dièses contre les préconçus

(L)égalité des poitrines féminine et masculine


Regard d'une juriste sur la différence de traitement entre les poitrines féminines et maculines.
par #Julie Mattiussi — temps de lecture : 8 min —

Les hommes et les femmes sont-ils égaux s’agissant de leurs seins ? Socialement, la différence entre les poitrines féminine et masculine est considérée comme l’un des marqueurs de la binarité des sexes. Chaque corps est unique, mais les individus sont classés parmi deux grandes catégories d’êtres humains : hommes et femmes. Ces catégories sont construites socialement sur la base de différences identifiées quantitativement1A. Fausto-Sterling, Corps en tous genres – La dualité des sexes à l’épreuve de la science, 2000, trad. fr. coll. Genre & Sexualité / Bibl. de l’IEC, Institut Émilie du Châtelet, La découverte, Paris, 2012, p. 51, sur le « continuum sexuel ».. Difficile toutefois de savoir ce qui, historiquement, a prévalu pour distinguer les sexes : s’agissait-il du rôle dans la procréation (certaines personnes ont l’aptitude de porter les enfants, les autres non) ? De critères distinctifs visibles (un grand nombre de personnes a un pénis et des bourses, tandis qu’un grand nombre de personnes a un vagin et des glandes mammaires développées) ? En tout état de cause, ces catégories sociales ont pendant longtemps structuré la plupart des sociétés humaines avec le poids de la tradition et la force de l’évidence, assignant des rôles aux unes et aux autres2M. Godelier, Métamorphoses de la parenté, Fayard, 2004, spéc. p. 341..

À l’heure où cette limitation à un rôle déterminé est critiquée, où la domination du genre masculin est dénoncée et où la binarité des sexes elle-même est parfois rejetée, il est intéressant de s’intéresser à un critère distinctif couramment admis : les seins. Les femmes adultes ont généralement des seins aux glandes mammaires développées, qui permettent d’allaiter et qui sont socialement érotisés. Les hommes, quant à eux, ont plutôt des torses plats, érotisés dans une très moindre mesure.

C’est sans doute ce qui explique le traitement différencié des poitrines féminine et masculine en droit. On trouve en effet trace de cette différence corporelle et sociale à travers l’infraction d’exhibition sexuelle.

Exhibition et nudité des seins

L’exhibition sexuelle est un délit, réprimé par le Code pénal3C. pén., art. 222-32. selon le libellé suivant : « L’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ». Selon l’interprétation classique que les juges font de ce texte, il faut, pour caractériser une exhibition sexuelle, une intention de se montrer nu, mais aussi une nudité dite « sexualisée ». Or, alors que la poitrine masculine n’est jamais considérée comme sexualisée au sens de ce texte, la poitrine des femmes, elle, est susceptible de l’être. Certes, elle ne l’est pas de façon systématique, mais la sanction des femmes pour exhibition est possible, alors que celle des hommes n’est pas. Ainsi, il semble désormais admis que le topless sur la plage ne constitue pas une exhibition sexuelle. Si dans les années 1960, une femme jouant au ping-pong seins nus sur la place pouvait être condamnée au titre de l’outrage à la pudeur4Cass. crim., 22 déc. 1965, n° 65-91997 : Bull. crim, n° 289., l’incident de la plage de Saint-Marie-la Mer à l’été 2020, au cours duquel des gendarmes ont demandé à un groupe de femmes seins nus de se rhabiller, confirme à la fois l’ambiguïté des seins féminins (les gendarmes sont intervenus) et l’évolution des mœurs, puisque la porte-parole de la gendarmerie s’est excusée dès le lendemain. Certes, des arrêtés municipaux peuvent, ici et là, interdire les tenues légères lorsque les circonstances locales l’exigent (c’est souvent le cas dans des villes touristiques), mais la notion de « tenue légère » englobe généralement l’ensemble des tenues de bain, masculines et féminines. Néanmoins, le torse féminin, contrairement au torse masculin, demeure une nudité réprimée par le droit pénal hors contexte de plage. Une femme seins nus dans la rue risquerait d’être condamnée au titre de l’exhibition sexuelle, alors qu’un tel risque ne pèse pas sur les hommes.

Le cas Femen

La dernière décision en date de la Cour de cassation, statuant sur le cas d’une militante Femen, est éclairante à ce sujet. La prévenue avait symboliquement attaqué la statue de cire de Vladimir Poutine au musée Grévin, menant son action seins nus, selon le mode d’action habituel du mouvement Femen. Poursuivie du chef d’exhibition sexuelle, elle échappe à la condamnation, non pas parce que sa nudité était permise, mais parce qu’elle agissait dans le cadre de sa liberté d’expression. Expliquons. Dans cette affaire, la militante est relaxée, mais la nudité des seins féminins n’est pas acceptée pour autant. La Cour de cassation considère en effet que l’infraction d’exhibition sexuelle est bien et bien constituée. Mais une norme de plus haute valeur dans la hiérarchie des normes, à savoir la liberté d’expression, serait heurtée par une telle condamnation. La liberté d’expression relève ainsi de la catégorie des droits fondamentaux et elle est protégée par des règles dont la valeur est supérieure à la loi : le droit international d’une part (Cour européenne des droits de l’Homme, art. 10) et le droit constitutionnel d’autre part (Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, art. 11). Or, le mouvement Femen relève de l’activisme politique : l’action de la militante relevait, à n’en pas douter, de la liberté d’expression. Au nom de celle-ci, la Cour de cassation fait donc échec à l’application de la norme pénale.

Mais la relaxe de la Femen ne doit pas faire oublier qu’une question se pose toujours : pourquoi le sein nu féminin est-il susceptible d’être qualifié d’exhibition sexuelle contrairement au sein nu masculin ? Car c’est bien de cela dont il s’agit : aujourd’hui, le comportement d’un homme qui se présente torse nu dans la rue parce qu’il fait chaud ou parce qu’il fait un effort peut être perçu socialement comme déplacé, mais il ne justifierait pas une condamnation pour exhibition sexuelle car la nudité ne serait pas considérée comme sexualisée. La femme qui adopterait le même comportement risquerait, en revanche, une condamnation pénale.

Alors creusons.

Les seins des femmes sont-ils sexuels ?

Est-ce parce que les seins des femmes sont des organes sexuels, contrairement à ceux des hommes ? C’est un argument qui a été mobilisée dans un arrêt de cour d’appel de la saga « Femen » (CA Paris 15 févr. 2017, n° 15/01363 : D. actu 31 mars 2017, D. Goetz). Les seins des femmes étant sexuels, il y a exhibition sexuelle. Si l’affirmation peut sembler péremptoire, elle sous-tend un argument intéressant, consistant à dire que si les seins des femmes ne sont plus considérés comme sexuels, alors on ne peut plus considérer que le fait de toucher les seins d’autrui sans son consentement relève de l’agression sexuelle. Selon ce raisonnement, il serait important de considérer que les seins sont des organes sexuels car cela permettrait de protéger les femmes victimes de violences. Deux observations toutefois. Premièrement, n’est-ce pas le geste (toucher les seins d’une personne sans son consentement) plutôt que l’objet (les seins) qui est ici sexuel ? C’est l’agression qui doit être considérée comme sexuelle selon son contexte5Par exemple, un médecin qui touche le corps d’un ou une patiente hors d’état d’exprimer sa volonté dans le cadre d’un soin n’est pas coupable d’agression sexuelle. Cela n’exclut pas éventuellement d’autres qualificatifs pénaux (nous songeons ici, par exemple, aux violences obstétricales dont le lien avec les violences sexuelles est ténu), mais le contexte de l’agression n’est pas sexuel, même si les seins ou le sexe sont touchés., pas la partie du corps touchée. Deuxièmement, faudrait-il considérer, a contrario, que toucher la poitrine d’un homme sans son consentement n’est jamais une agression sexuelle dès lors l’exposition de la poitrine masculine en public ne constitue jamais une exhibition sexuelle ? Cela serait contestable, et assez peu vraisemblable.

Alors continuons. Est-ce parce que, de fait, les seins féminins sont socialement plus érotisés que les seins masculins ? Une telle hypothèse soulève deux questions. D’une part, cette norme sociale, hétérocentrée au demeurant, n’est-elle pas doucement en passe d’évoluer ? La question est ouverte, mais le simple fait que ces questions soient débattues et que des femmes comme les Femen militent contre une telle vision des poitrines féminines indique que, si la norme est toujours en place, elle ne relève plus de l’évidence. D’autre part, relève-t-il du rôle du droit pénal d’embrasser la norme sociale selon laquelle les seins des femmes sont sexuels à l’inverse de ceux des hommes ? Dès lors que le droit pénal véhicule des valeurs à protéger, on pourrait envisager que oui, mais l’égalité entre les êtres humains est également une valeur, certainement plus universelle, qu’il conviendrait de protéger.

Repenser l’exhibition pour renforcer l’égalité

Finalement, c’est là tout l’enjeu, en termes de théorie juridique, de la question des seins : elle pose en filigrane la question des rapports entre le droit et la norme sociale. Le droit doit-il épouser la norme sociale ou au contraire s’en distinguer ? L’exemple de l’exhibition sexuelle est frappant : l’expression englobe des comportements tels que les pratiques masturbatoires en public, dont la répression n’est pas discutée, et le fait pour une femme d’être seins nus. Alors que dans les deux cas personne n’est physiquement agressé, il semble qu’une norme sociale (on ne se masturbe pas en public) emporte une adhésion plus forte, plus communément partagée, que l’autre (une femme ne montre pas ses seins en public). Le critère de distinction entre ces deux situations réside certainement dans le fait que le caractère potentiellement « outrageant » des seins féminins est largement compensé par une autre norme sociale en plein essor, qui considère que la liberté des femmes ne doit pas être moindre que celle des hommes. Alors pour remettre les hommes et les femmes dans le même camp, il faudrait considérer, pour l’un comme pour l’autre, que se promener torse nu ne relève pas d’une interdiction légale, mais uniquement, éventuellement, de la censure sociale. Une censure sociale à même de s’assouplir, progressivement, au gré des mœurs.

Julie Mattiussi est maîtresse de conférences en droit privé et sciences criminelles.


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