dièses contre les préconçus

Femmes élues, le difficile accès à la parole


« Poissonnière », « la folle »... Les injures sexistes proférées à l'Assemblée contre la députée Mathilde Panot montrent qu'il reste difficile de s'exprimer en politique lorsqu'on est une femme. Analyse.
par #Maud Navarre — temps de lecture : 7 min —

Avant de prendre des décisions, les élus femmes et hommes s’expriment pour faire connaître leurs avis, leurs intentions, leurs projets. Il leur faut savoir parler au nom de ceux qu’ils représentent, qui leur ont confié mandat pour le faire. Les élus maîtrisent si habilement le discours que ceux qui sont sceptiques quant à ce système les caractérisent de beaux-parleurs.

Être reconnu comme un bon orateur est donc une qualité indispensable en politique. Il faut participer aux débats démocratiques, savoir argumenter, contre-argumenter, répondre, chercher à avoir le dernier mot, faire preuve d’un peu de mauvaise foi, parfois ajouter une touche d’humour pour capter l’attention du public et des journalistes, faire des effets de tribune…

Historiquement, rares sont les femmes reconnues pour leur qualité d’oratrice dans la sphère politique. Les « Obama au féminin » ne courent pas les rues. Retenue, modestie, simplicité, c’est plutôt le style attendu en ce qui les concerne. Une femme qui parle trop ou trop librement attire rapidement la critique. Rama Yade, ancienne Secrétaire d’État « chargée des Affaires étrangères et des droits de l’homme », a ainsi été limogée pour avoir déclaré publiquement que « la France n’est pas un paillasson » alors que le Colonel Kadhafi rendait visite à Nicolas Sarkozy.

Pourtant, depuis le début des années 2000 et sous la pression de féministes, l’État a promulgué différentes lois dites sur « la parité » pour aider les femmes à exercer des fonctions électives. La loi oblige les candidats à déposer des listes respectant une stricte alternance femme/homme pour les élections qui se déroulent au scrutin de liste – telles les élections municipales, régionales, européennes et les sénatoriales dans les départements élisant trois sénateurs ou plus. Aux élections départementales, les candidats doivent se présenter en binôme femme/homme. Aux élections législatives, les partis politiques qui n’investissent pas autant de femmes que d’hommes reçoivent des amendes sous forme de retenues financières de dotations publiques. Ce dispositif, mis en place progressivement depuis une vingtaine d’années, a permis de féminiser les fonctions électives, même s’il ne va pas sans rencontrer des réticences. Ainsi, les conseils municipaux comprennent 42 % de femmes élues suite aux élections de 2020. La parité est également devenue la règle dans les conseils départementaux. Dans les conseils régionaux, on compte 48 % de conseillères suite aux élections de 2015.

Qu’en est-il cependant de la capacité des femmes à représenter et donc à s’exprimer publiquement ? Les femmes parviennent-elles à s’emparer de la parole dans les réunions qui symbolisent par excellence le mandat d’élu : les séances plénières des assemblées locales ?

Les hommes interviennent plus souvent

J’ai consacré ma thèse de sociologie au sujet des femmes en politique, notamment les élues locales1Maud Navarre, Devenir élue. Genre et carrière politique, Presses universitaires de Rennes, 2015.. Le sujet m’a amenée à observer plus de mille interventions orales d’élus lors des conseils municipaux, départementaux et régionaux en Bourgogne entre 2010 et 20132Les assemblées observées sont : pour l’échelon municipal, une commune de 25 000 habitants et une commune de 150 000 habitants, ville préfecture de région ; un conseil départemental ; et le conseil régional de Bourgogne.. Certaines avaient lieu dans des assemblées paritaires (composées à moitié d’hommes et à moitié de femmes), d’autres non.

Ces observations montrent que les interventions des hommes demeurent nettement majoritaires. Les discours de femmes représentent un quart des prises de parole lors de ces assemblées. Cependant, ce chiffre reste biaisé, étant donné que les présidents ou maires des assemblées – qui sont presque toujours des hommes – s’expriment bien davantage que les autres élus. Si l’on fait abstraction des prises de parole des présidents d’assemblée ou des maires, les femmes n’interviennent que dans un cas sur trois. Cela ne change donc rien au fait que les femmes s’expriment moins que les hommes.

Ce constat s’établit dans toutes les assemblées, même lorsqu’elles sont paritaires comme les conseils municipaux ou le conseil régional de Bourgogne que j’ai étudiés. La parole est toutefois un peu plus partagée lors des conseils municipaux (45 % des interventions sont faites par des femmes) qu’au conseil régional (37 %). L’écart s’explique par le fait qu’au conseil régional, ce sont essentiellement des chefs de groupe politique qui s’expriment. Le conseil régional de Bourgogne compte aujourd’hui pas moins de cinq groupes politiques. Or ces chefs sont le plus souvent des hommes ; de la même manière qu’au niveau national, les têtes de listes – toutes élections confondues – restent encore majoritairement masculines. Dans les conseils municipaux, les groupes politiques sont moins nombreux et souvent limités à deux (une majorité et une opposition), ce qui laisse plus de marges aux autres élus pour intervenir.

Quelle que soit l’assemblée concernée, les femmes s’expriment davantage pour présenter des délibérations et beaucoup moins pour apporter leur analyse ou livrer leur point de vue. Elles prennent la parole plus souvent que les hommes sur les sujets sociaux ou d’éducation. Ce sont des domaines politiques qu’elles ont majoritairement en charge dans les collectivités, ce qui montre une répartition sexuée du travail politique. Les hommes de leur côté débattent davantage des sujets d’aménagement du territoire.

Un sexisme ordinaire

Les contraintes pour s’exprimer sont plus fortes pour les femmes. Par exemple, celles-ci doivent parfois attendre que les hommes soient intervenus pour parler à leur tour. En général, le président de l’assemblée note les demandes d’intervention et distribue la parole dans l’ordre où les élus se manifestent. Il arrive que telle femme novice lève la main avant un notable local, mais doive patienter jusqu’à ce que celui-ci se soit exprimé (et que le président lui ait répondu). Ici, le genre et l’expérience politique s’entremêlent : ce sont souvent des femmes novices ou peu expérimentées qui doivent attendre… Par ailleurs, les rappels au temps imparti sont plus fréquents chez les femmes. Les leaders des assemblées les encouragent à ne pas monopoliser la parole alors que l’art oratoire par excellence consiste justement à faire oublier le temps en captivant l’auditoire par des mots et des idées percutantes. Dernière illustration des difficultés rencontrées, les petites imperfections de langage (bafouilles, lapsus, hésitations) qu’on peut retrouver chez tous les élus, même les plus expérimentés, sont plus souvent remarquées et commentées par l’auditoire (brouhaha, moquerie, …) lorsqu’elles sont produites par des femmes.

Ce sexisme ordinaire s’exprime avec d’autant plus de force lorsque des femmes livrent un regard divergent. Quelques anecdotes très médiatisées ont marqué les esprits. Par exemple, des caquètements ont été proférés par le député UMP Philippe Le Ray pendant l’intervention de la députée écologiste Véronique Massonneau en 2013. Quelques mois plus tôt, de nouveau à l’Assemblée nationale, des sifflets étaient adressés à la ministre Cécile Duflot qui portait une robe à fleurs. Ce sexisme verbal est sanctionné à l’Assemblée nationale (rappel à l’ordre du député fautif et retenue sur son indemnité parlementaire de l’ordre du quart du montant mensuel perçu), mais rien n’est prévu dans les assemblées locales, sauf initiative isolée. Dans celles que j’ai observées, les positions divergentes ou critiques des femmes élues sont souvent discréditées. Par exemple, l’intervention d’une conseillère régionale d’opposition a été qualifiée de « vœu de pleureuse »3Les expressions entre guillemets sont des mots extraits des témoignages d’élues dans mon enquête..

Élue depuis 2014 au sein d’un conseil municipal d’une ville de taille moyenne de 35 000 habitants, j’ai pu constater que ce type de comportement ne s’estompe pas au fil des années. Les anecdotes de ce type ne manquent pas. Je n’en retiendrai qu’une qui m’a particulièrement marquée, certainement car j’en étais la cible directe. Alors que je l’invitais à s’expliquer sur un projet de délibération qui ne me paraissait pas vraiment pertinent, un adjoint quinquagénaire exerçant son troisième mandat m’a répondu qu’il allait me « donner [verbalement] une petite claque pédagogique ».

Des stratégies d’adaptation qui diffèrent

Face à ces attitudes, beaucoup de femmes préfèrent rester silencieuses ou ne pas intervenir si le sujet ne les concerne pas directement. C’est souvent le cas des novices qui observent ce « show politique » sans y prendre part et se moquent en off de leurs collègues qui courent après la « gloriole ». Les plus aguerries admettent qu’il est important de s’exprimer oralement pour être reconnue en tant qu’élue active. La plupart ne restent pas muettes quant à leur genre, et elles essaient de l’utiliser à leur avantage. Ainsi, des conseillères régionales s’expriment en revendiquant leur qualité de mère de famille, soucieuse du bien-être de leurs concitoyens et de leurs enfants, comme pour légitimer leur intervention.

Le genre féminin et les caractéristiques traditionnelles qui lui sont associées comme la maternité s’avèrent être une arme à double tranchant. En 2019, la présidente du groupe des députés LREM a dénoncé le sexisme de certains de ses confrères masculins : tel député qualifiant les rappels au règlement d’une collègue féminine de propos « quasi-maternels » ; tel autre enjoignant une collègue à « ne pas faire la maîtresse d’école ». Les rappels au règlement sont pourtant des pratiques courantes dans l’hémicycle, y compris de la part des hommes. Preuve, s’il en fallait une, que malgré beaucoup d’efforts pour l’éradiquer, le sexisme ordinaire a encore la vie dure.

Maud Navarre est sociologue. Elle est l’autrice de plusieurs livres, dont Devenir élue : genre et carrière politique aux Presses universitaires de Rennes (2015).


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