dièses contre les préconçus

Transitude : Histoire et mémoire


Comment appréhender les parcours et ressentis trans et non-binaires à travers l'histoire ?
par #Clovis Maillet et Lee Rozada — temps de lecture : 8 min —

Les personnes trans se confrontent aujourd’hui à de multiples discriminations, qu’elles soient sur le plan administratif, juridique, médical, professionnel, politique, économique ou social. Elles sont de surcroît surreprésentées en tant que victimes d’agressions sexuelles, physiques, psychologiques et verbales alors même qu’elles sont vues symboliquement et médiatiquement comme des menaces pour « l’ordre du genre »1Marie-Josèphe Bertini, Ni d’Eve, ni d’Adam. Défaire la différence des sexes, Paris, Éditions Max Milo, 2009, Karine Espineira, Médiacultures : la transidentité en télévision. Une recherche menée sur un corpus à l’ ina (1946-2010), Paris, L’Harmattan, 2015.. Ces discriminations sont communément appelées transphobie. Elles sont également nommées cissexisme2Julia Serano, Whipping Girl: A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity, Berkeley, Seal Press, 2007, Ead., Manifeste d’une femme trans et autres textes, Paris, Cambourakis, 2020 ; Pauline Clochec, « Du cisexisme comme système », Observatoire des transidentités, 2018 (lien dans le texte) ou cisgenrisme, termes qui permettent de souligner la dimension structurelle et systémique de cette oppression. Ces discriminations partent du présupposé que toute personne se reconnaîtrait dans le genre qui lui a été assigné à la naissance, ce qui exclut de fait les personnes transgenres et/ou non-binaires. Le cisgenrisme se combine à la misogynie pour former la transmisogynie3Julia Serano, Whipping Girl: A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity, Berkeley, Seal Press, 2007, Ead., Manifeste d’une femme trans et autres textes, Paris, Cambourakis, 2020 ; Pauline Clochec, « Du cisexisme comme système », Observatoire des transidentités, 2018 qui touche spécifiquement les femmes trans ou personnes transféminines, ainsi qu’au racisme, amenant des discriminations spécifiques qui touchent particulièrement les femmes trans racisées.

Le cisgenrisme a également pour effet l’invisibilisation des personnes trans et l’effacement de leurs parcours, autant dans la société actuelle que dans des époques anciennes.

Archives publiques et privées

La question de la reconnaissance sociale et politique des personnes trans s’articule avec une demande d’histoire. Les recherches historiques s’inscrivent parfois dans la revendication d’une mémoire active et performative pour le présent. Reconnaître l’inscription des luttes dans l’histoire, et replacer l’histoire trans dans la longue durée et en rendant compte de ses complexités, est nécessaire pour lutter contre la fausse idée d’un avènement récent de ces questionnements dans nos vies. En d’autres termes, ce n’est pas parce que les mots « trans », « transgenre », « transidentité » ou « transsexuel·le » sont apparus récemment que les réalités décrites sous ces appellations n’existaient pas avant.

L’histoire trans du XXe siècle commence à être mieux connue. Les émeutes de Stonewall, soulèvement qui a débuté à Greenwich Village en 1969, ont été célébrées en 2019. Ce mouvement considéré comme fondateur pour l’histoire des luttes LGBTQI+ a posé la question de la mémoire vivante des personnes qui avaient initié les émeutes (principalement des femmes trans racisées) et dont le souvenir avait été en partie oblitéré par les luttes gaies qui s’en sont suivies4Qiu Zimmermann, « Quand Stonewall lave plus cis-blanc que cis-blanc », séance « Avant Stonewall », communication à l’édition 2018 de la Queer Week, Université Paris 8.. Marsha P. Johnson (1945-1992) avait été actrice de cette émeute et avait participé de son vivant à reconstruire cette mémoire avec l’aide d’artistes comme Tourmaline5Tourmaline, Happy Birthday Marsha, film écrit et réalisé par Tourmaline et Sasha Wortzel, 2017. Tourmaline avait également coordonné un recueil d’essais sur les apports et limites de la visibilité trans dans les arts visuels sous le nom de Reina Gosset avec Eric A. Stanley et Johanna Burton: Trap Door, Trans cultural production and the Politics of visibility, MIT Press, Boston, 2017., devenant tantôt héroïne de films et de projets de construction de monuments.

L’histoire de Brandon Teena (1972-1993) appartenait davantage au registre des destinées privées tragiques. Mais il est devenu un personnage historique dont la vie a donné lieu à des hommages et à des controverses, étudiées notamment par le chercheur Jack Halberstam6In a queer time and place Transgender Bodies, Subcultural Lives, NYU Press, New York, 2005.. Sa biographie a inspiré plusieurs adaptations cinématographiques, dont le multi-oscarisé Boys don’t Cry de Kimberly Pierce. Le mégenrage, c’est-à-dire l’utilisation des mauvais marqueurs de genre (prénom, pronom, accord, représentation…) pour désigner une personne, dont Brandon Teena a fait l’objet post-mortem a donné lieu à une réflexion profonde sur le sens et la violence de ces réassignations, et la nécessité de changer les modalités d’écriture de ces histoires. Comme l’a montré Karine Espineira, l’utilisation des marqueurs de genre de naissance après la mort des personnes trans semble être une expérience commune à travers les époques, mais non moins problématique. La tombe de Brandon Teena aux États-Unis utilise toujours son prénom et ses mentions de parenté de naissance. Dans un passé plus lointain, certains moines du Moyen Âge ont été canonisés et célébrés comme saintes selon leur assignation de naissance.

Aussi la première urgence concerne la collecte respectueuse des archives de l’histoire du temps présent, des témoignages comme des documents et celle-ci ne peut être déléguée à des experts extérieurs. En France, le collectif Archives LGBTQI+ vise à mutualiser les connaissances autour du sujet de l’archive vivante, et à prendre en compte les notions de « patrimoine » immatériel constitué par les communautés. L’article important de Tom Reucher, « Quand les trans deviennent experts, le devenir trans de l’expertise », le dit très bien : «  Qui peut mieux que nous dire ce que nous vivons? [… Les psychiatres] prétendent que leur vision du monde est la seule qui soit vraie. En quoi leur vision du monde est-elle plus juste que la nôtre ? »

Une histoire de la longue durée

Ce n’est pas pour autant que cette histoire, en particulier lorsqu’elle est ancienne, se fait avec facilité. D’abord, parce que les codes culturels et les normes de genres sont variables en fonction des sociétés et des époques. D’autre part, parce que l’identité de genre ressentie est difficilement accessible pour les personnes qui ne peuvent en témoigner directement.

La notion de transitude, développé au Québec, et défendu en France par Pauline Clochec, désigne le fait ou l’état d’être trans7Colloque Savoirs trans par les trans, 5-6 octobre 2018, ENS de Lyon, organisé par Association Contact Rhône, Chrysalide Asso, Les Salopettes – Association féministe de l’ENS Lyon, arcENSiel, avec le soutien de ENS de Lyon. et permet de mettre en avant les parcours ou trajectoires trans plutôt que l’identité de genre individuelle sous-entendue par le terme transidentité.

Ainsi, pour appréhender la transitude dans des époques anciennes, il ne s’agirait pas tant de tenter de déterminer l’identité de genre des personnes concernées, mais plutôt d’observer et retracer, dans leur trajectoire de vie, des faits indiquant qu’elles auraient désiré, tenté et/ou fait une transition, qu’elles se sont déplacées entre les catégories de genre et de classe existantes, et/ou qu’elles ont été confrontées à un système cisgenriste spécifique en fonction de leur contexte socio-politico-culturel. Cette recherche peut se faire à l’aide de diverses méthodes et outils historiques et archéologiques comme l’étude de divers documents, qu’il s’agisse d’écrits ou d’images.

Prenons le cas de Marinos, qui est déjà entré dans la mémoire trans. Son histoire n’a pas de sources historiques précises, mais a probablement été inspirée par de multiples expériences similaires, bien attestées historiquement, comme les vies de Charitine, Thècle Matrôna-Babylas ou Hilarion. L’histoire raconte qu’il naquit au ive siècle et fut d’abord nommé et qualifié de « vierge Marine » et «  fille unique »8Bibliotheca Hagiographica Latina 5528-30, Bibliotheca Hagiographica Graeca, II 1163.. Aujourd’hui, les communautés trans le diraient « assigné fille à la naissance ». Orphelin de mère, il fut conduit par son père en tant que « novice » (terme épicène), dans un monastère masculin, où il resta jusqu’à l’âge adulte en tant que moine. Il fut accusé de viol par une femme qui l’avait hébergé pendant une mission hors du monastère, et en fut puni, chassé du monastère et éleva seul l’enfant de la femme qui l’a accusé… Gabrielle Bychowski envisage l’hypothèse que dévoiler son assignation de de naissance était plus difficile que d’assumer une fausse culpabilité. Cette hypothèse fait écho à des témoignages de personnes trans actuelles, qui peuvent refuser de se confronter aux institutions médicales pour éviter un  « outing » (révélation de la transitude) forcé.

Rester scientifique tout en rendant justice

La non-considération des personnes trans du présent s’appuie sur la non-reconnaissance des expériences passées, et réciproquement. Ne pas accepter de nommer trans les personnes historiques s’appuie sur le fait de ne pas reconnaître une pleine légitimité aux personnes trans présentes, et c’est aussi parce que la légitimité historique n’est pas acceptée que l’on peine à reconnaître pleinement les revendications actuelles. Bien entendu, ces recherches nécessitent d’éviter le piège d’une recherche d’une adéquation entre expériences présentes et passées, qui seraient autant source d’anachronismes que de penser que la pensée cisgenriste et cissexiste (actuelle) aurait un caractère universel. Faire cette histoire, avec toutes les précautions possibles, l’honnêteté et la modestie par rapport à notre capacité à concevoir des expériences lointaines, c’est aussi tenter de ne pas appliquer la sentence des discriminations actuelles sur ce passé. Au contraire, penser des trajectoires trans ou une transitude dans des sociétés anciennes peut permettre d’aborder les expériences communes comme les différences vécues par les personnes trans à travers le temps et l’espace. C’est ainsi que l’histoire, dans ses complexités, peut avoir une dimension émancipatrice.

En outre, porter un regard trans sur le passé permet de révéler des savoirs jusqu’alors ignorés, comme c’est le cas pour tout regard d’un point de vue minoritaire ou dominé sur les connaissances jusqu’alors créées majoritairement par les groupes dominants. Sandra Harding, qui a travaillé sur la théorie du point de vue féministe (feminist standpoint theory), a suggéré que la recherche du point de vue des femmes a « renforcé les standards de l’objectivité »9Sandra Harding, « Rethinking Standpoint Epistemology: What is « Strong Objectivity? » », dans Ed. Cudd, Ann E. and Robin O. Andreasen Feminist Theory: A Philosophical Anthology., Oxford: Blackwell Publishing, 2005.. Nous sommes probablement au début de ce phénomène à propos du regard trans sur les connaissances jusqu’alors produites par des personnes cisgenres. Les exemples cités dans ces lignes proviennent surtout du monde chrétien, et de son passé médiéval et ne font que s’ajouter aux récits conservés dans d’autres aires géographiques et historiques. Une nouvelle Histoire est en train de s’écrire.

Clovis Maillet est historien, docteur en anthropologie historique du Moyen âge de l’EHESS. Il a publié La parenté hagiographique, XIII-XVe siècle, Brepols, 2014 et Les Genres fluides, de Jeanne d’arc aux saint·es trans, Arkhê, 2020.

Lee Rozada est docteur en paléontologie du Muséum national d’Histoire Naturelle et militant pour les droits des minorités de genre.


Icône de recherche