière opportuniste par les gouvernements, qui s’en servent pour se donner bonne apparence ou pour assouvir d’autres desseins, et sans s’occuper du fond du problème.

Il est donc utile d’observer les initiatives qui proposent de s’en prendre dès aujourd’hui du problème de l’expression de la haine sur internet, en dehors des discussions nécessaires sur la réforme du web, le soutien aux victimes de la haine et la lutte contre les préjugés à travers l’éducation.

Répondre ou se protéger

Si on laisse de côté la mobilisation exceptionnelle des Sleeping giants (ainsi que celle de Stop Hate Money), l’initiative la plus connue est sans doute celle de Bodyguard. Cette application, créée par un jeune développeur français (Charles Cohen), s’efforce de repérer les commentaires problématiques sur les réseaux sociaux afin de les rendre invisibles pour les usagers de l’appli.

Celle-ci, en plus de permettre à chacun de corriger ses choix et d’ajuster ses filtres, ne cesse de se développer. Elle connaît néanmoins ses limites. Distinguer une insulte d’une non-insulte n’est pas si simple à automatiser, et l’appli – en plus de supprimer des commentaires anodins – laisse donc aussi passer quelques insultes. On peut aussi s’interroger sur les choix qui seront faits à l’avenir par son propriétaire – l’histoire du net est en effet riche en désillusions. Reste que cette application permet aux personnes les plus touchées par la haine sur les réseaux sociaux (adolescents, minorités, youtubeurs…) de respirer un peu plus, et que son existence est donc aujourd’hui une très bonne nouvelle.

D’autres genres d’initiatives existent. Certaines proposent par exemple des « nudges », du nom de ce concept critiqué qui revendique d’orienter le comportement des citoyens sans les contraindre à quoi que ce soit. Le plug-in Hate Speech Blocker compte ainsi inciter les internautes qui l’ont téléchargé à revoir leurs publications lorsqu’ils emploient des mots insultants. Le juriste et fondateur de l’ONG Respect Zone, Philippe Coen, préconise lui, d’implémenter une sorte de message d’alerte (« Réfléchissez avant d’envoyer »). Ce genre d’idées, sans être une réponse complète au défi que posent les réseaux sociaux, peuvent certes avoir un intérêt. Elles proposent en effet des solutions qui ne posent aucun problème d’un point de vue de la liberté d’expression. Reste qu’elles ne fonctionnent que si les internautes ou les plateformes donnent leur accord pour les utiliser ; et que, en plus d’avoir un effet résiduel, elles risquent aussi de susciter la moquerie ou d’irriter plus qu’autre chose.

Un dernier type d’initiatives mérite d’être présenté. Leur principe : proposer des outils pour répondre aux préjugés que l’on croise sur le web. Répondre aux préjugés, site modeste tout de même cité par Slate et par La vie des idées, publie par exemple des éléments pour répondre à certaines positions trop souvent soutenues (« On ne parle que de l’antisémitisme et pas des autres racismes », « Les victimes de Weinstein cherchent juste à relancer leur carrière », etc.)1La personne à l’origine de ce site a aussi créé le groupe Facebook #jesuislà.. Le think tank Renaissance Numérique (qui réunit plusieurs acteurs du web français comme Christophe Parcot, ancien DG de Yahoo France) a conçu sur le même principe la plateforme Seriously. Le site, développé pendant deux ans, propose – en plus de réponses sur le fond – des conseils sur la manière de s’engager dans de telles discussions. Le site n’est malgré tout que peu alimenté, et n’a pas rencontré son public.

« Il devient compliqué de dialoguer »

Il est évident que les appels aux bons comportements ne peuvent régler le problème de la haine sur internet (même si les règles de bonne conduite que tente de respecter Guillaume Champeau sur Twitter méritent d’être lues). Toutes les initiatives sur ces questions méritent donc d’être étudiées, afin de comprendre ce qui peut être fait de plus.

C’est en particulier vrai en matière de réponse aux préjugés. Le peu de contenu proposé par la plateforme de Seriously n’est en effet pas l’unique raison pour laquelle ce site n’a pas rencontré le succès.

On peut observer d’abord que tous les conseils qui y sont formulés sont conçus pour favoriser une discussion constructive, apaisée et informée. L’objectif, bien sûr, peut en lui-même sembler très positif. Ces conseils oublient néanmoins de prendre en compte que la personne à qui on répond n’a pas toujours envie d’une telle discussion – d’autant qu’internet n’incite pas toujours à l’écoute et à la remise en question. Il n’est donc pas toujours pertinent de « proposer à votre interlocuteur de vous renseigner mutuellement davantage sur le sujet pour en reparler plus tard », de « lui laisser la possibilité de développer son propos. Cela permettra de créer un lien, un espace de dialogue où chacun peut s’exprimer », ou de lui répéter « que le débat démocratique n’implique pas la violence à l’égard des adversaires. Si la personne a franchi la ligne rouge, signalez-lui qu’il devient compliqué de dialoguer avec, mais que vous seriez ravi de pouvoir débattre une fois qu’il aura accepté les règles du débat ». Inviter une personne à exprimer librement ses détestations pose problème, surtout lorsqu’elle ne compte pas vous laisser vous exprimer de la même manière. Et penser que les individus ne détiennent des préjugés que parce qu’ils ont le mauvais chiffre à disposition, ou penser qu’il est impossible de tenir un discours de haine de manière construite et policée, est aussi se tromper.

Il ne s’agit pas de dire que nous devons renoncer à toute discussion avec des gens qui pensent différemment de nous sur le net : encore faut-il comprendre où, comment et avec qui une telle discussion est-elle possible, afin d’éviter de faire la courte échelle aux discours les plus remplis de préjugés.

Il est possible de faire plus

Une autre raison de l’échec de cette plateforme est sans doute qu’elle ne formule pas de vision ou d’horizon désirable de la société : elle se contente de lutter contre des propos isolés, sans donner de vue d’ensemble, sans interpréter les phénomènes de société auxquels elle s’oppose, et sans désigner de cible constituée. Il est difficile de mobiliser dans ces conditions, malgré un site graphiquement très bien conçu.

Ce sont en tout cas les leçons que semble nous donner Opération Libero, groupe de citoyens suisses qui a obtenu quelques succès contre les discours d’extrême droite en Suisse (voir par exemple cet entretien publié dans Le Temps en janvier 2019).

L’audience de ce groupe semble montrer que lorsqu’on souhaite répondre aux préconçus sur le net, développer un outil purement technique n’est pas ce qui compte le plus. Et s’il est nécessaire de montrer que certains propos isolés ne tiennent pas debout, l’essentiel est ailleurs. Il faut, avant tout, refuser les termes de la discussion que proposent les discours racistes, antisémites, sexistes ou homophobes, pour au contraire retourner leurs mots d’ordre contre eux-mêmes2Voici un exemple qui a été beaucoup repris aux États-Unis sur la question de l’avortement : « Si un fœtus est considéré comme une personne à partir de six semaines de grossesse, est-ce que ça veut dire que j’ai droit à une pension alimentaire ? Est-ce aussi à ce moment qu’on ne peut plus déporter une mère parce qu’elle porte un citoyen américain ? Puis-je prendre une assurance vie pour mon fœtus ? » Quelques personnes ont répondu que mettre une femme enceinte en prison implique aussi (si l’on considère le fœtus comme une personne) de mettre en prison un individu innocent du point de vue du droit.. C’est ce que ces militants ont fait en redéfinissant les termes d’un référendum de 2016 qui se proposait d’expulser de manière régulière des étrangers qui ont pu enfreindre la loi. Le groupe est parvenu à redéfinir la position défendue par les nationalistes comme une atteinte aux valeurs fondamentales du pays (dont les principes constitutionnels et les droits humains), et donc, in fine, comme une attaque contre la Suisse elle-même. Alors que l’opinion a longtemps semblé hésitante (après un premier vote « oui » en 2010), le non a fini par l’emporter à 59%.

Le groupe de citoyens suisses a ensuite entrepris de soutenir ses propres mesures et ses propres initiatives sur le net, et non plus de se contenter de répondre au calendrier politique de la droite dure. Sur le papier, le bénéfice de cette méthode est double : tout d’abord, ne pas mettre les discours de haine au centre de toutes nos conversations ; ensuite, ne pas s’enfermer dans des discussions avec des personnes dont les arguments sont conçus pour des conversations brèves, superficielles et à l’emporte-pièce3Le peu d’intérêt que montrent les gens qui militent pour l’extrême droite pour les discussions honnêtes et informées leur permet d’employer des méthodes rhétoriques que d’autres refusent d’utiliser. Ces méthodes leur conviennent d’autant plus que les idées qu’ils cherchent à imposer (essentialistes, figées, arrêtées) sont simples à exposer, et s’adressent aux parties les plus médiocres de nos esprits.. Mais cette évolution du groupe n’est pour le moment pas une franche réussite, faute d’idées ou de discours très inspirés. La question qu’elle pose est pourtant cruciale. En effet, répondre à la haine sur internet ne suffit pas à faire un projet de société ; il nous faut aussi porter nos propres luttes, nos propres idées.

Léo Medvedev est un contributeur régulier de dièses.


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