Le saviez-vous ? Les juifs disposent d’un légume secret pour contrer l’alcoolisme. Et ils refusent de divulguer ce secret au reste du monde.
C’est du moins le récit auquel a eu droit le journaliste américain Andrew Solomon lors de son séjour à Zagorsk, en Russie. L’anecdote, racontée par Amy Fine Collins dans Vanity Fair, est pour le moins limpide. Alors qu’Andrew Salomon interrogeait un paysan russe sur les raisons pour lesquelles les juifs étaient autant détestés dans la région, celui-ci lui a en effet répondu, sans hésiter : « c’est parce que les juifs ont un légume secret qu’ils mangent afin de ne pas devenir alcooliques comme nous. Et ils refusent de partager ce légume avec qui que ce soit. »
La théorie, bien sûr, peut prêter à sourire. La prendre au pied de la lettre semble même difficile : comment donc des millions de personnes s’y prendraient-elles pour cultiver un tel légume en « secret » (« secret » dont tout le monde connaît visiblement l’existence) sans que personne ne parvienne à mettre la main dessus ? Et pourquoi, au juste, voudraient-elles de ce secret ? L’idée est évidemment absurde. Reste qu’elle ressemble, dans sa construction, à toutes les théories de conspiration juive que l’histoire a pu formuler jusqu’ici.
À l’origine, une nouvelle russe du XIXe siècle
L’article de Vanity Fair ne tente pas de comprendre d’où vient cette thèse. La réponse ne manque pourtant pas d’intérêt. Son origine, en fait, semble au moins remonter à une nouvelle de Nikolaï Leskov de 1880 intitulée Golovan l’Immortel. Mark Keller, chercheur, indique ainsi dans l’ouvrage collectif de 1979 Beliefs, Behaviors & Alcoholic Beverages (Croyances, comportements et alcools) que cette nouvelle « attribue des pouvoirs mystiques à Golovan (…) Comme il n’utilisait ses pouvoirs que pour le bien, son peu d’intérêt pour la foi était toléré. On lui pardonnait même des comportements ‘très peu chrétiens’, comme donner du lait à Yushka – un juif –, parce que les paysans pensaient que son but était de soutirer aux juifs deux secrets d’importance : celui des ‘lèvres de Judas’, qui permettaient de mentir sans gêne au tribunal ; et celui du ‘légume chevelu’ qui leur permettait de boire sans devenir saouls ». Les traductions donnent en vérité une interprétation légèrement différente du texte. Une traduction française de la nouvelle décrit ainsi un légume qui « chez les Juifs étanche la soif, de sorte qu’ils peuvent s’abstenir d’alcool ». Elle est rejointe par une traduction anglaise récente, qui évoque « le ‘légume chevelu’ dont les juifs se servent pour étancher leur soif, et ce afin de pouvoir se passer de vodka » (« the ‘hairy vegetable’ that the Jews quench their thirst with, so that they can go without drinking vodka »1On pourrait aussi ajouter que le mot вина, utilisé dans le texte russe, sert plutôt à désigner du vin, et non de la vodka (водка).).
Le glissement réalisé ici entre fiction et réalité est évidemment un classique de l’histoire de l’antisémitisme. Et ce n’est pas le seul point qui mérite d’être relevé.
Un ressort habituel de l’antisémitisme
Un livre écrit par Sascha L. Goluboff sur les juifs de Russie voit en effet un lien entre la nouvelle de Nikolaï Leskov et le rapport plus général qu’ont pu entretenir les communautés juives russes à l’alcool (qui était plutôt réservé aux rituels, et dont la consommation quotidienne était souvent mal vue).
Prendre appui sur une particularité culturelle juive pour attribuer des intentions et des pouvoirs maléfiques aux juifs est quelque chose de très courant. Cette distorsion permet de justifier le comportement du reste de la société (ici, la consommation intensive d’alcool) et de l’exonérer de ses excès (l’alcoolisme n’existe que parce que le légume secret est hors d’atteinte). Elle peut survenir y compris lorsque la particularité en question est imposée à la minorité juive (ou lorsqu’elle est tout à fait imaginaire).
On peut penser ici à la question du rapport entre les juifs et les métiers d’argent. On néglige souvent de dire que ceux-ci n’ont historiquement guère eu le choix : le Moyen Âge les empêchait d’accéder à beaucoup de métiers, et celui d’usurier, qui était prohibé par la doctrine chrétienne, était un des seuls qui leur étaient ouverts. Il leur était d’autant plus volontiers accordé que réserver ce métier aux juifs permettait aussi d’éviter de rembourser les sommes qu’on leur devait en les expulsant du territoire.
On peut aussi penser, une nouvelle fois, à la question de l’alcoolisme. En Pologne, les nobles ont longtemps préféré confier la gestion de leurs tavernes aux juifs, qui avaient pour réputation de rester sobres et qui n’avaient parfois guère d’autres options, et les tavernes du début du XIXe siècle étaient ainsi souvent gérées par des juifs – et l’alcoolisme, comme l’appauvrissement des masses populaires, a fini par leur être reproché, au point qu’on leur interdise ce métier (ce que montrent même les recherches les plus nuancées sur le sujet). Ils ont aussi été cibles de violences et de pogroms à partir de la fin du XIXe, même si les interprétations divergent encore sur l’origine de cet antisémitisme.
Bref : si la théorie qui accorde aux juifs la possession d’un légume secret est particulièrement absurde et peu commune, les ressorts sur lesquels elle s’appuie sont en fait très répandus dans la pensée antisémite. Elle montre même ces ressorts de manière si évidente et ridicule que la décortiquer peut contribuer à lutter contre ces discours. Elle donne à voir des rhétoriques très communes, et dont les conséquences sont souvent très réelles. On en a en effet l’habitude : tout, absolument tout finit par être reproché aux juifs – même notre propre rapport à l’alcool.
Léo Medvedev est contributeur de dièses.