« Le monde et ce qui l’entoure » : telle est la signification en perse de guiti, terme qui a été choisi pour incarner le projet Guiti News.
Ce média en ligne, porté à la fois par des journalistes en exil et des journalistes de nationalité française, s’efforce depuis 2019 de proposer un point de vue plus juste, plus positif et plus humain sur les migrations.
Mais quelles sont les réflexions à l’origine de ce projet ? Et comment répondre à l’air du temps concernant l’exil et les migrations ?
Nous avons abordé ces questions avec Nina Gheddar, rédactrice en chef et cofondatrice de Guiti News.
Pouvez-nous présenter Guiti News, en quelques mots ?
« Croisons les vues, croyons les regards ». C’est la devise de Guiti News, un média indépendant en ligne qui entend infléchir le récit sur la migration, et fait travailler ensemble des journalistes en exil dans l’Hexagone et des confrères français.
Pourquoi avoir donné naissance à un média dédié à l’exil et aux exilés ?
En tant que journalistes, nous étions frustrés de la couverture médiatique du sujet. D’abord, nous déplorions la prévalence d’un récit militariste et sécuritariste, particulièrement depuis 2015 et les attentats terroristes qui ont dévasté la France. Ensuite, alors même que le sujet est omniprésent dans les médias ces dernières années, les personnes concernées sont invisibilisées. Leur parole est confisquée. L’opinion des autorités importe plus que celle des personnes en situation de migration : ce sont elles qui confirment les actions, mais aussi les émotions. De la même manière, seulement 16% des articles renseignent le nom des personnes réfugiées et 7% leur profession, comme le démontrent Myria Georgiou et Rafal Zaborowski dans leur rapport du Conseil de l’Europe.
Enfin, le sujet est cible d’un lot de fake news. « Les mineurs non accompagnés sont tous des délinquants », « les attentats terroristes sont liés à l’immigration », « les migrants touchent 1000 euros d’aides spécifiques par mois »… Autant d’assertions allègrement répandues dans le débat public, qui souffre d’un manque de vérification.
Sur un volet plus social, nous étions dépités par l’absence d’opportunités professionnelles pour les journalistes en exil. L’arrivée sur le nouveau territoire rimant bien souvent avec déclassement socio-professionnel. Par survie, nombre de reporters en exil formés et expérimentés se détournent de leur carrière initiale, pour devenir plongeur ou nounou. Nous trouvions cela inadmissible, et avons voulu nous rassembler en réaction à cette réalité.
Comment s’organise, au quotidien, ce double regard « franco-exilé » que vous proposez ?
Ce double regard est l’essence du média. Il infuse nos différentes activités. D’un point de vue éditorial d’abord, nos articles sont majoritairement écrits en binôme entre un journaliste en exil et un confrère français : c’est ensemble qu’ils déterminent le sujet, approfondissent son angle, réalisent les recherches et interviews, pour ensuite l’écrire à quatre mains. Les temps de conférence de rédaction sont également un moment privilégié pour la confrontation des regards croisés. Par ailleurs, Guiti News s’est investi dans une activité de sensibilisation, via d’éducation aux médias, où les journalistes interviennent également en tandem.
On retrouve sur votre site des articles de fond, des enquêtes, des témoignages, des critiques culturelles, des podcasts… Multiplier les formats serait donc nécessaire pour comprendre les migrations ? Vous rappelez par ailleurs que parler de migrations, c’est aussi parler de racisme, de sexisme, d’homophobie…
Depuis la création de Guiti News, nous proposons en effet une variété de formats et de supports pour tenter d’appréhender au mieux la complexité du sujet, et d’y apporter de la nuance. La migration est un fil rouge pour analyser notre époque. Car cette question migratoire, elle est transversale. Parler de migrations, c’est aussi parler de santé, de climat, de sécurité, des femmes, du racisme, de l’homophobie…
Sur notre média, se côtoient ainsi podcasts, reportages vidéo, revues dessinées et analyses. Figurent notamment des chroniques d’Haïti, des récits immersifs (“Comment la Chapelle est devenue une seconde maison pour les exilés soudanais”, “À Oman, la mer a un goût amer pour les pêcheurs bangladais”), des enquêtes (“Total en Ouganda : les lanceurs d’alerte sous pression”), des analyses transfrontalières (“Violences policières et personnes exilées : perspectives croisées entre la France, la Grèce et l’Allemagne”) ou encore des déconstructions de fake news (“Pacte européen sur la migration : beaucoup de fantasmes, pour peu de changement”). La survenue de la pandémie en février 2020 a évidemment eu une incidence sur la production éditoriale, et l’équipe de rédaction a particulièrement traité des répercussions sur les personnes les plus vulnérables : “Home bitter home : comment l’enfermement augmente la violence domestique”, la série “le Covid dans le monde” (duplex depuis l’Inde, la Syrie, le Brésil…), “Au Liban, les travailleurs domestiques sur le carreau” ou encore “Confinement : un sentiment d’exclusion renforcé chez les enfants placés”. Enfin, la rédaction produit également des contenus plus didactiques à l’image du glossaire (“Du bon mot”) et des quizs (“Que connaissez-vous des réfugiés?”, “Quels sont les clichés les plus répandus sur l’immigration?”).
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
Outre la production éditoriale, nous souhaitons développer et monter en puissance sur deux activités corollaires du média, afin de changer ce discours sur la migration.
D’abord, avec un versant de formation et de sensibilisation à destination des élèves français, via notre activité d’éducation aux médias. Durant ces interventions dans les établissements scolaires, un binôme franco-exilé de journalistes de la rédaction discute et mobilise autour de la liberté d’expression et du nécessaire pluralisme de la presse, mais aussi sensibilise à la thématique de l’exil. Dans ces ateliers, après la restitution de son parcours professionnel, le reporter en exil revient sur les raisons de son déracinement, l’empêchement subi dans la pratique quotidienne de son métier, ainsi que les différents leviers de censure éprouvés. Ce récit d’une expérience individuelle s’inscrit dans une contextualisation plus générale d’une liberté de la presse bafouée dans nombre de pays du globe. Après un temps de questions-réponses avec les élèves, succède un autre atelier qui s’interroge sur la représentation médiatique des personnes réfugiées en France et en Europe.
La seconde activité consiste en la création d’un réseau européen. L’idée est de parvenir à formaliser un partenariat avec d’autres médias, afin d’élaborer ensemble une charte éthique. Ce réseau devra non seulement permettre l’échange de contenus journalistiques, mais également la création d’articles et d’enquêtes communs. Une fois constitué, il aura ainsi la possibilité de toucher des audiences plus vastes, qui seraient peut-être moins concernées en apparence par la question migratoire, voire réticentes. En outre, au-delà de l’aspect éditorial, le réseau aura pour vocation d’aboutir à un plaidoyer sur les bonnes pratiques en termes de traitement médiatique sur la migration. Le but ? Que celles-ci puissent être adoptées par d’autres médias.
Entretien mené par Paul Tommasi.